•                                                     Trop mignon

             Quand je suis rentrée aux arts-déco, à dix-sept ans et des poussières,  je dessinais des profils féminins dans les marges de mes cahiers. Et comme si ça ne suffisait pas, j’y adjoignais quelques poulbots encasquettés jusqu’aux oreilles, et des bébé animaux aux grands yeux tristes (qu’on appelle aujourd’hui des « kawaïs », si je ne m’abuse ; un mot aussi niais que la chose qu’il désigne). Par bonheur, les mangas n’existant pas encore, le Japon n’exportait que des estampes, ce qui limitait les dégâts.

             Je tombai sur une prof réellement formidable, dont le premier soin fut de déchirer mes consternantes ébauches — ainsi que celles de mes condisciples, tout aussi peu douées que moi.

             — Je vous préviens, nous dit-elle, je ne supporte pas ce qui est « mignon ». Que vos dessins soient laids, affreux, criards, brouillons, déjantés, je m’en tape, l’important c’est qu’ils aient de la personnalité. Lâchez-vous, exprimez-vous, éclatez-vous, vomissez sur vos toiles si nécessaire, mais ne cédez jamais à l’attrait du gnangnan !

             Sous sa houlette, je fis des pas de géant. Finie, la facilité, terminés, la complaisance, les petits crobars chiadés, les chouminous, les choupinets et les visages d’enfants  aux sourires à fossettes. Mme Deligne (c’était son nom) veillait. Je crois avoir donné le meilleur de moi-même durant les quelques mois — neuf, très exactement — pendant lesquels elle m’extirpa des tripes les formes, les couleurs et les faces grimaçantes qui y étaient tapies. Puis elle disparut de la circulation ; congé maternité.

             Je ne la revis qu’une fois, quand elle vint nous présenter son petit garçon.

              — Oh ! Comme il est mignon ! s’écria la classe d’une seule voix.

             Mme Deligne eut une drôle d’expression. Je ne suis pas certaine qu’elle ait apprécié le compliment.

     


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  •                                                  Papa et les femmes

    Au siècle dernier, tout était prétexte à misogynie. A croire que les hommes avaient si peur des femmes qu’ils cherchaient sans cesse de nouveaux arguments pour les rabaisser. Sous couvert de lieux communs faussement scientifiques — mais surgis en droite ligne de l’inconscient collectif —, mon père, écrasé par la forte personnalité de son épouse, s’était forgé un certain nombre de théories compensatoires. "— La nature vous a créées inférieures à nous, on n’y peut rien, m’affirmait-il d’un air contrit. La preuve : chaque mois, vous avez vos règles. Une maladie qui revient chaque mois, ça vous affaiblit, forcément !" Et de citer, pour étayer ses dires, le vers ignoble d’Alfred de Vigny :" O femme, enfant malade et douze fois impure", qui, déjà tout enfant, me faisait sortir de mes gonds. Ah la là, les règles ! Que de sottises j’ai entendues à leur propos ! Durant cette période « d’impureté physiologique » les ondes néfastes émanant des femmes altéraient soi-disant tout ce qu’elles touchaient. Préparaient-elles des conserves ? Des confitures ? Des sauces ? Elles les rataient systématiquement. Leur proximité faisait rancir le beurre, tourner le lait et la mayonnaise, liquéfiait le yaourt, gâtait les fruit et les légumes, perturbait la fermentation du vin, que sais-je encore ? Un seul avantage à ces a priori dénués de fondement : il suffisait de brandir le spectre du sang menstruel pour qu’on nous foute la paix. Plus de repas à préparer, plus de fruits à cueillir et à ranger dans le cellier, plus de lait ni d’œufs à aller chercher à la ferme ; papa et mes frères se tapaient toutes les corvées tandis que maman et moi tricotions tranquillement au coin du feu (car nos ondes néfastes ne corrompaient point la laine). Autre grand classique du genre, particulièrement irritant : l ‘hystérie. "— Le nom est dérivé du latin utérus, ce qui démontre bien sa nature féminine", affirmait papa. La liste des maladies qui, selon lui, ne touchaient que le « sexe faible », était impressionnante — et, comme par hasard, assez humiliante : hystérie, dépression nerveuse, épilepsie, maladie d’Alzheimer, troubles neurologiques, pertes de mémoire, folie de la persécution, vapeurs, consomption, syncopes, anorexie, délires morbides … D’après les sources « scientifiques » qui le confortaient dans ses convictions, nos hormones étaient responsables de ces affections qui ne pouvaient en aucun cas atteindre les hommes, immunisés d’office par leur virilité. « Comment peut-on salir à ce point l’objet de ses désirs ? » me demandais-je souvent, de sorte qu’un jour, n’y tenant plus, je posai tout à trac la question : "— M’enfin, papa, si les hommes sont tellement mieux que nous, pourquoi n’êtes-vous pas tous pédés ? Ce serait bien plus simple, non ? Et chacun y trouverait son compte." Suffoqué, mon père ! Moi aussi, d’ailleurs, par la claque qui suivit. Fallait pas plaisanter avec ces choses-là, dans les années soixante. L’homosexualité, c’était une maladie de femmes, pas d’hommes dignes de ce nom, immunisés d’office par leur virilité ! Sans commentaires.


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  •                                                              Le dogme de l’hormone

     

             Il y a une quinzaine d'années, quand les premiers symptômes de la pré-ménopause sont apparus, j'en ai, comme tout le monde, informé mon toubib. Réaction immédiate :

             — Je vais vous prescrire des hormones.

             Je refusai, arguant que mon état, n'étant pas une maladie, ne nécessitait, à mes yeux, aucun traitement.

             —  Cela vous évitera les bouffées de chaleur, sautes d'humeur, et autres désagréments spécifiques, argumenta le médecin.

             — Je compte gérer tout cela comme une grande, et sans aide extérieure, répondis-je.

             S'ensuivit une discussion houleuse : mon entêtement absurde, affirmait l'homme de l'art, outre son aspect masochiste, risquait, à terme, de me mener tout droit à l'ostéoporose.       

             — Vous verrez, dans vingt ans, quand vos os casseront comme du verre, me menaçait-il. Nous avons le moyen de prévenir ce fléau, et vous le refusez ? Quelle aberration !

             C'est tout juste s'il ne me reprochait pas de "faire du mauvais esprit" comme lorsque, chez les sœurs, je remettais en cause les préceptes moraux qu'on voulait m'inculquer.

    J'ai changé de gynéco. Rebelote. Ils s'étaient tous donné le mot — ou plutôt étaient inféodés aux mêmes laboratoires dont ils suivaient aveuglément les directives, à savoir : fourguer de gré ou de force la progestérone de synthèse à leur clientèle. Et je peux vous assurer qu'il faut une sacrée dose de pugnacité pour résister  à une pareille coalition ! (Surtout quand on n'a à opposer aux arguments de "ceux qui savent" que cette valeur passéiste : le bon sens.)

    Les choses en étaient là quand je me foulai la cheville. C’était le week-end et, ma généraliste étant absente, je me rendis chez un médecin de garde qui, au vu de mon âge, remit la prise d'hormones sur le tapis. Or, c’était un fanatique. Tel le  prédicateur cherchant à tout  prix — fût-ce celui d’arguments fallacieux— à convertir une mécréante, le voilà qui s'emporte, nous accusant, moi et mes semblables (rares, heureusement) d'être responsables du trou de la sécu. Rien moins ! En bref : je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez, et mes coupables caprices, outre le fait de m’auto- fustiger, sanctionnaient également la collectivité. En refusant de me plier au dogme du médoc, je faisais preuve non seulement d'inconscience mais aussi d'incivisme.

    Comme le procès d'intention commençait à me gonfler, j'ai coupé court et suis partie, en boitillant, acheter une crème contre les foulures chez le pharmacien.

    Aujourd'hui, on ne compte plus les cancers du sein induits par ces fameuses "hormones de confort". Les autorités sanitaires parlent d’un millier de victimes par an. Et les mêmes praticiens qui, jadis, prescrivaient à tout va cette redoutable panacée, la proscrivent à présent de manière aussi formelle.

    — Et le vapeurs, docteur ? Les sautes d'humeur ?

    — Vivez avec.

    — Et l'ostéoporose ?

    — Consommez des laitages, des yaourts, du soja.

    Excellents conseils, mais un peu tardifs, hélas ! Le mal est fait. Combien de vies bousillées par nos apprentis-sorciers de service ? Après l'hormone-cancer, la pilule anti-cholestérol qui provoque des arrêts cardiaques, les anxiolytiques qui poussent au suicide et le vaccin de l'hépatite B qui déclenche des scléroses en plaque, que nous réserve, comme prochaines joyeusetés, le dictat des laboratoires pharmaceutiques ?

    Molière n'est pas loin, qui affirmait que l'on guérit, non grâce à la médecine, mais malgré elle.

     

     


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  •                                                          Accouchement sous X

     

    Bon, la provo ,j’aime ça, ce n’est un secret pour personne. Un soir de 1977,avec quelques copains, nous décidons d’aller au cinéma. Reste à choisir le programme. Chacun y va de sa suggestion ; perso, j’opte pour un film de boules.

