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                                      Comme un garçon

     

             — Maman, je peux aller au cinéma avec Francette ?

             — Sans un adulte pour vous accompagner ? Pas question !

             — Mais mes frères ont le droit, eux !

             — Ce n’est pas pareil : ce sont des garçons.

             Grand classique du genre, m’objecterez-vous. Le problème, c’est que cet argument, ma mère me le ressortait à tout propos. Il lui servait d’alibi pour restreindre sans scrupules le peu de liberté que j’essayais de conquérir. Sortir le soir ? Ah non non non (mais mes frères ? … Eux, ce sont des garçons.) Organiser une ‘tite surprise-party à la maison ? Ah non, non, non (mais mes frères ? etc.) Aller voir une exposition un concert, une pièce de théâtre ? Ah non, non, non. En gros, à part faire la vaisselle, éplucher les patates et jouer à la poupée, tout m’était interdit sous le fallacieux prétexte que je portais une robe et des nattes dans le dos. Si bien qu’un jour…

             — Tiens, coupe ! dis-je à Francette, en lui tendant une paire de ciseaux.
             Elle ouvrit des yeux ronds.

             — Tout ?

             — À ras.

             Elle commença par refuser, mais j’insistai tellement qu’à la longue, elle céda, et snip-snap, les doubles lames entrèrent en danse. J’en sortis aussi déplumée qu’une pelle à tarte (selon l’expression imagée de ma mère). Ça tombait plutôt bien : mon modèle du moment était Gelsomina* et, hormis le fait qu’elle était blonde et moi brunette, nos coiffures se ressemblaient mèche pour mèche.

             Tandis que, toute contente, je contemplais dans la glace ma chevelure hirsute, ma cousine déballa la « surprise » qu’elle m’avait apportée : un pantalon trop petit pour elle, que je passai aussitôt. Wahou, la métamorphose ! J’avais l’air presque aussi virile que mes deux frangins.

             À la vue de mon nouveau look, mes parents faillirent tourner de l’œil. Ah, ça, pour hurler, ça hurla, surtout maman !

             — Non mais, regarde-moi ce garçon manqué, disait-elle à mon père. Quelle allure ! Elle qui était si jolie en petite écolière…

             Et moi, du tac au tac :

             — Puisque j’ai l’air d’un garçon, je peux aller au cinoche ?

             Hélas, ma mère avait réponse à tout :

             — Tu ne bougeras pas d’ici tant que tes cheveux n’auront pas repoussé, trancha-t-elle. Avec ta tête de zazou, j’aurais trop honte de toi devant les voisins.

             Caramba ! Encore raté !

     

                       * Héroïne du film de Fellini « La Strada »

     


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                                        Autodafé

     

         La femme de mon frère aîné, qui n’avait même jamais ouvert un livre, détestait d’emblée tout ce que j’écrivais. Malgré cela, lorsque parut  Et Rose elle a vécu, je lui en envoyai un exemplaire, qu’elle fit disparaître aussitôt afin qu’il ne « contamine » pas sa descendance (elle craignait mon influence, au point d’interdire à ses trois enfants de fréquenter les miens.)

             Personne ne le lut donc, durant plusieurs années — sauf elle, en diagonale, histoire de mesurer l’ampleur du péril. Ce survol me valut d’ailleurs une diatribe qui me laissa sans voix, et d’où il ressortait que mes cochoncetés salissaient notre nom (!) La honte qui retombait sur toute la famille l’affectait donc personnellement et légitimait sa colère.

             Puis, les années passant, les six cousins se rapprochèrent les uns des autres, de sorte qu’à l’adolescence, ils se fréquentaient assidûment. D’autant qu’ils présentaient des aptitudes communes : Karine dessinait, tout comme Mélanie, Olivier et Marie-Dominique ne juraient que par le théâtre, et Frank partageait avec Fred l’amour des vieilles voitures.

             Or, un jour, Frank, âgé d’une quinzaine d’années, avisa, dans ma bibliothèque, la tranche d’un livre.

             — Oh ! s’exclama-t-il, le bouquin défendu ! Je l’avais oublié, çui-là !

