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                                                     Le chapelet

     

             C’était une manie, chez mes parents. Pire, même : un tic. Dès qu’ils avaient un moment libre, ils récitaient le chapelet. A deux voix, s’il vous plaît ; trois quand ils parvenaient à m’entraîner dans la combine. Promenades à pied ou en voiture, piqueniques, soirées au coin du feu, instants de détente et de loisir, étaient systématiquement court-circuités par ces Je vous salue Marie et ces Notre père marmonnés d’un ton monocorde, tels les mantras d’un moulin à prières.

             « Dire que, pendant ce temps-là, nous pourrions discuter, partager nos points de vue, confronter nos idées », regrettais-je souvent. Hélas, mes sollicitations ne faisaient pas le poids face à l’emprise extrême du pieux baragouin.

             Et ça, c’était compter sans les petits pois et les mangetout ! Lorsqu’assises côte à côte, nous épluchions les légumes du repas, nous eussions pu communiquer, maman et moi. Échanger des confidences, évoquer des souvenirs communs, voire même jouer aux devinettes, à Jacques a dit, ou au portrait. Mais que dalle ! À chaque cosse évidée, à chaque haricot équeuté, elle murmurait : « Ayez pitié de nous, Seigneur », et si je restais muette, un coup de coude bien placé me ramenait illico à de meilleurs sentiments. Ainsi, les litanies religieuses eurent-elle raison de notre hypothétique complicité, renforçant encore, si besoin était, l’incompréhension générationnelle qui nous séparait.

             Parlez-moi, après ça, des bienfaits de la prière !

     


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                                Alimentaire, mon cher Watson ! (suite)

     

             En parlant d’abrutis, tiens ! Un jour, Frédéric, qui occupe mon ancien appartement, me téléphone :

             — Y a deux bonshommes qui te cherchent : ils ont terrifié la concierge.

             Devant mon ahurissement, il pouffe de rire :

             — La pauvre femme est convaincue que tu es une terroriste.

             — QUOI !?

             — Il semblerait que ces types soient des huissiers de justice, mandés pour une histoire de cheval.Tu joues aux courses, toi, maintenant ? Tu fréquentes un jockey ? T’as décapité le canasson du Parrain pour mettre la tête dans son plumard ?

             ­ — ?

             — Ils se sont renseignés sur tes activités et te soupçonnent de te cacher sous un faux nom… « Si elle se fait appeler Gudule, c’est parce qu’elle a quelque chose à se reprocher », ont-ils déclaré à la concierge qui l’a répété aux voisins. Je te dis pas le scandale !

             — Mais… mais… mais… je rêve ! C’est quoi, ce délire ?!

             Petit à petit, cependant, les pièces du puzzle se mettent en place…Encore un dommage collatéral de l’affaire Jappeloup ! Cette plaisanterie d’un goût douteux commence à me bassiner grave.

             J’appelle aussitôt Nathan qui, par l’intermédiaire de son service juridique, contacte les Dupont(s) et leur commanditaire pour remettre les pendules à l’heure. Depuis, je n’ai plus de nouvelles, et mes petits-enfants me surnomment « la terroriste ».

     

     


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                                  Alimentaire, mon cher Watson

     

             Le succès de l’Instit* me classa d’office dans les novélistes performants, ce qui m’arrangeait bien. D’abord, parce que je maîtrisais à fond le procédé, et surtout parce que ce travail, commandé par les éditeurs, était suivi d’une publication automatique, rapide et sans effort. Pas besoin de me bagarrer pour défendre mon texte ; suffisait de préciser : « C’est dans le scénar’ » pour que ces dames au stylo rouge baissent leur garde. Durant quelques années, bon nombre de maisons d’édition firent donc appel à mes services. Nathan et Bayard en particulier, qui me confièrent quelques longs métrages (dont Magique, de Philippe Muyl, La véritable Histoire du chat botté, de Jérôme Deschamps, et les séries télévisées L’île à Lili et Atout 5)

             Hélas, avec le temps, les choses se compliquèrent. Car si, pour l’Instit, je pouvais me référer au scénario de base et surtout au film (fournis tous deux par le producteur, afin que mon adaptation, s’appuyant à la fois sur le texte et l’image, ne trahisse ni l’un ni l’autre), il n’en fut plus de même par la suite. Les « fuites » sur le Net ayant affecté l’industrie cinématographique, celle-ci fit de la rétention d’informations. Et je n’eus plus droit aux films (soi-disant en cours de tournage), ni aux scénars (sous clé dans le coffre d’une banque, je suppose). Bref, sans ces deux outils indispensables, comment adapter en roman un récit dont j’ignorais tout ?

             Le sommet de l’absurdité fut atteint en 2012 par Jappeloup, de Christian Duguay (avec Guillaume Canet). L’éditrice me l’ayant présenté comme « le film de l’année », je demandai naïvement à le visionner. On m’envoya promener. Dans ces conditions, je refusai le travail. L’éditrice insista : elle voulait à tout prix ma signature sur le bouquin.

             — C’est l’histoire d’un cheval très célèbre, précisa-t-elle. Tu ne connais pas Jappeloup, l’idole des hippodromes ?

             — Jamais entendu parler. Quand tu as dit « jaffelou », j’ai cru qu’il s’agissait d’un marchand de lunettes. En plus, tout ce qui ressemble à de la compétition sportive me fout la gerbe. Mais bon, il est possible que je sois séduite par les images, et dans ce cas, je changerai peut-être d’avis.

             Le nouveau refus du producteur, décidément très parano, ne m’en donna pas l’occasion, mais à force de ténacité, l’éditrice finit par obtenir une vieille copie du scénario, qu’elle me transmit d’urgence (car le livre était programmé pour la sortie du film, d’où un délai très court). Consternation ! Outre le nombre d’incohérences et de contresens du script, le personnage principal était si exécrable que j’hésitai à lui prêter ma plume. Mes lecteurs valaient mieux que ça. Les enfants sont lucides : aucun d’eux ne pouvait décemment s’identifier à un type colérique, grossier, misogyne, qui ne pensait qu’au fric et malmenait ses bêtes.

             Prétextant ma santé chancelante, j’essayai de convaincre l’éditrice de confier « le bébé » à quelqu’un d’autre, mais elle s’obstina. De guerre lasse, je cédai et, ayant remanié les dialogues, et ajouté quelques descriptions d’ambiance à la mixture (sans avoir vu le film, je le rappelle ; bonjour le professionnalisme !), je m’attaquai au héros dont je tentai d’atténuer l’odieuse nature. Puis, ce pensum terminé, j’envoyai ma copie chez Nathan où l’on m’annonça, dans la foulée :

             — Le propriétaire de Jappeloup intente un procès à la production, au metteur en scène, et à nous par la même occasion, pour utilisation abusive du nom de son cheval. Attends-toi à recevoir la visite des huissiers.

             Par chance (!) cette menace concordait avec une hospitalisation de longue durée qui me mit à l’abri des tracasseries administratives. (Je crois d’ailleurs me souvenir que le plaignant fut débouté, car un contrat d’exploitation parfaitement en règle le liait à ses adversaires ; mais bon, je peux me tromper).

             J’appris peu après, par des amis libraires, qu’il avait lui-même écrit (ou fait écrire) un livre sur le même thème afin d’évincer le mien (qui fit néanmoins un score plus qu’honorable).

             Toujours est-il que, depuis ces événements, telle la poupée de Polnareff, je réponds «  non, non, non, non, non » quand on me propose une novélisation. La dernière en date (le délicieux film d’animation Minuscule) fut d’ailleurs co-écrite par une amie auteure, ce qui n’empêcha pas un « boutiniste » chevronné de me reprocher sur facebook : « Vous avez omis de préciser le sexe de la coccinelle, et ce en plein débat de la théorie du genre ; grosse maladresse de votre part, madame ! »

             Pas moyen d’être tranquille, avec ces abrutis !

     

    * (voir chapitres 52 et 53 du présent recueil)

     


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                                        Karnaval

     

             Adolescente, je raffolais de la Laetare. Ce jour-là, jour de carnaval, tout Stavelot était en liesse. Ma marraine, qui vivait dans cette petite ville des Ardennes belges, m’invitait chaque année pour le fameux week-end.