    — Dans ton état ? s’effare Alex. Je te rappelle que tu es enceinte de huit mois.

             Justement ! Outre le fait que la situation m’amuse par son  petit côté transgressif,  j’ai un rêve secret : accoucher dans un ciné porno, comme d’autres dans un taxi ou un Boeing 707. Ce serait si rigolo à raconter, plus tard, à l’enfant à venir !

             Faisant fi des réticences du futur père, nous voilà donc partis. Le Sexy-folies n’est pas loin ;  c’est un très chouette endroit malgré sa programmation de chiotte. Les potes se marrent comme des baleines tandis que j’arpente les travées de velours rouge, le ventre en avant et cambrée à l’extrême.

             On s’installe ; la séance commence. Sur l’écran, les acteurs s’activent. Dans la salle, les spectateurs se concentrent. Et moi, tiraillée par un méchant mal de dos, je cherche désespérément une position  confortable sur un siège qui ne l’est pas du tout.

             Bref, tenaillée par les crampes, je me tortille en soupirant, ce qui n’échappe pas à mon voisin de derrière. Tout émoustillé par ce qu’il prend pour de l’excitation, le voilà qui  commence à haleter en cadence, l’œil vrillé sur ma nuque.

             Oups, d’un seul coup, je trouve la situation moins cocasse. Par chance, Alex a perçu mon malaise et me propose de rentrer à la maison, ce que j’accepte avec soulagement. 

             En me voyant me lever, énorme et titubante, puis m’éloigner au bras de mon mari, le type a dû débander, je suppose. D’autant que, sans me vanter, le film était très nul.

     

             J’ai accouché la semaine suivante, en clinique comme tout le monde. On ne peut pas toujours être à la hauteur de ses ambitions !

            


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  • Karnaval

     

              Adolescente, je raffolais de la Laetare. Ce jour-là, jour de carnaval, tout Stavelot était en liesse. Ma marraine, qui vivait dans cette petite ville des Ardennes belges, m’invitait chaque année pour le fameux week-end.

             En fait, ce n’était pas tant l’ambiance festive qui me fascinait, ni les chars, ni les confettis, ni les ballons multicolores, ni la fanfare, ni les défilés folkloriques ; c’étaient les Blanc moussis, ces personnages lunaires vêtus de houppelandes blanches, encapuchonnés et masqués, qui se déployaient dans les rues, entraînant les passants dans leur ronde silencieuse. Qu’y avait-il sous l‘étrange défroque de ces elfes au nez rouge ? Des visages beaux à pleurer ? des regards de braise ? D’éblouissants sourires ? Bien que je sache pertinemment qu’il s’agissait des gars du voisinage (que je connaissais depuis toujours) , je me plaisais à l’imaginer…

             Bref, la perspective de la mi-carême nourrissait toute l’année mes rêveries de promeneuse solitaire.

             Cette fois-là, arrivée par le train le vendredi matin, j’avais passé ma journée à guetter par la fenêtre les premières farandoles. Or, de farandoles, point.

             — Inutile de trépigner comme ça, disait Marraine. Les Blancs moussis ne sortiront qu’à vingt heures, pour l’ouverture du bal. En attendant, occupe-toi, prends un livre, le temps passera plus vite.

             Soudain, surprise ! qu’aperçois-je, remontant du centre ville ? Une demi-douzaine de silhouettes blanches, égaillées çà et là sur le bas-côté de la route : l’avant-garde de la troupe, en avance d’une bonne heure sur l’horaire.

                      Mon sang ne fait qu’un tour 

             — Aaah ! Les voilà !

             Jaillissant de la maison, je cours à leur rencontre. Or, les Blancs moussis ont un rituel bien particulier : quand ils croisent une fille, ils imitent tous ses gestes. Les petites Stavelotaines, qui connaissent la musique, se prêtent volontiers à toutes leurs singeries. Elles en rajoutent, même.  Tourbillonnant, virevoltant, rivalisant de grâce et de pirouettes, elles improvisent de véritables chorégraphies, sous les applaudissements de la population. Moi, en revanche, je reste raide comme un piquet. Trop impressionnée pour jouer le jeu, je me contente de dévorer les Blancs moussis des yeux, ce que voyant, ils me plantent là, pour solliciter d’autres  partenaires, moins inhibées.

             Avec eux, c’est toute la magie du carnaval qui fout le camp. Mes jolies retrouvailles tournent court.  Je me hais d’être aussi godiche. Il ne me reste plus qu’à rentrer à Bruxelles, ruminer mon humiliation jusqu’à l’année prochaine. D’ici là, aurai-je acquis un peu d’aplomb ou suis-je condamnée ad vitam æternam aux solitudes glacées de la timidité ?

     


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