•  

                                          L'amant

     

             Ça a été le rêve de toute mon enfance, ça : que ma mère ait un amant. Primo, parce que ce « faux pas », comme on disait alors, m’eût libérée du joug de sa perfection — qu’elle ne cessait d’opposer à mes propres défauts, jugés par elle insupportables.

             ­— Moi, à ton âge, j’étais première de classe, me répétait-elle à tout bout de champ. Je ne répondais pas à mes parents, je savais préparer un œuf sur le plat sans casser le jaune ; je tricotais des pull-over à mes petits frères au lieu de m’amuser bêtement, je ne lisais pas de livres destinés aux adultes, je ne regardais pas les garçons, je n’essayais pas de ressembler aux vedettes de cinéma, je n’étais ni gourmande, ni curieuse, ni menteuse, ni coquette, ni paresseuse, ni tête en l’air, je ne gigotais pas sur mon prie-dieu pendant la messe, et je n’avais pas, comme toi, le vice dans la peau…

             Deuzio, parce que cette faiblesse l’aurait rendue humaine. À travers ses élans charnels, je me serais enfin reconnue en elle. Nous eussions même pu vibrer à l’unisson — voire devenir complices — , pour peu qu’elle me confiât son merveilleux secret.

             Et, enfin, troizio, parce qu’en fissurant le bloc parental — ce monolithe obscur qui m’étouffait —, la chose m’eût apporté une bouffée d’oxygène.

             Ah !, comme je l’espérais, cet amant libérateur ! Hélas, j’eus beau prier Jésus, la Vierge Marie et tous les saints du paradis, jamais il ne se manifesta. Et maman demeura irréprochable, drapée dans sa moralité comme une reine dans un manteau bordé d’hermine.

             Résultat des courses : je perdis la foi.

           


    votre commentaire
  •  

                             Un long dimanche de fiançailles

     

             Shabazz* était fleur bleue. Un indécrottable romantique qui pleurait devant les films d’amour et se voyait déjà, couronné d’arums et de lys, passer la bague au doigt d’un chaste fiancé. Un jour, une petite annonce dans un magazine gay retient son attention : Hétéro, 45 ans, marié, père de famille, cherche partenaire mâle pour nouvelles expériences. Signé Jean-François M.

     

             Le voilà qui tombe en pâmoison, commence à gamberger, et se lance, avec l’hétéro en question, dans une longue correspondance sentimentale. Il ne pense plus qu’à ça, ne vit plus que pour ça et, un vendredi soir, finit par m’annoncer, la lèvre frémissante :

             — Demain, je m’embarque dans le train de l’amour (traduction : le TGV pour La Rochelle, lieu de résidence de son nouvel élu)

             (« élu » à plusieurs titres, d’ailleurs, puisqu’il est également maire de sa commune, vice-président du conseil régional et papa d’un futur énarque de vingt-quatre ans.)

             Toutes ces infos, bien sûr, me tournent dans la tête ; j’imagine mon Shabazz papillonnant dans un cadre à la Simenon — et si la chose m’amuse, elle m’inquiète tout autant. Sortira-t-il indemne de sa fugue provinciale, lui, le bobo du Marais ? Le film s’achèvera-t-il sur une happy end, ou l’arrivée en gare sonnera-t-elle le glas de ses douces chimères ?

                       Quarante-huit heures plus tard, sans avoir donné signe de vie, Shabazz débarque chez moi, les traits tirés. Et ce n’est qu’au bout du troisième whisky qu’il consent enfin à répondre à ma question :

             — Alors ?

             — Je l’aime.

             Ouf ! La chape de plomb qui m’oppressait depuis plusieurs jours glisse brusquement de mes épaules.

             —Ton maire ?

             Il éclate en sanglots.

             — Non, son fils.

             — Hein ?!

             C’est d’une voix hoquetante qu’il me narre, bribe par bribe, sa curieuse aventure.

             — Quand le train s’est arrêté, j’ai cherché Jean-François des yeux. Je pensais qu’il viendrait m’accueillir sur le quai, mais il n’y avait personne. Enfin, si : un jeune type un peu grassouillet­ — pas du tout mon style, tu me connais.

             — Le fameux fils ?

             — Jérôme, oui. Et tu ne devineras jamais pourquoi il était là.

             — Parce que son père n’avait pas pu venir et l’avait envoyé à sa place ?

             — Bien pire que ça : l’ordure m’avait tendu un piège.

             — L’ordure, c’est Jean-François ?

             — Et pas qu’un peu ! Figure-toi que cette espèce de notable à la noix n’a jamais eu envie de « nouvelles expériences », comme il le prétendait. Mais, ayant détecté cette tendance chez Jérôme, il a monté toute une machination afin de le dégoûter des homosexuels. Et pour lui montrer de près « une de ces lopettes parfaitement grotesques » (selon ses propres termes), il est parti à la pêche au pédé et m’a ramené dans ses filets.

             Il étouffe un soupir.

             — M’utiliser comme repoussoir, tu te rends compte, Gudule ? Non mais, tu te rends compte, franchement ?

             Si je me rends compte ! Je suis aussi indignée que lui.

             — C’est Jérôme qui t’a dit tout ça ?

             — Oui. Et aussi que son père lui a fait lire mes lettres, mais qu’au lieu de s’en moquer comme l’autre con l’espérait, il en est tombé amoureux.

             Brrr, toutes ces manigances me glacent littéralement. Jamais rien entendu d’aussi sordide, moi !

             — Méfie-toi, Alain ! Si ça se trouve, ils sont toujours de mèche pour se foutre de ta gueule. À ta place, je larguerais ce tordu, illico.

            

             Une chance qu’il ne m’ait pas écoutée ! Ça fait trois ans, maintenant qu’il vit avec Jérôme, et je ne l’avais jamais vu aussi heureux. Ils envisagent même de se marier, si la loi passe. J’espère que Jean-François M. usera de son influence pour que ce soit le cas, car, qu’il le veuille ou non, s’ils se sont rencontrés, c’est quand même grâce à lui !

            

             * (voir chapitres 108 et 109 du présent ouvrage)

     

     

     


    5 commentaires
  •  

                                        Blague d'outre-tombe

     

             Michel avait un grand ami surnommé « le Lutin ». Écrivain, humoriste, dessinateur, poète, ce quinquagénaire solitaire, planqué dans sa Drôme natale, avait constamment le bon mot à la bouche (au clavier, plutôt, car nous communiquions essentiellement par mails). Le 31 mars au soir, une copine commune nous contacte :

             — Avez-vous des nouvelles du Lutin ? Je suis un peu inquiète : J’essaie de le joindre depuis ce matin, et il ne répond pas au téléphone. J’ai l’impression qu’il ne va pas très bien.

             Comme souvent dans ces cas-là, une chaîne de solidarité se met en place. Les amis se mobilisent, s’appellent les uns les autres. Étant à Paris, nous ne pouvons intervenir directement, mais Michel remue ciel et terre pour essayer d’en savoir plus.

             Nous venons de nous endormir quand, vers minuit, un bruit étrange nous tire du lit. Une sorte de couinement obsessionnel et cadencé qui emplit la pièce (la salle de jeux de mes petits-enfants, où nous logeons). Michel saute sur ses pieds, retourne le matelas, fouille les étagères ; impossible de trouver d’où ça vient, jusqu’à ce qu’il découvre un robot miniature style Toy story qui, à l’évidence s’est mis en marche tout seul, et quadrille le plancher d’un pas mécanique.

             — Éteins ce truc ! m’écrié-je. Il va réveiller la maison !

             Impossible : le bouton d’arrêt ne fonctionne plus. Force nous est de coincer l’objet récalcitrant sous une pile de coussins.

             La terrible nouvelle nous parvient le lendemain par SMS. Le Lutin est décédé d’une crise cardiaque, dans son sommeil. Les gendarmes, qui se sont rendus sur place, situent sa mort entre minuit et une heure du matin.

             ­« Je voudrais disparaître un premier avril » répétait-il toujours. Il y est arrivé, à quelques minutes près.

             Poète, humoriste ET exact à ses rendez-vous. Un homme parfait, en somme !

            

            


    3 commentaires
  •  

                                       Corruption de fonctionnaire

     

             J’étais dans ma période « confitures », et je me disais comme ça, en mon for intérieur : « Ce s’rait p’t’être le moyen d’apprivoiser tes éditrices et de les empêcher de nuire. » Victor Hugo m’en est témoin, la confiture, ça adoucit les mœurs. Sur le buffet du salon s’alignait une dizaine de pots de toutes les couleurs : rouge pour les fraises, jaune pour les abricots, vert pour la rhubarbe et d’un beau mauve ambré pour les quetsches et les figues.

             Comme, tel le petit chaperon rouge, j’emplissais mon panier, en vue d’une visite aux mères-grands de chez Hachette, Grasset et Flammarion, on sonna à ma porte ; c’était le loup, bien sûr. Enfin, pas tout à fait : l’employé EDF qui relevait les compteurs. Or, le mien, de compteur, était traficoté — ce qui n’échappa pas au fonctionnaire de service sitôt qu’il eut jeté un œil sur le cadran. Son : « Il y a un problème, ça ne tourne pas ; vous avez bloqué la molette ? » me fit courir dans le dos le frisson du criminel pris en flagrant délit.

             Je protestai énergiquement de mon innocence :

             — Moi ? Non, non, pensez-vous ! Y a des gens qui font ça ? Je ne me doutais même pas que c’était possible.

             À l’évidence, il ne me crut guère.

             — Vous risquez 5000 francs d’amende, précisa-t-il en remplissant son bordereau.

             Alors moi, le regard en coulisse :

             — Euh… vous aimez les confitures ?

             En tout fonctionnaire, un gamin sommeille. Celui-là ne fit pas exception à la règle (d’autant que ma maison sentait foutrement bon). Après avoir jeté le document compromettant, il repartit avec mes dix bocaux, en recommandant :

             — La prochaine fois, arrangez-vous pour remettre le compteur en route avant l’arrivée de mes collègues. Ils ne sont pas tous aussi cools que moi.

             Je promis, en lui souhaitant bon appétit.

     


    1 commentaire
  •  

                                Comme un garçon (bis)

     

           Quand Betty avait picolé, on ne la tenait plus. Son trip, c’était de pisser dans la rue. On sortait d’un bar en plein centre de Paris ; un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, et hop ! elle s’accroupissait derrière les voitures, le jean sur les chevilles et urinait jusqu’à plus soif ; le tout accompagné d’un rire inextinguible, car elle avait le vin gai.

             — Si au moins tu portais de grandes jupes, lui répétais-je sans cesse, ce serait plus discret ; ça cacherait ton cul !

             Mais rien à faire : les jupes, elle détestait ça.

             Loin de moi l’idée de l’en blâmer, mais tout de même : quand je montais la garde, je n’étais pas tranquille. Au moindre bruit, je sursautais, scrutant l’obscurité à m’en faire péter les orbites. Et je ne vous dis pas comment je serrais les fesses. Pire que si la vessie rebelle était la mienne !

             Cette fois-là, on s’était pintées à L’Abreuvoir, (le grand troquet de la rue Mouffetard, où ils font des Kir à se rouler par terre). Tout le monde sait que le blanc-cass, en grande quantité, c’est très diurétique. Donc, ma Betty pissait comme vache qui pleut quand soudain deux jeunes types se pointent dans le noir.

             Devant le spectacle qui s’offre à lui, le premier s’arrête net. Mais, trompé par la position de Betty (chez les mâles, quand on s’accroupit, ce n’est pas pour pisser), il ne réalise pas qu’il s’agit d’une jeune fille.

             ­ — Viens vite voir ça, Momo, crie-t-il à son copain : y a un connard qui moule un cake sur ton pare-choc.

             L’autre se précipite, prêt à en découdre, alors Betty, sans se démonter :

             — Gaffe à tes fesses, Momo, l’apostrophe-t-elle, royale. Ton pote fait pas la différence entre un derrière de fille et un derrière de mec. Je serais toi, je me méfierais.

             L’allusion ayant détourné le cours de leurs pensées, les gars s’éloignent derechef. Je remarque cependant que le dénommé Momo s’écarte subrepticement de son compagnon, ce qui laisse à Betty le temps de se rajuster avant de re-rentrer dans le troquet, hilare.

     

             Comme quoi, le culot, ça paye, même quand on est déculottée !

     


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique