• grands moments de solitude 203 (tome 2)

     

                                    Superstition

     

           Septembre 1998. La polardeuse Brigitte Deslandes est engagée aux éditions du Masque pour mettre en place une collection de thrillers destinés à la jeunesse.

             — Dans un souci de cohérence, j’aimerais que chaque histoire s’appuie sur une superstition particulière, m’explique-t-elle avant de me passer commande. Cette politique éditoriale sensibilisera nos jeunes lecteurs aux traditions obscurantistes dont sont trop souvent victimes les animaux. Un  critère pédagogique qui est, à mes yeux, l‘essence même de ma collection !

             — Tu penses aux chouettes clouées sur les portes des granges, par exemple ?

             — Exactement !  Tu me fais un petit synopsis de deux-trois pages sur ce thème et on lance le contrat ?

             —Allez, hop, c’est parti !

             De retour chez moi, je me mets illico au boulot, ce qui donne naissance à « j’irai dormir au fond du puits », court roman du terroir dont Brigitte prend livraison une quinzaine de jours plus tard.

             Manque de pot, si le récit la séduit, ce n’est pas le cas de  sa directrice de publication, une battante hermétique par nature aux élucubrations de mon héroïne dont la mièvrerie l’horripile.

             Bref, elles se prennent le chou et, de discussions houleuses en accusations réciproques, finissent par déclarer forfait. Elles ne sont pas faites pour bosser ensemble. Brigitte, vexée du manque de confiance de sa supérieure hiérarchique, donne sa démission à grand renfort d’effets de manches, et l’entrevue s’achève sur l’enterrement de la collection litigieuse.

             Me voilà donc avec mon thriller mort-né sur les bras, et personne pour le prendre en charge.

             Dans les jours qui suivent, je le porte chez Hachette.  Paul de R. responsable du « Livre de poche », qui m’a déjà publiée à plusieurs reprises, sera forcément intéressé.

             Eh bien, non ! non, non, non, non, non, non. La lettre qu’il m’envoie une semaine plus tard commence par : « Gudule, tu m’as beaucoup déçu ! »

             Et pourquoi donc ?

             C’est très simple.

             — Ton discours est carrément élitiste ! C’est celui d’une Parisienne  qui, du haut de son piédestal urbain, juge les mœurs rurales. Imagine que tu sois fils de paysans de Picardie ou de Bretagne, comment prendrais-tu cette accusation publique de barbarie ?

             S’ensuit une diatribe qui déconstruit mes arguments, ainsi que la structure de l’enquête sur laquelle ils reposent

             — Mais je n’ai fait que me conformer au cahier des charges de Brigitte Deslandes, protestai-je.

             — Je te rappelle que c’est à moi que tu as proposé ton manuscrit, et pas à elle, rétorque Paul.

             Ben… euh… si.

             Grasset, par chance rattrape le coup : courant 1999, « j’irai dormir au fond du puits » obtient le prix de la SGDL (récompense prestigieuse de la profession), et celui des Incorruptibles, décerné par l’ensemble des collèges nationaux. Je crois que Paul de R. l’a eu dans le baba !

     

    « grands moments de solitude 202 (tome 2)grands moments de solitude 204 (tome 2) »

  • Commentaires

    1
    Jeudi 7 Janvier 2016 à 17:51

    Il est gonflé, ce Polaire. Si quelqu'un n'a jamais été sur un piédestal, c'est bien Gudule, qui est une des personnes les plus simples que j'aie jamais connues.

    2
    Cachou
    Samedi 9 Janvier 2016 à 18:59

    Cloué, le Paul !!!

      • Samedi 9 Janvier 2016 à 19:57

        Avec ses critères de sélection à la noix, il n'a pas dû publier grand-chose, ce pô l'air. Manquer de flair à ce point-là, pour un éditeur, c'est tragique.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :