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                                            Mémoire sélective

     

             En dépit de son diminutif anglo-saxon, Kate était parisienne jusqu’à la moelle des os. Pétrie de certitudes, arrogante et vanneuse, elle s’attaquait, sur le mode aspic, à tous ceux qui passaient à sa portée, et comme elle avait la dent dure, les malheureux dérouillaient grave.

             — Moi, je suis franche, déclarait-elle à tout propos. Je dis toujours ce que je pense !

             Encore eût-il fallu qu’elle pensât (ou, du moins, réfléchît)…

             Cette jeune personne, fort belle au demeurant, se prétendait journaliste. En fait, elle pondait au kilomètre de fausses lettres érotiques, payées 10 frs le feuillet, pour les magazines que je dirigeais. Dans cette petite structure quasiment familiale, la bestiole, à loisir, distillait son venin. Le léger différend qui, cette année-là, opposa le patron à ses employés, fut, pour elle, l’occasion d’exercer ses talents. Passant, tel un ludion, de bureau en bureau, elle attisait les haines, titillait les rancœurs, colportait à foison ragots et calomnies, de sorte qu’à la faveur de ses allées-et-venue, la broutille de départ prit une ampleur démente.

             Ainsi le bruit courut-il que, dans mes moments perdus, j’offrais mes services à la concurrence — ce qui faillit bien me coûter ma place. J’appris également, sous couvert de confidence, que la femme du patron ne pouvait pas me saquer, que lui-même m’estimait d’une incompétence crasse, et que, s’il me gardait, c’était par charité.

             Puis les années passèrent. Pubnou* ferma ses portes et chacun poursuivit sa route de son côté…

     

                                *

     

             Il y a quelques mois, mon téléphone sonne. C’est un copain écrivain, perdu de vue depuis fort longtemps.

             — Tu te souviens de Kate P. ? me demande-t-il à brûle-pourpoint. La semaine dernière, je l’ai croisée à un vernissage. Elle tenait le crachoir, comme d’hab’, et racontait partout que j’avais couché avec M. T. (ici le nom d’une personnalité très parisienne). Je te passe les détails auxquels on a eu droit : pratiques SM et compagnie. Je me suis découvert une vie sexuelle trépidante. Je ne m’en plains pas, remarque : ça me fera de la matière pour mon prochain roman, et les pipeuleries bien crades boostent les ventes. Mais le plus rigolo, c’est que la fille de M.T. était dans la galerie. Du coup, elle lui a volé dans les plumes, et tu ne devineras jamais ce que Kate a répondu.

             — ?

             — Que l’info venait de toi.

             — De MOI ? Mais il y a au moins trente ans que je ne l’ai pas revue.

             — Tu lui aurais confié mes folles turpitudes quand vous bossiez ensemble.

             — Pas le moindre souvenir…

             — Elle, si, apparemment. Paraît que le venin d’aspic entretient la mémoire. Tu devrais essayer.

             —Sans façon ! Je préfère terminer Alzheimer.

            

    * (voir chapitre 133 du présent recueil)

     

     


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                                 Sale gosse

     

             Mon relieur adorait Brassens — auquel il ressemblait physiquement, rappelez-vous* — et dont il se sentait proche par l’anticonformisme, l’anticléricalisme, et la Mauvaise Réputation.

    Mais comme il était un peu dur d’oreille, il ne saisissait pas toujours toutes les paroles. Dans La fille à cent sous, par exemple (qu’il appréciait particulièrement), lorsque Brassens chantait :

             « Et ce brave sac d’os dont j’n’avais pas voulu, même pour une thune,

             M’est entré dans le cœur, et n’en sortirait plus

             Pour toute une fortu-une », il comprenait : « Et ce brave sale gosse, dont je n’avais pas voulu… » Du coup, vu son refus de ma grossesse précoce, il se sentait directement concerné.

             — Le grand Georges a composé ces vers exprès pour moi, assurait-il. Il avait dû deviner ce que j’éprouverais. Quelle prémonition fulgurante ! Ah, c’était un sacré visionnaire!

             Puis, tapotant mon ventre d’une main paternelle :

             — Sale gosse, va ! gloussait-il avec attendrissement.

             Je n’osais pas lui dire qu’ils étaient des millions, en France et en Belgique, à se reconnaître dans les paroles du moustachu. Individualiste comme il l’était, il n’eût guère apprécié l’amalgame. N’empêche que c’était le cas. Quel que soit le thème d’une chanson populaire, chaque auditeur y traque ses propres émotions, et c’est justement ce qui fait son succès. Même chez les sourds !

            

            

                                          * (voir chapitres 63 et 64 du présent recueil)

     

     


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                                           Marie-bise

     

             Dans la bande de copains, on la surnommait Marie-Bise, ce qui lui allait comme un gant. Primo, parce que son vrai nom était Marie-Lise ; secundo, parce qu’elle débordait de tendresse et ne ratait pas une occasion de l’exprimer ; tertio, parce que ça rimait avec strip-tease.

             Or, le strip-tease, c’était son truc, à Marie-Bise.

             Faut dire, au niveau traits, elle n’était pas gâtée. En revanche, son petit corps d’une grâce délicate faisait tourner toutes les têtes. Pourquoi ne l’aurait-elle pas montré ?

