•                                                 Cry, baby

     

             On fait parfois d’étrange rencontres, dans les salons. En 1998, à Montreuil ,  je dédicaçais au stand Hachette quand une jeune femme s’approche de moi et, sans préambule, fond en larmes. Devant mon ahurissement (et celui de mes collègues), elle déclare, d’une voix hoquetante :

             — Excusez-moi, c’est l’émotion.  La Bibliothécaire  m’a bouleversée au-delà de tout. C’est le livre que j’aurais rêvé d’écrire. Vous rencontrer, c’est comme rencontrer une autre moi-même idéale…

             Bien embarrassée, je l’invite à prendre un café à la buvette, histoire qu’elle se remette, mais rien à faire : elle pleure, pleure, pleure sans discontinuer. Et pendant ce temps-là, devant mon stand, la file s’allonge… Je finis quand même par m’esquiver, nantie de ces précieux renseignements : elle s’appelle Bérénice, est documentaliste dans un collège de la région  parisienne, et c’est la première fois qu’elle se comporte ainsi.

             La première mais pas la dernière, car l’année suivante, rebelote. En pleine signature, elle se pointe devant moi et éclate en sanglots. Autour de nous, tout le monde ricane en se chuchotant des trucs à l’oreille. Je n’ai d’autre choix que d’emmener Bérénice à la buvette, où elle me réexplique les raisons de son émoi.

             Elle me les réexpliquera encore en 2000, où la même scène se reproduit à l’identique, puis en 2001, de sorte qu’en 2002, je prends les devants. Au risque de passer pour une frimeuse, j’explique aux quatre auteurs présents ce qui risque de se produire, et ça ne loupe pas : Bérénice déboule comme les autres années. Mais cette fois, elle a les yeux secs, et dégage même une certaine agressivité.

             —  Je suis terriblement déçue, me lance-t-elle de but en blanc. J’ai lu « L’amour en chaussettes », c’est très mauvais. Vulgaire, démago, sans inspiration.  Vous avez sali votre image. Je n’ouvrirai plus jamais un seul de vos livres.

             Ça a bien rigolé, ce jour-là, au stand Hachette !

     


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  •                                                                          Le Parmesan

     

             Cette année-là, Sylvain tournait un film dans les caves de l’Odéon, alors en pleine réfection. Tout ce qui y était entassé depuis des siècles avait été déblayé et stocké dans un coin, en attendant la  benne. Ayant besoin d’accessoires pour un décor de squat, Sylvain se sert « au tas »comme on l’y a autorisé. Il pioche dans les malles de vêtements de scène hors d’usage, récupère quelques meubles bancals, de la vaisselle ébréchée, des bibelots poussiéreux bref, farfouille à qui mieux mieux dans l’amoncellement de détritus.

              En cherchant de quoi caler un pied de table, il dégote une sorte de planchette noirâtre qui, lui semble-t-il, fera l’affaire. Cependant, en l’examinant de plus près, il constate que c’est, non un simple bout de bois, mais un petit tableau en très mauvais état et couvert d’un épaisse couche de crasse.  Intrigué, il le ramène à la maison où, avec mille précautions,  nous entreprenons de le nettoyer, ce qui révèle peu à peu une silhouette de femme penchée sur un enfant.

             — On dirait une Vierge!

             En effet. En dépit des nombreuse déchirures qui le rendent quasiment illisible, le petit tableau représente bien une Vierge : confirmation nous en est donnée par les photos prises un instant plus tard et volontairement surexposées pour éclaircir l’image.

             — Tu crois que ça a de la valeur ?

             — Pas la moindre idée, mais derrière la toile, quelqu’un a marqué « Le Parmesan ». C’est un peintre de la Renaissance, ça, non ? Un des grands maîtres du maniérisme italien, si je ne m’abuse…

             Wikipédia n’étant pas encore passé dans les mœurs, nous ne faisons qu ‘un bond jusqu’à la librairie voisine où le rayon « art » est assez conséquent. Gagné ! Il y a justement un bouquin  sur la Renaissance italienne soldé à moitié prix. Les œuvres du Parmesan y sont en bonne place.

             Armés chacun d’une loupe, nous examinons minutieusement chaque reproduction dans l’espoir d’y trouver « notre » Vierge. Peine perdue ! Si les positions offrent une certaine ressemblance, si les visages ont quelques traits communs, y discerner la patte du Maître est affaire de spécialiste, et nous, on n’y connaît que dalle.

             — Je vais téléphoner à un cabinet d’expertise, décide Sylvain.

             Dès les premiers mots, la société Christie’s  (qu’il a contactée en priorité) se montre intéressée.

             — Si c’est un Parmesan authentique, ils parlent de plusieurs millions de dollars, m’annonce-t-il, dans l’état d’excitation qu’on devine. Je file leur porter les photos.

             Le retour est plus mitigé.

             ­ — Les experts ne sont pas d’accord. Certains d’entre eux pensent qu’il s’agit, non d’un tableau du Maître, mais du travail d’un de ses élèves — ce qui, bien sûr, en réduit considérablement la valeur. Ils veulent voir l’original.

             C’est chose faite le jour même. D’autres experts consultés confirment la sentence — sans toutefois être formels : ce Parmesan n’en est sans doute pas un,  mais ce n’est pas non plus une copie a posteriori. De l’avis général, il doit dater des alentours de  1520.

             — À combien l’estimez-vous ? s’informe Sylvain.

             — En l’état, pas plus de 5000 frs, mais une fois restauré, je dirais le double.

             — Et que coûterait cette restauration ?

             — Entre 10.000 et 15.000 frs, minimum.

             — C’est un gros investissement. A ma place, que feriez-vous ?

             — Je le garderais et j’essayerais de le retaper moi-même. C’est un joli objet…

             Bon. Bon, bon, bon, bon, bon.

             Sylvain reprend sa trouvaille et rentre à la maison, fort dépité.  C’est qu’entre-temps, nous avons gambergé, nous ! Cette fortune tombée du ciel, on lui a trouvé mille utilisations, tant personnelles que familiales, amicales,  ou même humanitaires.

             — C’est loupé, m’annonce-t-il en rangeant le tableau au grenier. Le type de chez Christie’s me déconseille de le vendre : il coûterait plus cher qu’il ne rapporterait. On devrait l’accrocher dans le salon, qu’en penses-tu ?

             Je fais la grimace :

             — Bof, moi, tu sais, les bondieuseries…

             Mon peu d’enthousiasme ayant coupé court à ses velléités, Sylvain n’y touchera plus. Et le Parmesan-qui-n’en-est-pas-un, après avoir bercé nos rêves et semé la panique chez les plus éminents galeristes, poursuivra sa carrière, recouvert de poussière et de toiles d’araignées, entre un vieux paravent, un mannequin sans bras, une chaise percée branlante et des cartons de bouquins.

             Jusqu’au jour où un brocanteur, rencontré dans un vide-grenier, nous débarrassera, pour une bouchée de pain, de l’innommable fatras qui encombre le grenier dont nous voulons faire une chambre d’amis.

     

             C’est vingt-cinq ans plus tard que j’apprends la nouvelle : une œuvre de jeunesse du Parmesan, d’une facture assez maladroite bien que certifiée rigoureusement authentique, vient d’être découverte chez un broc’ de province. Le musée du Louvre se porte acquéreur pour une somme pharamineuse.  Sylvain n’étant plus là, j’ai les boules pour deux. Mais je me console en pensant à l’expert de chez Christie’s qui, lui, doit sûrement s’en mordre les couilles !


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  • .                         collocs

     

    ça m’était déjà arrivé quelques années auparavant.

    Une sensation extravagante, inexplicable. A peine couchée, je les sentais à mes cotés comme s’ils partageaient mon lit, Leur poids faisait s’enfoncer mon matelas à certains endroits bien précis. Pire encore : quand ils se blottissaient sous La couette à la manière d’une portée de chats, ils me comprimaient de toute part, tel un stock de gisants empilés dans une crypte abbatiale. Parfois, je les surprenais à rôder de pièce en pièce , vêtus en grognards de Bonaparte ou déguisés en chevaliers médiévaux. Une fois, j’ai même reçu la  visite d’une femme  qui lisait par-dessus mon épaule, appuyée au dossier de mon fauteuil roulant. Quant à ceux qui, furtivement, glissaient le long des murs, j’avais beau les interpeller, ils m’ignoraient avec hauteur

    _ Tiens, les fantômes son revenus, disais-je à Michel qui s’empressait de les chercher des yeux

     Ainsi, durant des semaines hantèrent-ils la maison, plus désopilants qu’une horde de géants en goguette. Que voulaient-ils exactement ? Que cherchaient-ils ? Pourquoi cette intrusion dans un univers  qui ne les concernait guère ?  Pourquoi cohabitâmes-nous, ces esprits et moi-même, dans une maison soi-disant hantée dont ils s’échinaient à pourrir l’ambiance et qu’ils emplissaient nuit et jour de murmures inquiétants – comme de vrais collocs, en somme ?


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  •                                             Un long dimanche de fiançailles

     

             Shabazz* était fleur bleue. Un indécrottable romantique qui pleurait devant les films d’amour et  se voyait déjà, couronné d’arums et de lys, passer la bague au doigt d’un chaste fiancé. Un jour, une petite annonce dans un magazine gay retient son attention : Hétéro, 45 ans, marié, père de famille, cherche partenaire mâle pour nouvelles expériences. Signé Jean-François M.

     

     

             Le voilà qui tombe en pâmoison, commence à gamberger, et se lance, avec l’hétéro en question, dans une longue correspondance sentimentale. Il ne pense plus qu’à ça, ne vit plus que pour ça et, un vendredi soir, finit par m’annoncer, la lèvre frémissante :

             — Demain, je m’embarque dans le train de l’amour (traduction : le TGV pour La Rochelle, lieu de résidence de son nouvel élu)

             (« élu » à plusieurs titres, d’ailleurs, puisqu’il est également maire de sa commune, vice-président du conseil régional et papa d’un futur énarque de vingt-quatre ans.)

             Toutes ces infos, bien sûr, me tournent dans la tête ; j’imagine mon Shabazz papillonnant dans un cadre à la Simenon — et si la chose m’amuse, elle m’inquiète tout autant. Sortira-t-il indemne de sa fugue provinciale, lui, le bobo du Marais ? Le film s’achèvera-t-il sur une happy end, ou l’arrivée en gare sonnera-t-elle le glas de ses douces chimères ?

                      Quarante-huit heures plus tard, sans avoir donné signe de vie, Shabazz débarque chez moi, les traits tirés. Et ce n’est qu’au bout du troisième whisky qu’il consent enfin à répondre à ma question  :

             — Alors ?

             — Je l’aime.

             Ouf ! La  chape de plomb qui m’oppressait  depuis plusieurs jours glisse brusquement de mes épaules.

             — Ton maire ?

             Il éclate en sanglots.

             — Non, son fils.

             — Hein ?!

             C’est d’une voix hoquetante qu’il me narre, bribe par bribe, sa curieuse aventure.

               — Quand le train s’est arrêté, j’ai cherché  Jean-François des yeux. Je pensais qu’il viendrait m’accueillir sur le quai, mais il n’y avait personne. Enfin, si : un jeune type un peu grassouillet­ — pas du tout mon style, tu me connais.

             — Le  fameux fils ?

             — Jérôme, oui. Et tu ne devineras jamais pourquoi il était là.

             — Parce que son père n’avait pas pu venir  et l’avait envoyé à sa place ?

             — Bien pire que ça : l’ordure m’avait tendu un piège.

             — L’ordure, c’est Jean-François ?

             — Et pas qu’un peu ! Figure-toi que cette espèce de notable  à la noix n’a jamais eu envie de « nouvelles expériences », comme il le prétendait. Mais, ayant détecté cette tendance  chez Jérôme, il a monté toute une machination afin de le dégoûter des homosexuels. Et pour lui montrer de près  « une de ces lopettes parfaitement grotesques  » (selon ses propres termes),  il est parti à la pêche au pédé et m’a ramené dans ses filets.

             Il étouffe un soupir.

             — M’utiliser comme repoussoir, tu te rends compte, Gudule ? Non mais, tu te rends compte, franchement  ?

             Si je me rends compte ! Je suis aussi indignée que lui.

             — C’est Jérôme qui t’a dit tout ça ?

             — Oui. Et aussi que son père lui a fait lire mes lettres, mais qu’au lieu de s’en moquer comme l’autre con l’espérait, il en est tombé amoureux.

             Brrr, toutes ces manigances me glacent littéralement. Jamais rien entendu d’aussi sordide, moi !  

             — Méfie-toi, Alain ! Si ça se trouve, ils sont toujours de mèche pour se foutre de ta gueule. À ta place, je larguerais ce tordu, illico.

            

             Une chance qu’il ne m’ait pas écoutée ! Ça fait trois ans, maintenant qu’il vit avec Jérôme, et je ne l’avais jamais vu aussi heureux. Ils envisagent même de se marier, si la loi passe. J’espère que Jean-François M. usera de son influence pour que ce soit le cas, car,  qu’il le veuille ou non, s’ils se sont rencontrés, c’est quand même grâce à lui !

            

              * (voir chapitres 108 et 109 du présent ouvrage)

     


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  •                                                                         L’ordinatueur

     

    (Titre emprunté sans vergogne à Christian Grenier qui, je l’espère, ne m’en tiendra pas rigueur.)

     

             Telle que vous me voyez là, mes amis, j’ai tué. Non point le temps, comme on pourrait le croire en lisant mes sornettes, mais une dame virtuelle dont j’avais tout à craindre.

             C’était le début des années 80. J’avais dégoté un boulot de secrétaire chez un gourou brésilien qui organisait, entre Paris et Rio, des stages de méditation transcendantale pour gens de la haute. Je n’étais, bien entendu, pas conviée à ces week-ends, réservés aux stars, chefs d’entreprise, hommes politiques et autres névrosés pétés de thunes (la nièce de Mitterrand, entre autres) qui constituaient son fond de clientèle. Mon rôle consistait à gérer ses fichiers et à décrypter, en prévision d’un futur livre, ses conférences enregistrées sur magnéto.

             Je passais donc huit heures par jour devant son ordinateur, dans son loft de Beaubourg, un sixième étage moquetté de blanc, avec vue imprenable sur le centre Pompidou.

             Or, dans la liste de ses adeptes se trouvait une personne dont le nom me troubla. Elle s’appelait Sylvie Forêt…

              Etait-ce l’atmosphère de l’appartement qui me perturbait ? Mes efforts pour gérer l’outil informatique encore mal maîtrisé ? Ou fus-je soudain victime d’un délire parano ? Je ne saurais le dire, mais toujours est-il que cette créature bucolique se mit à m’obséder de manière insensée. Je pensais à elle nuit et jour, lui inventais mille visages, mille séductions, mille pouvoirs retors.   

             « Si un jour elle croise la route de Sylvain (dont le nom de famille était « Montagne »NDLA), ce sera forcément le coup de foudre », me répétais-je sans cesse.

             Une telle osmose patronymique ne pouvait être gratuite. De toute éternité, les lois de la nature prédestinaient cet homme à cette femme et vice-versa… 

             « OK, mais qu’est-ce que je fais, moi, dans c’t’affaire , hein ? Je me laisse détruire, les doigts dans le nez ? Non mais sans blague…»

            

             Lorsque Sylvie Forêt disparut du fichier, mon soulagement fut tel que j’en pleurai. J’avais supprimé ma rivale, eh oui. D’un simple clic, je l’avais rendue au néant. Plus jamais elle ne recevrait les brochures publicitaires de son gourou, et pour ce qui était des stages exotiques, elle pourrait désormais s’en faire des papillotes.

            

            


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