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                                     Odeurs de sainteté

     

       Quand j’étais enfant, l’on trouvait, dans les boutiques d’objets pieux, des images parfumées, généralement au lys lorsqu'elles représentaient la Vierge ou Saint Joseph, à la rose — pour les Jésus blonds et les angelots joufflus ou, plus banalement, au muguet-jasmin, pour le tout-venant des bienheureux. Je les collectionnais avec ferveur. Mes parents, fort croyants, m'ayant fabriqué un paradis de pacotille, peuplé d'une faune ma foi bien attirante, j'y barbotais sans une once d'esprit critique, pour mon, je l'avoue, plus grand bonheur. Les saints, les saintes, les anges, si beaux dans leurs atours flottants et couronnés d'auréoles lumineuses, c'étaient mes stars à moi. Mes idoles. Je leur dois mes premiers émois sensuels. Je me revois à cinq, six, sept ans, fermant les yeux et respirant à pleins poumons ces édifiantes bouffées qui me pénétraient jusqu'à l'âme. Sous l'effet de la magie olfactive, les naïfs chromos s'animaient ; je voyais des Vierges bleues et blanches me tendre les bras, je sentais la douceur de leur main dans la mienne, la légèreté de leurs lèvres sur mon front. J'entendais les chœurs célestes, le délicat frôlement des ailes des chérubins, et j'avais sur la langue un goût d'éternité sucrée. Bref, tous mes sens, éveillés par la puissance évocatrice de l'odorat, s'unissaient pour hisser mon imagination vers le ciel — celui, je l'avoue, non point des chastes prières, mais le septième, celui des émois charnels et des païennes allégresses. Ainsi, à leur insu, les dévots concepteurs de ces bondieuseries, par la puissance évocatrice de leurs « odeurs de sainteté », m'initièrent-ils au plaisir solitaire.

               


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                                     Angoulême

     

            Nous nous étions connus au salon de la bande dessinée de Clichy dont il était le fondateur. Il s’appelait Esteban et ressemblait trait pour trait au Maxime Le Forestier de l’époque ; celui de La Maison bleue, voyez ?

             Or, un beau matin, le voilà qui m’appelle.

             — La ville d’Angoulême veut organiser un festival annuel dans le même esprit que le nôtre, m’annonce-t-il. On m’a proposé de m’en charger, mais j’ai besoin d’une assistante. Toi qui connais tout le monde dans le milieu de la BD, ça ne t’intéresserait pas ?

             Et comment, que ça m’intéresserait ! Un job peinard, qui mettrait du beurre dans les épinards, et surtout me donnerait le sentiment d’exister. Sortir de mon ghetto d’épouse et de mère, jouer un rôle actif dans la grande aventure du « neuvième art » alors en plein essor, je ne demande que ça…

             — J’en parle à mon mari et je te donne ma réponse.

             Hélas, Alex n’est pas d’accord, pas d’accord du tout.

             — Ce type te drague, c’est visible à l’œil nu, déclare-il, péremptoire. Tout ce qu’il cherche, c’est à te mettre dans son lit.

             J’ai beau protester que bon, il se pourrait peut-être, sait-on jamais, qu’on s’intéresse à moi pour autre chose que mon cul (mon sens de l’organisation, genre, ou des relations publiques — ou même mon carnet d’adresses, pourquoi pas ?) Mais quoi que je dise ou fasse, Alex n’en démord pas. D’autant qu’Angoulême est à six cents bornes de Paris, et…

             — Tu te vois aller là-bas pour un oui pour un non ? Qui c’est qui s’occupera des gosses en ton absence, hein ?

             — Ben, toi.

             — Et mon boulot, il se fera tout seul ?

             — Et le mien ?

             — Pfff, l’organisation d’un petit salon de rien du tout, tu appelles ça du boulot ?

             Bref, de fil en aiguille, le ton monte, l’énervement aussi, et, comme d’hab’, je finis par céder. Les bras de fer, je suis pas taillée pour.

             De guerre lasse (mais la rage au cœur), je téléphone à Esteban pour lui faire part de notre (!) décision, mais, quand je demande à lui parler, la standardiste m’annonce :

             —Il est décédé hier d’un accident de voiture.

             Voilà qui met un terme à notre différend.

     

             Quarante-cinq ans plus tard, le Festival d’Angoulême reste la référence internationale en matière de BD.

            

     

                                                            * neuvième art = Bande dessinée

     

     

     


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                                     Comment j'ai failli rentrer au couvent

     

            Il y avait des années que Sylvain fantasmait dessus. Un cloître médiéval sis au cœur du village et sommairement restauré, un demi-siècle auparavant, par d’anciens babas-cools canadiens. Hauts murs dominant les remparts, vastes pièces donnant sur un jardin clos, ouvertures en ogive, plafonds voûtés, tout y était. Mais inchauffable, le bousin. Inhabitable. Aménagé en dépit du bon sens. Ses proprios, d’ailleurs n’y venaient que l’été, quand l’ombre glacée des murailles centenaires rendait supportable la température extérieure.

             Et puis un beau jour, tatatam ! 

             — Le couvent est en vente, m’annonce Sylvain d’un air triomphant. Je viens d’en parler avec les Canadiens. Ils sont trop vieux pour conserver cette résidence secondaire qui leur coûte une blinde et se détériore au fil du temps. On l’achète ?

             — Euh… Ils en veulent combien ?

             Effarouché par son énormité, il énonce le chiffre à voix basse. Même en revendant notre propre maison — qui, elle, est confortable, et fort belle de surcroît — on n’arrive pas à la moitié de la somme.

             — Sans compter les travaux qui doublent la mise de fond, ajoute Sylvain, avec une honnêteté dont je lui sais gré.

             Ma réaction est immédiate.

             — Laisse tomber !

             Mais c’est mal le connaître. Il a déjà tracé des plans sur la comète, repensé l’espace, modifié les volumes, abattu des parois, agrandi des portes, percé des fenêtres… Bref, le processus du rêve est enclenché à fond.

             La restauration, c’est son trip, à Sylvain. Réinventer un bâtiment de fond en comble, créer dans un lieu à l’abandon (ou presque) toute une logique de vie ; lui redonner une âme à la force des poignets… Un vrai bâtisseur de cathédrales, cet homme-là !

             Très vite, le couvent devient le centre de ses préoccupations. Armé d’un double décimètre, d’un fil à plomb et d’un cahier millimétré, il y passe la majeure partie de ses journées… et de ses nuits, à en juger par la flopée de croquis qui jonchent le lit, au réveil.

             Entre-temps, je suis allée présenter le projet à mon banquier qui, l’estimant utopique, me le déconseille vivement, ce qui me ramène à la case départ. Case qui pourrait se résumer en une seule phrase : « Si tu te laisses entraîner dans cette galère, ma pauvre fille, tu es foutue ! »

             Hélas, j’ai un défaut : je suis incapable de m’opposer aux désirs de ceux que j’aime. D’autant que l’enthousiasme de Sylvain est contagieux. Ce couvent, finalement, me tente, moi aussi, même si je dois m’endetter jusqu’à la fin de mes jours. Après tout, je n’en suis pas à un coup de folie près…

             Les Canadiens, nous sentant faiblir, en rajoutent une louche.

             ­ — Ce serait l’idéal pour une grande famille comme la vôtre, argumentent-ils.

             Ah, c’est vrai que je les imagine bien, enfants, petits-enfants, mes frères, les sœurs de Sylvain, nos ex, les copains, cohabitant tous dans ce lieu mythique, pour d’inoubliables vacances !

             Bref, quand les Canadiens nous annoncent, un matin : « Nous rentrons en Ontario la semaine prochaine, mais auparavant, nous avons pris rendez-vous avec un notaire pour le sous-seing privé », nous ne protestons guère. Nous sommes archi-mûrs pour la grosse bêtise.

             Par bonheur, il existe un dieu pour les inconscients. Car, du fait d’un retard administratif, la formalité tant souhaitée par nos vendeurs ne peut avoir lieu, et ils repartent chez eux sans le précieux document.

             — Pouvez-vous nous laisser la clé afin que nous fassions faire le devis des travaux ? s’enquiert Sylvain en les conduisant à l’aéroport.

             A sa grande surprise, il se heurte à un refus péremptoire.

             Cependant, dans les heures qui suivent, nous nous apercevons que de nombreuses personnes la possèdent, cette clé. Tous les anglophones du village, en fait. Et leurs constantes intrusions dans ce que, d’ores et déjà, nous considérions comme notre « chez nous », commencent sérieusement à nous gonfler. On se sent, comment dire ? dépossédés de nos rêves. Spoliés, éjectés, vexés, roulés dans la farine. Du coup — et heureusement ! — notre engouement retombe. Les aspects négatifs de l’opération nous apparaissent ; on ne voit plus qu’eux. De sorte que c’est avec un soulagement intense que j’envoie un mail aux vendeurs pour leur signifier notre désistement.

