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                                  Salon de Beyrouth

     

            1995. Nous étions quelque chose comme une demi-douzaine ; la petite délégation culturelle française. En tête de l’expédition, le professeur Jacquard, homme de tous les dangers, toujours présent lorsque la dignité humaine était bafouée. Amélie Nothomb, égérie de la francophonie était là également, ainsi qu’Yves Simon, Michel Omfray et André Cardinali, le gendre de Jacques Prévert, venu présenter l’expo itinérante de feu son beau-père.

     

             A peine avalé l’apéro de bienvenue, chacun d’entre nous gagne sa chambre d’hôtel pour un p’tit brin de fraîcheur. C’est là que dix minutes plus tard, quelqu’un frappe à ma porte.

             — Oh Jacques !

             Mon frère aîné, qui vit toujours dans la capitale libanaise, a suivi de près les opérations ; sa voiture nous attend en bas pour une mini-balade dans mon ancien quartier (l’Achrafieh d’après-guerre dont la plupart des magnifiques immeubles coloniaux sont en ruine).

             Nous voilà partis en catimini à travers la ville encombrée de milices, de guérites et de camions militaires débordant de soldats en armes. Bref, après un détour par la famille et les amis, mon frère me ramène à l’hôtel où la voix d’Yves Simon m’accueille d’un âcre :

             — Ah enfin, Gudule, te voilà ! Où étais-tu passée ? On n’attendait que toi pour aller manger !

             — Nous avons craint que tu te sois fait enlever, ajoute le professeur Jacquard.

             Tout en rejoignant mes petits camarades, j’explique la situation : à savoir que je vais lâchement les abandonner, ma belle-sœur ayant préparé des wara-hanab* en mon honneur. Or, la cuisine de ma belle-sœur est, à n’en pas douter, la meilleure du monde, et ça, à mes yeux, nom d’un chien, c’est sacré !

             Le lendemain matin, au petit-déjeuner que je prends en tête à tête avec Albert Jacquard, ce dernier m’apprend qu’à treize heures, nous sommes attendus à l’ambassade de France pour un mezzé couleur locale que je n’ai pas intérêt à louper sous peine d’incident diplomatique ;

             Et tiens, à ce propos, nous y avons eu droit, à l’incident diplomatique, mais cette fois, ce n’était pas mon fait, c'était celui de l’ambassadeur qui avait mal appris sa leçon.

             Durant le petit speech d’ouverture des festivités, il déclara :

             — Mon équipe et moi-même remercions chaleureusement l’auteure québécoise Amélie Nothomb qui nous honore de sa présence.

    En écho à cette confusion géographique, une sorte de sirène s’élève dans le silence : Le rire suraigu d’Amélie Nothomb qui s’empresse de rappeler que la Belgique est partenaire privilégiée de l’événement culturel qui nous réunit tous ici.

             Quant à notre hôte, il n’est pas au bout de ses pataquès ;

           — Et n’oublions pas la remarquable exposition du conteur pour enfants Jacques Prévert, conclut-il avec aplomb.

             Là, c’est André Cardinali qui réagit au quart de tour :

             — Conteur pour enfants ? s’indigne-t-il haut et fort. Vous parlez d’un écrivain du patrimoine, monsieur ! L’une des plus grandes gloires des lettres françaises !

     

                                       * Wara-hanab : feuilles de vigne farcies


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    Juste un coup de pouce !

     

             Au début des années 1980, suite au licenciement abusif de milliers d’ouvriers, une célèbre marque de produits laitiers se retrouva dans le collimateur du « Pouce Vengeur ». Cette organisation d’utilité publique s’était donné pour  mission de « moraliser » la grande distribution, salement corrompue par la politique ultra-libérale du pouvoir en place. Pour ce faire, des escouades de « robins des bois alimentaires » avaient envahi les supermarchés, direction rayon frais. La tactique de représailles était on ne peut plus simple : chaque membre de l'expédition punitive s’emparait d’une boîte de camembert, l’ouvrait, et enfonçait son pouce dans la pâte molle jusqu’à la première phalange. Du coup, inconsommable, le truc. Les clients suivants faisaient : « Beeeeerk ! » et tout le stock restait sur les bras du gérant qui n'avait plus qu'à qu’à le consommer lui-même, à défaut de pouvoir le remettre en vente, sauf…

             …sauf s’il se comportait avec intelligence, ce qui arrivait parfois dans ce secteur d’activité.

             Sur les conseils de mon ami Julien (64 ans aux cerises), le directeur du magasin Alimentex de la rue de la Roquette, avait fait preuve, ce jour-là, d’une bonne initiative. Plutôt que de s’auto-punir en absorbant les résidus de doigts des militants sociaux, il fit don des denrées abîmées aux associations humanitaires du quartier. Ainsi s’épargna-t-il à la fois une méga-corvée gustative, et se donna-t-il bonne conscience en aidant les plus démunis.