             Ce soir-là, nous étions une dizaine à dîner à sa table quand elle nous annonça :

             — Aujourd’hui, comme dessert, je vous offre un effeuillage.

             Un tonnerre d’applaudissements salua la bonne nouvelle, et tandis que notre hôtesse gagnait la salle de bains, quelques-uns d’entre nous s’occupèrent de la sono, d’autres de l’éclairage ou encore du décor. Bref, lorsqu’elle descendit, maquillée, parfumée et moulée dans un fourreau de soie noire, tout était prêt pour le spectacle : musique douce, bouquets de fleurs disséminés un peu partout, lumières tamisées et j’en passe....

             Ce fut un festival de sensualité. Enfin… durant cinq minutes, environ. Jusqu’à ce qu’éclatent les premiers rires, en fait. Jusqu’à ce que le fourreau, en glissant sur le sol, révèle non seulement des dessous arachnéens et une chair nacrée aux déhanchements lascifs, mais également une bonne grosse paire de charentaises — que, dans sa précipitation, Marie-Bise avait oublié de retirer.

     

             P.S. Cette anecdote me rappelle au passage l’aberrante « correction » apportée par Balzac et Littré au Cendrillon de Charles Perrault qui (la version d’origine en atteste) parlait bien d’une pantoufle de verre, et non de vair (c’est-à dire de fourrure grise, ce qui bousille carrément la symbolique du conte).

             Comme quoi, on peut être un génie littéraire, et ne pas avoir plus de jugeote qu’une strip-teaseuse !

     


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                                       Le sale air de la peur

     

             Dans la littérature et le cinéma fantastiques, les chiens sont doués de perceptions extra-sensorielles. Si un esprit maléfique rôde dans les parages, ils le détectent immédiatement et, par leur attitude, nous révèlent sa présence. Nulle menace invisible n’échappe à la sagacité de ces gardiens fidèles, capables de déjouer, grâce au pouvoir de leur flair, les pièges surnaturels.

             Cette nuit-là, en l’absence de Sylvain, j’étais seule avec Zoé quand son comportement éveilla ma méfiance. Elle semblait terrifiée, rampait et gémissait, la truffe en éveil, les oreilles dressées et l’œil aux aguets. J’avais beau tenter de la rassurer, rien à faire. Quelque chose dans ma maison l’inquiétait à outrance, et cette inquiétude était si flagrante, si communicative que je finis par flipper, moi aussi. Surtout lorsque, fuyant le salon chaud et confortable, ma chienne dévala l’escalier obscur (dont elle redoutait la hauteur des marches, inadaptées à ses petites pattes), pour aller se réfugier dans le placard à balais.

             Je la ramenai dans ma chambre où je nous enfermai, hors d’atteinte des forces de l’au-delà.

             Lorsque Sylvain rentra, le lendemain matin, il nous trouva blotties l’une contre l’autre, n’ayant pas fermé l’œil et tremblant de tous nos membres. D’un regard, il fit le tour de la situation, puis ouvrit les rideaux :

             — Calmos, les filles, je tiens la coupable !

             Entre les plis du tissu stagnait une grosse mouche bleue.

             Il ouvrit la fenêtre et, d’une pichenette, mit l’insecte dehors.

             Je sentis ma Zoé s’apaiser aussitôt. Oh nom de nom ! Obsédée par mon trip d’épouvante à la con, j’avais oublié qu’elle craignait les mouches.

     

     


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                                            R.M.I.

     

           Dans le courant des années 80, sur mes conseils, Sylvain, sans travail ni revenus, se résout à s’inscrire au R.M.I. Muni du dossier opportun — et après une attente de deux heures et des broutilles —, il se présente au guichet pour formuler sa requête.

             —Payez-vous un loyer ? lui demande l’employée.

             — Non, je vis chez mon amie.

             ­ — Alors, pourquoi, voulez-vous le R.M.I. ?

             — Euh… pour pouvoir manger.

             — Et votre amie, quand elle fait cuire un steak, elle ne vous en donne pas un morceau ?

             Sylvain, du tac au tac :

             — Elle est végétarienne !

             La répartie est assez vive pour que toute la salle en profite, ce qui met en lumière la mauvaise foi de la dame, et se solde par un grand éclat de rire. D’autant qu’étant venue « soutenir » mon compagnon dans l’humiliante démarche, j’ai suivi le débat, et ne me prive pas de glapir haut et fort :

             — Je confirme ! Chez moi, on ne mange que des choux de Bruxelles, et ceux qui n’aiment pas ça, ceinture!

     

             Sylvain n’obtint jamais le R.M.I. Il ne remplissait pas les conditions requises (dixit le courrier qui nous parvint quinze jours plus tard). Quel était le motif de cette décision ? Le zèle d’une fonctionnaire qui veillait jalousement sur les deniers publics, ou sa susceptibilité froissée ? Toujours est-il que Sylvain, qui raffolait de la bavette et de l’entrecôte, en fut réduit, par décret administratif, à ne plus se nourrir que de haricots verts et de radis, ce qui lui rendit sa ligne de jeune homme, et, accessoirement, me fit passer pour une mégère.

     


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