             Cinq ans plus tard, à leur grand dam, le couvent n’est toujours pas vendu. Tant pis pour eux : quand on tient des gogos, on les chouchoute, on les dorlote, on se les garde bien au chaud, et surtout, surtout, on évite de les faire fuir avec des camouflets.

             Pas psychologues pour un rond, ces Canadiens !

     

     


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                             Mini-jupe

     

            Mon frère m’avait prévenue, quand je suis partie au Liban :

             — Tu vas dans un pays où les hommes sont en manque, alors évite toute provocation vestimentaire. C‘est une question de respect. Inutile de titiller des frustrations sociales qui ne demandent qu’à s’exprimer et te mettraient dans l’embarras. Les décolletés profonds, les mini-jupes, les jean’s moulants, les chemisiers transparents ; oublie !

             Bien que la mode soit aux tenues affriolantes, je me conformai à ces conseils que j’estimais sages, et n’emportai dans mes valises que des robes couvrant les genoux.

             Sauf une jupette à pois, cadeau d’anniversaire de ma meilleure amie. Une mini ras-le-bonbon comme on disait alors, qui mettait en valeur mes cuisses maigrelettes et mon p’tit popotin d’à peine dix-huit ans.

             « Tu la porteras sur la plage », me disais-je, en guise d’alibi — ce que je ne fis jamais. De sorte qu’elle resta pliée dans mon armoire, d’où Joumana, la cousine d’Alex, finit un jour par l’extirper.

             — Oh, elle est adorable ! Tu me la prêtes ? s’écria-t-elle.

             Je fis mieux, je la lui offris, en précisant :

             ­ — Je ne la mets plus. Pour une mère de famille, ce n’est vraiment pas pratique : sitôt que je me baisse, on voit ma culotte.

             ­— On peut voir la mienne, ça ne me dérange pas, répondit Joumana.

             Je ne lui rappelai pas les mises-en-garde de mon frère : elle était née ici et n’avait nul besoin de mes conseils. Une étrangère n’allait pas lui apprendre à vivre chez elle, quand même !

             L’incident eut lieu dans l’après-midi. Nous attendions quelqu’un à l’aéroport de Beyrouth. Penchée sur la rambarde de l’aire d’embarquement, Joumana exhibait gentiment son derrière quand un voyageur se rua sur elle. La braguette collée au slip de dentelle, — et en dépit des hurlements de sa victime — il se livra sur elle à des voies de fait que nous eûmes toutes les peines du monde à interrompre. Quelques bras musclés l’ayant arraché prématurément à l’extase, le malotru se retrouva au poste, tandis que Joumana me lançait, furibonde :

             — C’est ta faute tout ça, avec tes fringues de merde ! Vous êtes bien toutes des charmoutas*, vous les Françaises !

     

    * charmouta = putain

            


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                                     La théorie du complot

     

           Non, mais ça puait vraiment. Pourtant, la femme de ménage passait toutes les semaines. Après maintes recherches, la narine en éveil style cochon truffier, je finis par repérer l’origine de l’odeur (un halo d’eau croupie, rappelant l’âcre relent des éponges à tableau noir de mon enfance). Elle émanait du bouquet de roses artificielles qui garnissait le buffet de mes parents.

             Olivier, à qui je faisais part de ma découverte, ne s’en étonna guère.

             — Moi, je sais ce que c’est, s’exclama-t-il. Bonne-maman me l’a dit.

             Bonne-maman, c’était ma mère, atteinte depuis plusieurs années de la maladie d’Alzheimer.

             — Elle est persuadée que ce sont de vraies fleurs et les arrose chaque jour. Alors, ça pourrit, forcément…

             — Pourquoi fait-elle ça ? Il faut lui expliquer !

             — J’ai essayé, tu penses, mais elle est complètement parano. Elle m’a raconté que vous vous étiez tous donné le mot pour lui faire croire que ces roses étaient en tissu. « C’est un complot, répétait-elle. Mais je ne suis pas dupe de leurs mensonges. Je ne laisserai pas mes pauvres fleurs mourir de soif, même si je dois les arroser avec ma soupe ou mon café. »

             Voilà qui promettait ! On n’avait pas fini de se boucher le nez.

     


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