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                                         Le WC maléfique

     

            Dans le courant des années 80, de hideux édicules envahirent Paris : les sanisettes Decaux. Ces petites cabines payantes, au design d’équipement de chantier, s’étaient en effet généralisées. On en trouvait à chaque coin de rue, car, contrairement aux vespasiennes qu’elles remplaçaient, elles offraient l’avantage d’être « autonettoyantes ». Après usage, un mécanisme automatique se déclenchait ; la structure basculait sur elle-même, et des jets corrosifs inondaient l’habitacle.

             Rien que cette description donnait déjà le frisson. Mais quand les journaux annoncèrent qu’une fillette de quatre ans, coincée à l’intérieur, avait trouvé la mort au cours de cette manœuvre, ce fut la grande panique. Les « toilettes maléfiques », comme on les surnomma, devinrent la cible numéro un des vandales. On les tagua, les démolit, on arracha leurs portes, on les remplit d’ordures et de gravats, bref, elles firent office de défouloir public. Ainsi, sous l’alibi d’une légitime vengeance, la hargne populaire s’acharna-t-elle sur elles, comme, jadis, sur les malfaiteurs condamnés à la roue, au bûcher ou au pilori.

             Loin de moi l’idée de comparer la déprédation de matériel au sort des suppliciés ! Mon anthropomorphisme ne va pas jusque là. Mais n’empêche que ce déchaînement de violence, eût-il un WC pour objet, me glaça.

            

             Le temps passa. Le mécanisme des sanisettes fut modifié, leur système d’ouverture perfectionné, et une bonne dizaine de « nouvelles générations » succédèrent au modèle d’origine. Quant à l‘histoire de la fillette broyée, elle tomba dans l’oubli avant de prendre place parmi la longue liste des légendes urbaines.

             Elle ne cessa, cependant, de hanter mes cauchemars, à tel point qu’il y a quelques jours, dans un vide-grenier, en voyant l’une de mes petites-filles s’approcher d’une cabine (amovible, extra-légère, ultra-sécurisée, dernière génération), je ne pus m’empêcher de hurler :

             — N’entre pas là-dedans, surtout ! C’est très dangereux !

             — Mais maman m’a permis, protesta la fillette.

             — Je m’en fiche, je t’interdis d’y aller !

             Résultat : la gamine inonda sa culotte, ce qui l’humilia, la fit pleurer, et me bourrela de remords. Le WC maléfique avait encore frappé !

            


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                                           Amsterdam

     

             A l’époque de Pubnou,* Pasqua régnant en maître sur la presse dite « de charme » taxait outrageusement les photos de couvertures, ce qui mit en faillite nombre de nos fournisseurs. Dès lors, la Française nue n’étant plus dans nos prix, force nous fut de taper dans la belle étrangère, voire la nymphe exotique. Nous prîmes donc contact avec des entreprises allemandes et néerlandaises où l’image érotique était en vente libre, et le patron nous dépêcha sur place, la maquettiste et moi, afin de faire le tri dans les milliers d’ektas que l’on nous proposait.

             Comme cette mission requerrait un membre supplémentaire, Sylvain s’offrit à nous accompagner. Bref, ce fut un bien curieux trio qui débarqua ce jour-là à Amsterdam. Coincé entre Greta, immense sexagénaire au look de walkyrie et à l’accent teuton, et Gudule, petite Belge frisottée en salopette Oshkosh, Sylvain, d’un naturel plutôt discret, ne passa pas inaperçu : Greta dévalisait les coffee shops, moi les marchés aux puces, et lui-même trimballait dans deux attaché-case, un nombre impressionnant de diapos sexys.

             C’est dans cet équipage que nous regagnâmesParis.

             Perso, vu le matos que nous transbahutions, je flippais un peu, à l’aéroport. Mais l’ambiance d’alors était au laxisme et, comme mes compagnons de voyage ne stressaient point, je rengainai mes inquiétudes pour me concentrer sur mon acquisition : un Arlequin de dentelle entièrement animé (œuvre d’une artiste locale), que j’assis sur mes genoux et dont j’actionnai le mécanisme, au grand amusement des autres passagers.

             Nous passâmes la douane sans le moindre pépin et, une fois à Paris :

             — T’as pas eu la trouille avec ton chichon ? demandai-je à Greta.
             Elle secoua négativement la tête.

             — C’est vrai qu’à ton âge, qui te soupçonnerait ?

             — Ce n’est pas ça, mais je n’avais rien sur moi.

             — Ben c’était où, alors ?

             — Dans l’Arlequin.

             — QUOI ?

             — Pendant l’embarquement, j’ai retiré son chapeau et tout mis dans son crâne : il y avait juste la place.

             Je crus que j’allais l’étrangler.

             — Tu m’as fait prendre des risques pareils sans m’avertir ? T’es inconsciente ou quoi ? Et si les flics m’avaient fouillée ?

             — Ça n’a pas été le cas, alors de quoi te plains-tu ? « Aux innocents les mains pleines », comme on dit. En ne t’avertissant pas, je t’ai protégée, ma vieille. Tu imagines ta tête, si tu avais su ? Ç’aurait été un coup à te faire gauler, ça!

             Ouaip, à la réflexion, j’aurais dû l’étrangler.

           

            * (voir chapitre 133 et 176 du présent recueil)

     

     


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                                       Money, Money, Money

     

            Cette année-là, pour une raison dont la logique m’échappe, une mode vit le jour dans les bars parisiens : celle des portes à monnayeur. La chose était d’autant moins acceptable que les toilettes, obligatoires dans ce secteur d’activité, s’inscrivent dans un processus d’absorption-déjection physiologiquement imparable. « Quand t’as bien bu, faut pisser dru », dit le proverbe. Or, le fait de devoir sortir son porte-monnaie, chercher la pièce ad hoc, l’introduire dans la fente (qui, une fois sur deux était bouchée au chewing-gum) et enclencher le mécanisme d’ouverture, freinait outrageusement cet enchaînement parfait. Résultat : soit les consommateurs se soulageaient dans la rue, et l’on pouvait voir, le long des façades, une succession de traînées verticales, au parallélisme approximatif mais bien viril ; soit ils utilisaient le malheureux lavabo qui n’en demandait pas tant. De plus, on se heurtait ici à une nouvelle problématique — discriminatoire, cette fois : les filles, hein, elles faisaient comment ? *

             Elles descendaient en bande pour se tenir mutuellement la porte ? Elles la bloquaient avec du P.Q. ? Elles dézinguaient le monnayeur à coups de talons ? Elles urinaient dans leur culotte et exposaient celle-ci au vu et au su de tous, histoire de manifester leur désapprobation ?

             Ce fut, durant quelques mois, une surenchère de vengeances rigolotes. Le sentiment d’être pris pour des cons stimulait l’imagination de ceux qui, ayant déjà payé pour s’emplir la vessie, devaient ensuite payer pour la vider. Au point de générer un nouveau rituel, dans notre petit groupe de soiffards invétérés : la visite des gogues avant toute commande. Certains photographiaient ces hauts-lieux de représailles, d’autres prenaient des notes ou faisaient des croquis ; d’autres encore les classaient façon guide Michelin, par nombre d’étoiles ou d’étrons. Et tout cela s’acheva sur un « appel au peuple » signé de votre servante dans les pages du Psikopat. Tout boycotteur de porte à monnayeur était invité à contacter la rédaction pour narrer ses exploits. Les plus drôles gagnaient un abonnement gratuit et bénéficiaient d’une publication, illustrée par un de nos dessinateurs.

             Cette initiative fit monter les ventes et baisser le tarif des consommations. Puis les troquetiers, las des déprédations dont leurs sanitaires étaient le théâtre, déclarèrent forfait. Et nous pûmes désormais crier d’une voix martiale : « VIVE LES CHIOTTES LIBRES ! »

           

       * (voir chapitre 162 du présent recueil)

     

     


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                                    La clé

     

             J’avais un couple d’amis très proches (appelons-les Muriel et Jean-Mi) qui, un jour, divorcèrent ; rien là de bien original, me direz-vous. Certes, mais ce qui l’est plus, c’est le rôle que, malgré moi, je fus amenée à jouer dans leur séparation. Un rôle peu reluisant, j’en conviens, et dont le souvenir me poursuivra longtemps.