             Et de m’expliquer qu’ayant relégué l’ouvrage dans un placard, sa mère le gardait soigneusement sous clé.

             — Et tu acceptes ça ? m’étonnai-je. C’est de la dictature !

             Il haussa les épaules :

             ­ — Bof, tu la connais, hein ! Si je passais outre, je l’aurais sur le dos jusqu’à la saint-Glinglin. Ma curiosité ne va pas jusque là.

             Bien que sa réflexion ne fût pas très flatteuse, je pris le bouquin et le lui tendis.

             — Tu le veux ?

             Il remercia, le fourra dans sa poche et s’en fut.

             Trois jours plus tard, il me téléphonait.

             — J’ai terminé Et Rose elle a vécu, et, franchement, c’est pas terrible. Quelque part, je comprends la réaction de maman. Tous ces mots d’argot, ces termes orduriers… À croire que tu l’as fait exprès pour la choquer !

             Je poussai un soupir de lassitude. Mal barré, le petit neveu. Les chiens n’engendrent pas des chats, comme on dit.

     

     


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                              L'insondable profondeur des ressources humaines

     

             Les Grands moments de solitude ont pour point de départ une rubrique de Fred Neidhardt intitulée Les boules de ma vie, parue brièvement dans la revue Psikopat. L’auteur y présentait, sous forme d’interviews imaginaires, des gaffes hilarantes qui durent éveiller maints souvenirs de honte dans la mémoire de ses lecteurs. La mienne en faisait partie, saturée qu’elle était de toutes les bourdes, boulettes, bévues, et balourdises commises durant mes quatre décennies d’existence. J’entrepris donc de les raconter sous le titre générique de Moments atroces, et, quand s’arrêtèrent Les boules de ma vie, mes anecdotes perso prirent la relève. Elles suscitèrent une telle émulation que j’eus envie d’en faire un recueil. Si tout le monde s’y mettait, autant en profiter ! Nous avions là une source intarissable de témoignages, à la fois drôles, originaux et authentiques ; y avait qu’à se baisser pour les ramasser.

             Que je croyais.

             Hélas, je me trompais. Car une fois épuisé le répertoire classique (du genre : le lecteur de journal qui fonce dans le réverbère ou le mari trompé qui rentre à l’improviste), le flux s’arrêta de lui-même. Devant la pénurie de récits spontanés, je me tournai vers les professionnels. Mais, hélas, peu d’entre eux se montrèrent intéressés. Les rares textes que je reçus ne suffisant pas à remplir un livre, force me fut d’y inclure mes propres souvenirs, ce qui en dénatura l’esprit communautaire.

             L’éditeur auquel, dès sa conception, j’avais soumis le projet, ne s’y trompa guère.

             ­— Pourquoi ne renonces-tu pas au concept de collectif ? me demanda-t-il. Ton bouquin, écris-le toute seule !

             — Et où veux-tu que j’aille chercher la matière ? Je n’ai pas trois cents pages de conneries à mon actif ! 

             — Bien sûr que si : tu en as déjà raconté une bonne cinquantaine, et vu comme t’es partie, ça ne cessera pas de sitôt !

             Il avait raison, ça ne cessa pas. L’insondable profondeur des ressources humaines donne le vertige.

     


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                                     La vie est un petit cinéma de quartier

     

             Ma première réaction, quand Sylvain s’éteignit, fut de vider ma maison de toute trace de médocs. Il y en avait des dizaines de boîtes que j’entassai pêle-mêle dans un grand sac plastique et remis aux infirmières, de service cette nuit-là.

             — Je ne veux plus voir ça, leur dis-je — ce qu’elles comprirent.

             Ma deuxième réaction fut de chasser de mon esprit le décor récurrent de mes cauchemars : couloirs d’hôpital, ascenseurs, salles d’attente, urgences, box d’IRM, de scanner, de radiothérapie ; et même la machine à café de l’accueil, qui faisait, pour vingt centimes, des capuccinos si crémeux. Il me semblait urgent de rendre à mes nuits leur virginité en les débarrassant de l’univers médical qui, depuis tant d’années, me happait à chaque fois que je fermais les yeux.

             Ma troisième réaction fut d’effacer Albi de ma carte mentale : cette ville n’existait pas, elle n’avait jamais existé, et je n’y avais pas déambulé pendant des heures, en relisant Voltaire pour que le temps passe plus vite, pendant que Sylvain était au bloc ou en chimio.

             Ce grand ménage accompli, je pus enfin respirer, mais mon soulagement fut de courte durée. Trois mois plus tard, je déclarais à mon tour un cancer, et la ronde infernale recommença de plus belle. J’eus droit aux mêmes symptômes, aux mêmes médecins, aux mêmes traitements (dont je connaissais déjà les effets ravageurs), aux mêmes pronostics exagérément optimistes. Bref, je me farcis le film pour la seconde fois, comme dans les cinémas permanents de mon enfance, où la séance passait en boucle.

             Déjà, à l’époque, je n’aimais pas ça. Une certaine lassitude me saisissait à mi-rediff, ; je profitais des séquences qui m’avaient ennuyée à la première vision pour aller faire pipi. Seules les scènes d’amour me motivaient, en fait. Elles, je ne m’en lassais pas, et, toutes répétitives qu’elles fussent, j’en redemandais.

             Comme dans la vie réelle, quoi.

            


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                               Dardie (petit conte macabre)

     

             Lorsque Nina avait sept ans, elle m’écrivait régulièrement. La teneur de ses lettres était toujours la même: « Gudule, je t’aime, envoie-moi une Dardie princesse (ou danseuse, ou sirène, ou fée, ou drag queen…) ». Il s’agissait de Barbie, évidemment, mais Nina confondait les D avec les B, ce qui m’évita, durant des années, de donner au consternant jouet le nom d’un bourreau nazi. Pour moi, ces affreuses pin-up de plastique, c’étaient juste des dardies, point barre.

             Incapable de résister à la craquante dyslexie de ma petite-fille, je lui achetais donc les pin-up en question, dont le coût prohibitif me foutait à chaque fois les boules.

             Imaginez, alors, quand je les retrouvais toutes démantibulées entre les pattes des chats, ou abandonnées au fond du jardin, couvertes de terre et d’excréments !  

             Un jour, exaspérée par cette gabegie, je propose à Nina et à sa sœur Barbara :

             — Si nous ramassions les morceaux de dardies qui traînent un peu partout ? Nous pourrions leur faire un bel enterrement, qu’en pensez-vous ? Au moins, elles serviraient encore à quelque chose.

             Enthousiasmées par ce projet, mes deux mirguettes se mettent aussitôt à l’ouvrage. Elles dégagent un petit lopin de terre, le clôturent, le bordent de fleurs coupées, et nous voilà parties à la pêche aux dépouilles.

             — C’est rigolo, constate Barbara en entassant les résidus de poupées dans un panier : la première chose qu’elles perdent, c’est la tête, puis les cheveux, puis les bras et les jambes. À la fin, il ne reste plus qu’un ventre tout pourri, et une paire de fesses encore plus pourrites.

             Ces ventres, ces fesses et le reste, nous creusons des petits trous pour les y enfouir, et sur chaque tombe nous inscrivons l’identité de son occupante. Puis nous allumons des mini-bougies en chantant solennellement : « Au pays des dardies, comme dans tous les pays, on s’amuse, on pleure, on rit, il y a des méchants et des gentils », sur le générique du dessin animé Candy.

     

             Petit aparté : J’ai repris l’idée de cimetière de Barbies dans mon roman Danger, camping maudit !paru en 2001 aux éditions Nathan. Comme quoi mes bouquins sont vraiment autobios… et même prémonitoires, parfois. Car le cancer qui me ronge aujourd’hui a des effets étrangement semblables à ceux constatés par ma petite-fille : dans un premier temps, j’ai perdu la tête, ensuite les cheveux, pour finir par l’usage d’un bras et d’une jambe...

             Ainsi, après toute une vie à vomir sur la mode, se retrouve-t-on poupée mannequin, en fin de parcours.

     


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