             En fait, ce n’était pas tant l’ambiance festive qui me fascinait, ni les chars, ni les confettis, ni les ballons multicolores, ni la fanfare, ni les défilés folkloriques ; c’étaient les Blanc moussis, ces personnages lunaires vêtus de houppelandes blanches, encapuchonnés et masqués, qui se déployaient dans les rues, entraînant les passants dans leur ronde silencieuse. Qu’y avait-il sous l’étrange défroque de ces elfes au nez rouge ? Des visages beaux à pleurer ? des regards de braise ? D’éblouissants sourires ? Bien que je sache pertinemment qu’il s’agissait des gars du voisinage (que je connaissais depuis toujours), je me plaisais à l’imaginer…

             Bref, la perspective de la mi-carême nourrissait toute l’année mes rêveries de promeneuse solitaire.

             Cette fois-là, arrivée par le train le vendredi matin, j’avais passé ma journée à guetter par la fenêtre les premières farandoles. Or, de farandoles, point.

             — Inutile de trépigner comme ça, disait Marraine. Les Blancs moussis ne sortiront qu’à vingt heures, pour l’ouverture du bal. En attendant, occupe-toi, prends un livre, le temps passera plus vite.

             Soudain, surprise ! qu’aperçois-je, remontant du centre ville ? Une demi-douzaine de silhouettes blanches, égaillées çà et là sur le bas-côté de la route : l’avant-garde de la troupe, en avance d’une bonne heure sur l’horaire.

                       Mon sang ne fait qu’un tour 

             — Aaah ! Les voilà !

             Jaillissant de la maison, je cours à leur rencontre. Or, les Blancs moussis ont un rituel bien particulier : quand ils croisent une fille, ils imitent tous ses gestes. Les petites Stavelotaines, qui connaissent la musique, se prêtent volontiers à toutes leurs singeries. Elles en rajoutent, même. Tourbillonnant, virevoltant, rivalisant de grâce et de pirouettes, elles improvisent de véritables chorégraphies, sous les applaudissements de la population. Moi, en revanche, je reste raide comme un piquet. Trop impressionnée pour jouer le jeu, je me contente de dévorer les Blancs moussis des yeux, ce que voyant, ils me plantent là, pour solliciter d’autres partenaires, moins inhibées.

             Avec eux, c’est toute la magie du carnaval qui fout le camp. Mes jolies retrouvailles tournent court. Je me hais d’être aussi godiche. Il ne me reste plus qu’à rentrer à Bruxelles, ruminer mon humiliation jusqu’à l’année prochaine. D’ici là, aurai-je acquis un peu d’aplomb ou suis-je condamnée ad vitam æternam aux solitudes glacées de la timidité ?

     


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                             Ô ménopause, jardin d'Éden !

     

           Nous nous sommes souvent fait la réflexion, avec les copines : à chaque fois qu’on a un rencard (mais un vrai, hein ! Un qui compte ; avec le futur homme de notre vie, par exemple), nos ragnagnas débarquent à l’improviste. Juste histoire de nous foutre les boules, de nous empêcher de nous éclater — ou de nous rappeler à l’ordre, c’est selon.

             Éducation chrétienne oblige, j’ai longtemps mis ce phénomène sur le compte de la culpabilité. « Tu te punis par où tu t’apprêtes à pécher », me disais-je. Certes… mais quand on n’a aucune raison de se sentir coupable, hein ? Qu’on est libre comme l’air, sans préjugés moraux, sans croyances castratrices ? Où est la logique ? Et le mec, lui, pourquoi serait-il puni ? En quoi les états d’âme d’une parfaite inconnue le concernent-ils ?

             Lorsqu’on a un mari, des enfants, qui risquent de pâtir de la situation, on peut se mettre à soi-même des bâtons dans les roues ; il y a toujours eu des liens étroits entre l’affect des femmes et leurs hormones. Mais les célibataires ? Les divorcées ? Celles dont personne ne dépend et qui ne dépendent de personne ? Que de moments magiques ont-elles gâché de la sorte ! Et pour se prouver quoi ? Pour résoudre quel problème ? Pour assouvir quel genre de pulsion masochiste ? J’ai des souvenirs cuisants qui, lorsque j’y repense, me font monter au front le rouge de la honte. Et je me garderai bien de nommer les jeunes gens dont l’élan amoureux fut stupidement brisé par ce flux malséant qui vous change une idylle romanesque en film gore…

             Par bonheur, le temps jouait en ma faveur, et, vers quarante-cinq ans, je retrouvai enfin, l’usage de mon corps,en toute liberté.

             Certaines femmes vivent cette période comme un outrage ; moi, je décidai d’en profiter à fond (et je tins parole.)

             Ô ménopause, jardin d’Éden, je te bénis !

            


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