• grands moments de solitude 133 (tome 2)

     

                                           Minitel rose

     

            En vérité, je vous le dis, la boîte où je travaillais, Publications nouvelles (Pubnou pour les intimes) avait inventé le minitel rose. C’est même ce qui lui avait redonné un second souffle quand, après cinq ans de bons et loyaux services, les ventes des revues s’étaient ralenties de manière préoccupante.

             Toutes les formules vieillissent, même les formules magiques. La nôtre : « les exhibitionnistes se racontent, nous publions leurs lettres et les voyeurs se régalent », commençait à battre de l’aile malgré son trait de génie. Lorsque les P&T lancèrent le minitel, ce fut, dans ce domaine, une révolution. Un véritable dialogue put enfin s’instaurer entre les adeptes de ces fantasmes complémentaires — un dialogue immédiat et vivant, d’où son immense succès.

             Ma direction avait embauché quelques étudiant(e)s chargé(e)s d’animer les réseaux de nos différents labels (3615 Domina ; 3615 Sucette ; 3615 Lesbiana ; 3615 Coquine, etc). Leur mission : retenir le plus longtemps possible les utilisateurs devant leur écran afin qu’ils banquent un maximum (Le minitel se payait à la minute, et très cher, ce qui explique sa disparition prématurée.)
             Or, un matin, le patron me convoque dans son bureau.

             — Qui est l’animatrice de l’appareil numéro 2 ? me demande-t-il.

             — Kathia, une brune un peu boulotte.

             — Il faudra l’augmenter : c’est elle qui a fait les meilleurs scores, ce mois-ci.

             — Ah bon ? Vous êtes sûr ? Parce qu’elle ne vient pas très souvent…

             Vexé que sa parole puisse être mise en doute, il me sort un listing où je peux constater qu’en effet, le minitel n° 2 totalise un nombre d’heures largement supérieur aux autres.

             Voilà qui est surprenant ! Afin d’en avoir le cœur net, je me rends dans le local des animateurs où Olivier, Manuel et Anne-Lise pianotent consciencieusement sur leur clavier. Mais, comme d’habitude, la place de Kathia est vide.

             — Quelqu’un travaille-il sur le 2 ? interrogeai-je ?

             ­­ — Non, répond Olivier.

             — Sauf la petite, de temps en temps, ajoute Anne-Lise. Elle aime bien venir jouer ici.

             — La petite ? Quelle petite ?

             — Ben ta fille !

             Je fais un bond en l’air. Mélanie, âgée de huit ans m’accompagne souvent au bureau, le mercredi. Elle connaît tout le monde et tout le monde l’adore.

             — Vous la laissez toucher aux minitels ?

             — Bien sûr ! Pourquoi on l’en empêcherait ? Elle se débrouille comme un chef.

             ­ — Mais que fait-elle ?

             ­ — Elle raconte des histoires aux utilisateurs, je crois.

             De mieux en mieux ! Un grand vide au creux de l’estomac, je me rue sur le téléphone.

             — Allo, Sylvain, Mélanie est là ?

             — Oui, elle rentre à l’instant de l’école.

             ­— Tu me la passes ?

             — Maman ? fait une petite voix tranquille au bout du fil.

             — Qu’est-ce que tu as fabriqué sur le minitel du bureau ?

             — J’ai parlé avec un monsieur.

             — Et que lui as-tu dit ?
             — Que j’étais une libellule qui volait de fleur en fleur.

             Non, ce n’est pas possible, je fais un cauchemar ! Ma fille drague les pédophiles !

             — Et lui, il t’a dit quoi ?

             — Que mon histoire était drôlement jolie et qu’il voulait connaître la suite. Il va se connecter mercredi pour la lire.

             Cette fois, la coupe est pleine. Avec un : « Faut qu’on parle, toi et moi, ma chérie » lourd d’angoisse, je raccroche et fonce à la direction. Parce que bon, nous nageons en pleine illégalité, là. Si la brigade des mineurs nous tombe dessus, je ne donne pas cher de notre peau. Il ne nous restera plus qu’à mettre la clé sous le paillasson !

             Contrairement à ce que je redoutais, le patron prend les choses avec philosophie.

             — Plus question que votre gamine touche à nos minitels, déclare-t-il. En cas de contrôle, ça chaufferait. Par contre, il faut saisir cette opportunité. Dès demain je dépose « 36 15 Libellule » et je lance une campagne d’affichage.

             — Qui l’animera?

             — Anne-lise et Manuel... s’ils y arrivent. Le cul, c’est à la portée de n’importe qui, pas les « jolies histoires ». Mélanie ne pourrait pas leur donner quelques leçons ?

     

     

     

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  • Commentaires

    1
    Yunette
    Dimanche 11 Octobre 2015 à 11:34
    Les belles histoires, c'est de famille :)
    2
    Pata
    Jeudi 29 Octobre 2015 à 00:15

    Eh, eh, et oui, dans la botanique, y'a pas que la fin du mot qui compte :)

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