• grands moments de solitude 176 (tome 2)

     

                                            Mémoire sélective

     

             En dépit de son diminutif anglo-saxon, Kate était parisienne jusqu’à la moelle des os. Pétrie de certitudes, arrogante et vanneuse, elle s’attaquait, sur le mode aspic, à tous ceux qui passaient à sa portée, et comme elle avait la dent dure, les malheureux dérouillaient grave.

             — Moi, je suis franche, déclarait-elle à tout propos. Je dis toujours ce que je pense !

             Encore eût-il fallu qu’elle pensât (ou, du moins, réfléchît)…

             Cette jeune personne, fort belle au demeurant, se prétendait journaliste. En fait, elle pondait au kilomètre de fausses lettres érotiques, payées 10 frs le feuillet, pour les magazines que je dirigeais. Dans cette petite structure quasiment familiale, la bestiole, à loisir, distillait son venin. Le léger différend qui, cette année-là, opposa le patron à ses employés, fut, pour elle, l’occasion d’exercer ses talents. Passant, tel un ludion, de bureau en bureau, elle attisait les haines, titillait les rancœurs, colportait à foison ragots et calomnies, de sorte qu’à la faveur de ses allées-et-venue, la broutille de départ prit une ampleur démente.

             Ainsi le bruit courut-il que, dans mes moments perdus, j’offrais mes services à la concurrence — ce qui faillit bien me coûter ma place. J’appris également, sous couvert de confidence, que la femme du patron ne pouvait pas me saquer, que lui-même m’estimait d’une incompétence crasse, et que, s’il me gardait, c’était par charité.

             Puis les années passèrent. Pubnou* ferma ses portes et chacun poursuivit sa route de son côté…

     

                                *

     

             Il y a quelques mois, mon téléphone sonne. C’est un copain écrivain, perdu de vue depuis fort longtemps.

             — Tu te souviens de Kate P. ? me demande-t-il à brûle-pourpoint. La semaine dernière, je l’ai croisée à un vernissage. Elle tenait le crachoir, comme d’hab’, et racontait partout que j’avais couché avec M. T. (ici le nom d’une personnalité très parisienne). Je te passe les détails auxquels on a eu droit : pratiques SM et compagnie. Je me suis découvert une vie sexuelle trépidante. Je ne m’en plains pas, remarque : ça me fera de la matière pour mon prochain roman, et les pipeuleries bien crades boostent les ventes. Mais le plus rigolo, c’est que la fille de M.T. était dans la galerie. Du coup, elle lui a volé dans les plumes, et tu ne devineras jamais ce que Kate a répondu.

             — ?

             — Que l’info venait de toi.

             — De MOI ? Mais il y a au moins trente ans que je ne l’ai pas revue.

             — Tu lui aurais confié mes folles turpitudes quand vous bossiez ensemble.

             — Pas le moindre souvenir…

             — Elle, si, apparemment. Paraît que le venin d’aspic entretient la mémoire. Tu devrais essayer.

             —Sans façon ! Je préfère terminer Alzheimer.

            

    * (voir chapitre 133 du présent recueil)

     

     

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