             Or, il se fait que récemment, la direction d’une grande surface dont j’ignore le nom (sans quoi je vous l’aurais donné, vous pensez bien !) a porté plainte contre des personnes ayant récupéré des produits périmés dans ses poubelles, pour s’en nourrir. Et il s‘est trouvé une « justice » pour avaliser cette ignominie. Ah, que je regrette le temps des Pouces vengeurs !

             Bon, je peux comprendre que, effarouchés par les règlements drastiques sur l’hygiène, ce commerçant ait jugé prudent de se protéger, en cas d’empoisonnement de ses « voleurs ». Certaines lois absurdes incitent des individus en apparence normaux  à se comporter comme de véritables ordures. Mais il existe d’autres lois rendant obligatoire l’aide aux  personnes en danger, voyez ? Des personnes qui n‘ont rien à bouffer, nulle part où dormir, et qui crèvent à petit feu de l’égoïsme hystérique de leurs contemporains.

    Un petit coup de pouce, des fois, ça peut sauver une vie !


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                                 Nostalgie

     

             Nous nous étions connues en quatrième, quand j’avais changé d’établissement scolaire. Je me sentais perdue parmi ces nouvelles têtes, au point de chercher des yeux un visage amical, qui, spontanément, me distillât un peu de réconfort. Aussi, lorsque Clara se tourna vers moi au beau milieu du cours d’Histoire et me sourit, sentis-je mon cœur fondre de reconnaissance ; l’amitié qui venait de naître devait durer des années. À l’âge adulte, séparées par quelque trois mille kilomètres, nous nous écrivions chaque semaine. Clara vint me rendre visite au Liban, et mes enfants portèrent longtemps le poncho bleu à capuche qu’elle avait crocheté pour la circonstance.

    De retour en France, nous nous revîmes régulièrement, mais, à mon grand désappointement, la douce Clara avait changé : aigrie par deux divorces et trois accouchements, elle s’était embourgeoisée à la manière des nouveaux riches : sans allégresse, ni euphorie. Pour lui extirper un éclat de rire, il fallait y aller aux forceps, et rien n’était plus triste que ces lèvres autrefois radieuses ayant égaré le mode d’emploi du sourire.

             Ce fut un courrier du collège Saint Jean d’Uccle  qui nous remit en contact deux ou trois ans plus tard.

            

                      Madame, m’écrivait la directrice de cet honorable établissement.

               L’une de nos élèves de sixième,  la jeune Yseult Mosse, m’apprend que vous connaissez sa mère de longue date. C’est elle qui m’a conseillé de vous contacter, car, cette année, votre livre « La vie à reculons » est au programme de sa classe, et ce serait un grand honneur pour nous de vous y accueillir, afin que vous répondiez aux questions de nos élèves. Mme Mosse, se propose de vous loger à cette occasion, et nous souhaiterions vous inviter toutes deux au restaurant, ainsi que le personnel enseignant concerné par le projet.

             Sur ces entrefaites, une voiture se gara devant le collège,  et une grosse dame blonde portant manteau et toque de vison s’en extirpa — ce qui, bien entendu me fait frémir d’horreur.

             —Mais… mais…. Clara !? Que t’est-il arrivé ? m’exclamé-je

    Surprise par ma question, la conductrice se raidit

    — Ben… j’ai un peu grossi, si c’est ça qui te dérange, aboya-t-elle.

    — Non, je parlais plutôt de la fourrure ; tu étais contre, dans le temps ; on collait même des affiches appelant au boycott !

             Mon ex-condisciple me fusilla des yeux.

             — Oui, mais à l’époque, je n’avais pas un rond. Ce genre de militantisme débile, c’est pour les étudiantes fauchées.

    — Et aujourd’hui, tu ne l’es plus ?

             —Quoi ?

    —Fauchée ?

    —Non, je viens de divorcer d’un grand chirurgien qui m’a tout laissé :le pavillon, la bagnole, le compte en banque et les gosses. 

             Ah ?

    Tandis que sa mère cherchait une place sur le parking de la résidence,  Yseult courut se changer. Au bout d’un quart d’heure, elle revint en jean et camionneur lavande, ce qui fit bondir Clara.

    — Enlève-moi ça tout de suite, tu es tellement vulgaire !

             Je ne pus m’empêcher d’intervenir.

             — Vulgaire ? ! c’est toi qui oses dire ça ? t’as vu comment tu es sapée, franchement ? Et ces breloques dorées qui pendent à tes oreilles et à ton cou ? C’est de bon goût, ça, peut-être ?

             Eh bien, vous me croirez si vous voulez, mais ma réflexion ne lui a pas plu ; et quand j’ai ajouté : «  En camionneur ou non, ta fille est ravissante : on dirait toi quand tu étais jeune  », elle m’a priée d’aller me faire voir.

             Force m’est de reconnaître qu’elle avait bien raison. De quoi je me mêlais, sans blague ?

             Depuis, nous sommes copines, Yseult et moi ; et avec sa mère, on ne se parle plus ; Décidément, les vieilles amitiés ne résistent pas à un brin de nostalgie !


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                                    Superstition

     

           Septembre 1998. La polardeuse Brigitte Deslandes est engagée aux éditions du Masque pour mettre en place une collection de thrillers destinés à la jeunesse.

             — Dans un souci de cohérence, j’aimerais que chaque histoire s’appuie sur une superstition particulière, m’explique-t-elle avant de me passer commande. Cette politique éditoriale sensibilisera nos jeunes lecteurs aux traditions obscurantistes dont sont trop souvent victimes les animaux. Un  critère pédagogique qui est, à mes yeux, l‘essence même de ma collection !

             — Tu penses aux chouettes clouées sur les portes des granges, par exemple ?

             — Exactement !  Tu me fais un petit synopsis de deux-trois pages sur ce thème et on lance le contrat ?

             —Allez, hop, c’est parti !

             De retour chez moi, je me mets illico au boulot, ce qui donne naissance à « j’irai dormir au fond du puits », court roman du terroir dont Brigitte prend livraison une quinzaine de jours plus tard.

             Manque de pot, si le récit la séduit, ce n’est pas le cas de  sa directrice de publication, une battante hermétique par nature aux élucubrations de mon héroïne dont la mièvrerie l’horripile.

             Bref, elles se prennent le chou et, de discussions houleuses en accusations réciproques, finissent par déclarer forfait. Elles ne sont pas faites pour bosser ensemble. Brigitte, vexée du manque de confiance de sa supérieure hiérarchique, donne sa démission à grand renfort d’effets de manches, et l’entrevue s’achève sur l’enterrement de la collection litigieuse.

             Me voilà donc avec mon thriller mort-né sur les bras, et personne pour le prendre en charge.

             Dans les jours qui suivent, je le porte chez Hachette.  Paul de R. responsable du « Livre de poche », qui m’a déjà publiée à plusieurs reprises, sera forcément intéressé.

             Eh bien, non ! non, non, non, non, non, non. La lettre qu’il m’envoie une semaine plus tard commence par : « Gudule, tu m’as beaucoup déçu ! »

             Et pourquoi donc ?

             C’est très simple.

             — Ton discours est carrément élitiste ! C’est celui d’une Parisienne  qui, du haut de son piédestal urbain, juge les mœurs rurales. Imagine que tu sois fils de paysans de Picardie ou de Bretagne, comment prendrais-tu cette accusation publique de barbarie ?

             S’ensuit une diatribe qui déconstruit mes arguments, ainsi que la structure de l’enquête sur laquelle ils reposent

             — Mais je n’ai fait que me conformer au cahier des charges de Brigitte Deslandes, protestai-je.

             — Je te rappelle que c’est à moi que tu as proposé ton manuscrit, et pas à elle, rétorque Paul.

             Ben… euh… si.

             Grasset, par chance rattrape le coup : courant 1999, « j’irai dormir au fond du puits » obtient le prix de la SGDL (récompense prestigieuse de la profession), et celui des Incorruptibles, décerné par l’ensemble des collèges nationaux. Je crois que Paul de R. l’a eu dans le baba !

     


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    Tics d'écriture

     

             L’Année de ma sixième, on avait Ronssin  comme prof de français. Or, cette enseignante, pourtant très compétente, fut à l’origine d’une faute d’orthographe qui me poursuivit toute ma vie.

             Ce lundi-là, c’était jour de dictée.

             — Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille, commença la prof en entrant dans la classe, un bouquin à la main.

             « Tu attendais le Soir, il descend, le voici.

             Une atmosphère obscure enveloppe la ville… »

             En écho, je récitai le poème à voix basse. Du Baudelaire, pensez ! Mon idole ! Je connaissais par cœur  Les Fleurs de Mal !

             Soudain, je sursautai :

             — Une ambiance obscure enveloppe la ville, poursuivait Ronssin en louvoyant dans les travées.

             Je levai un doigt timide :

             — Euh… pas « ambiance », mademoiselle, « atmosphère » !  Sinon, il manque un pied.

             La prof rougit, me félicita pour mon érudition et, calmement, expliqua :

             — Anne a raison. Je ne me rappelais plus s’il fallait un ou deux « h » à « atmosphère », et dans le doute, je l’ai remplacé par un synonyme.

             Dorénavant, à chaque fois que j’écrivis le fameux mot, la voix de Mlle Ronssin me revint en mémoire et je changeai moi aussi « atmosphère » en « ambiance ».

             Ainsi chope-t-on des tics d’écriture.

     

     


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