             Ayant, sur les conseils d’un avocat, interdit à son ex l’accès de leur maison, Muriel, partie en week-end chez des amis, m’en confia la clé, avec mission de n’ouvrir à personne, et surtout pas au principal intéressé. Or, c’est justement lui qui, quelques heures plus tard, vint sonner à ma porte, pour me demander :

             — Tu peux m’accompagner chez moi ? J’ai besoin des outils qui sont dans mon garage.

             Who, bordel, la tuile ! J’avale ma salive, respire un grand coup, et réponds d’une voix quasiment inaudible :

             — Ben, je… euh… j’ai pas le droit… J’ai promis à Muriel…

             Ce regard qu’il me lance !

             —Tu n’as qu’à me surveiller pour t’assurer que je ne « vole » rien, puisque c’est de ça qu’on me soupçonne !

             Tandis que je piétine sur le seuil, Jean-Mi, s’introduit dans ce qui fut son foyer, en prenant soin de rester dans mon angle de vue — ce qui me met aussi mal à l’aise que si j’avais chié dans mon froc ­—, puis, brusquement, il explose :        

             — Ça ne te débecte pas de jouer les gardes-chiourmes ?

             Bien sûr que ça me débecte ! À tel point que je rétorque aussi sec :

             — Garde-les tes putains de clés, moi, je me tire ! Tu n’auras qu’à les rendre à Muriel. Je ne veux plus rien avoir à faire dans vos histoires !

             Face à ma propre lâcheté, les larmes me montent aux yeux.

             — Allez, viens, je t’offre un coup à boire, s’écrie Jean-Mi, saisi de remords.

             Une heure et quatre Pelforth’s plus tard, nous sommes toujours à la terrasse du Roc café. C’est là que Muriel, après m’avoir cherchée dans tout le village, finit par nous rejoindre.

             — Ma clé, réclame-t-elle en me tendant la main.

             Alors, moi, vengeresse :

             — Je l’ai rendue à Jean-Mi. Maintenant, foutez-moi la paix et démerdez-vous ensemble!

             C’est ce qu’ils ont fait, je suppose, car, à la nuit tombée, on les a vus rentrer chez « eux » bras-dessus, bras-dessous, en se soutenant l’un l’autre pour ne pas tituber. Et le lendemain matin, en proie à une gueule de bois carabinée, ils vomissaient en chœur sur le pas de la porte.

     


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                                          L'ardente maîtresse

     

             Monestier, le proprio de Marraine, avait une maîtresse. Je le savais parce qu’un jour, en croisant une grosse dame dans les rues de Stavelot, ma copine Nicole m’avait dit : « Tiens, voilà la maîtresse de monsieur Monestier ! »

             — Il va encore en classe, à son âge ? m’étais-je naïvement étonnée.

             — Pas une maîtresse d’école, andouille ! Une maîtresse tout court. Tu ne sais pas qu’une sale femme qui fait zig-zig avec un homme sans être mariée, c’est sa maîtresse ?

             J’en pris bonne note. En fait, cette révélation tombait à point nommé pour résoudre un mystère qui me tarabustait depuis le début des vacances. Car, bien que sa maison soit louée, M. Monestier y habitait toujours. Il avait gardé son ancienne chambre, devenant, en quelque sorte le colocataire de ses locataires. Or, chaque dimanche matin, la grosse dame débarquait après la messe, et ils s’enfermaient dans cette pièce minuscule, les volets clos même quand le soleil brillait.

             Parole d’honneur, je n’aurais pas aimé être à leur place !

             Un jour, n’y tenant plus, je demandai à Marraine :

             — Qu’est-ce que qu’ils font, dans la chambre, monsieur Monestier et la grosse dame ? Ils s’embrassent, tu crois ?

             Elle eut un sourire attendri.

             — Tes parents, que font-ils, le dimanche après-midi ? répondit-elle.

             — Ben… la sieste, en général. Et des fois, papa lit son journal pendant que maman tricote.

             — Eh bien, eux, c’est pareil.

             Imaginez ma déception ! Toutes mes illusions s’envolaient d’un coup. C’était bien la peine d’avoir une maîtresse (une sale femme qui faisait zig-zig sans être mariée) pour s’ennuyer autant que papa et maman !

     


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