-
grands moments de solitude 63 (tome 2)
La demande en mariage
Louis de Backer, le vieux relieur entre les bras duquel j’avais, à dix-sept ans, perdu mon innocence, adorait « faire son cinéma ». C’est-à-dire qu’il cultivait une image de lui-même tout en excès, grandiloquence et, à vrai dire, parfaitement burlesque, conscient de l’impact de ses extravagances sur une adolescente rebelle, issue d’un milieu ultra-conservateur.
Sa demande en mariage reste un modèle du genre.
Du fait de mon état que l’on pourrait qualifier « d’intéressant », mes parents l’avaient sommé de réparer, de sorte qu’un matin, il m’annonça tout de go :
— Aujourd’hui, je vais demander ta main à ton père. Tu crois que je dois mettre des chaussettes propres ?
La nouvelle m’enchanta car, en dépit de notre différence d’âge devenir sa femme était mon vœu le plus cher.
Nous voilà donc partis bras-dessus bras-dessous vers la chaussée de Wavre, moi, surexcitée, lui grave et compassé.
Bien qu’un quinquagénaire bohème et fauché fût loin d’être le gendre idéal, mes parents débouchèrent une bouteille de porto, puis, une fois les banalités d’usage échangées, passèrent à la transaction proprement dite.
— Comme un couple a besoin d’un minimum de confort, nous vous donnerons un lit neuf, le buffet du salon, et du linge de maison, annonça mon père avec une mine d’enterrement.
A l’évidence, son ton déplut au prétendant qui rétorqua :
— C’est tout ?
Et tandis que la stupeur figeait mes parents sur place, il ajouta, histoire de bien enfoncer le clou :
— Ne prenez pas la peine de me faire la charité : la seule chose qui m’importe, c’est le montant de la dot.
Là, ça commençait à sentir le roussi.
— Vous n’aurez pas un sou, espèce de suborneur ! explosa ma mère.
— Non seulement vous déshonorez notre fille, mais en plus, vous cherchez à nous dépouiller ! hurla mon père en écho.
Et moi, d’une voix tremblante :
— Mais papa… Mais maman…Ce n’est pas ce qu’il a voulu dire…
— Laisse, trancha mon « fiancé » en se dirigeant à grands pas vers la porte. Ça m’apprendra à être trop bon. J’étais prêt à leur rendre service en t’épousant, mais vu la manière dont ils m’ont traité, il n’en est plus question. Qu’ils trouvent un autre gogo pour lui refourguer leur linge de maison, et toi en prime!
Alors moi, affolée :
— Louis, non ! Ne t’en va pas ! S’ils t’ont vexé, ce n’était pas exprès !
Trop tard, il était déjà loin.
Avec un âcre : « C’est malin, vous avez tout gâché ! », je m’élançai à sa poursuite.
— Alors, tu es contente ? me jeta-t-il par-dessus son épaule. Tu l’as eue, ta demande en mariage.
Jusqu'au soir, il rumina son humiliation, tandis que je pleurais à chaudes larmes dans mon coin.
Dessin d'Édika
-
Commentaires
1YunetteDimanche 26 Juillet 2015 à 07:24On applaudirait, si ce n'était autant salaud !Répondre
Ajouter un commentaire