•                                                  L’honneur des Aussine

     

             L’un de nos voisins, monsieur Aussine, chasseur notoire, était l’heureux propriétaire d’une chienne boxer jolie comme tout. Une bête charmante, affectueuse, prénommée Reine, que mes enfants prenaient plaisir à caresser à travers le grillage entourant son jardin.

             Il avait également une fille de seize printemps qui allumait gentiment tous les gars du quartier.

             Non loin des Aussine vivait un vieux garçon que nous surnommions Professeur Tournesol et qui, lui aussi, possédait un chien : un sympathique bâtard, gueulard et court sur pattes, que mes enfants prenaient plaisir à caresser, à travers le grillage entourant son jardin

             Le décor est planté, venons-en aux faits.

             Quand Reine eut ses chaleurs, le bâtard en transes creusa un trou sous la clôture pour aller la rejoindre, et ce qui devait arriver arriva.

             Voyant sa chienne couverte par un mâle qu’il jugeait indigne d’elle, monsieur Aussine prit un coup de sang. Plutôt que d’intervenir pacifiquement, il courut chercher son fusil et tira dans le tas. L’amoureux s’effondra, tué net, tandis que sa partenaire, blessée à la tête, fuyait en glapissant.

             Des riverains, témoins de la scène, avertirent Tournesol qui porta plainte. Bien qu’ayant perdu son procès — intenté par  la SPA — , le tueur clama haut et fort que si c’était à refaire, il recommencerait. Pas de mésalliance dans sa famille ; il y allait de l’honneur des Aussine.

             — Imagine la réaction de cet abruti si sa fille se retrouvait enceinte d’un des petits Maghrébins de la cité, disait Alex. Je ne donne pas cher de sa peau!

             Or, ce fut le cas. Quelques mois plus tard, nous vîmes avec effroi s’arrondir le bedon de la jeune fille.

             Notre premier réflexe fut d’alerter les flics, histoire d’éviter un bain de sang. Et ce, jusqu’au matin où je croisai un 4X4 avec, à son bord, deux hommes en treillis et casquette orange : le père Aussine et son futur gendre, armés de pied en cap.

             «  Ils vont aller s’entretuer dans la forêt, supposai-je, horrifiée. Et tout le monde croira à un accident… »

                Je sortais mon portable pour appeler le commissariat quand je les entendis rire. Je m’étais plantée, une fois de plus : ces deux-là s’entendaient comme larrons en foire, et aucun meurtre n’était à l’ordre du jour. La société de chasse y gagna une recrue, et l’abruti un pote. Quant à moi, je rengainai vite fait mon téléphone.        J’avais failli rater l’occasion de me taire !

     


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  •                                                                 L’amant

     

             Ça a été le rêve de toute mon enfance, ça : que ma mère ait un amant. Primo, parce que ce « faux pas », comme on disait alors, m’eût libérée du joug de sa perfection — qu’elle ne cessait d’opposer à mes propres défauts, jugés par elle insupportables.

             ­— Moi, à ton âge, j’étais première de classe, me répétait-elle à tout bout de champ. Je ne répondais pas à mes parents, je savais préparer un œuf sur le plat sans casser le jaune ; je tricotais des pull-over à mes petits frères au lieu de m’amuser bêtement, je ne lisais pas de livres destinés aux adultes, je ne regardais pas les garçons, je n’essayais pas de ressembler aux vedettes de cinéma, je n’étais ni gourmande, ni curieuse, ni menteuse, ni coquette, ni paresseuse, ni tête en l’air, je ne gigotais pas sur mon prie-dieu pendant la messe, et je n’avais pas, comme toi, le vice dans la peau…

             Deuzio, parce que cette faiblesse  l’aurait rendue humaine. À travers ses élans charnels, je me serais enfin reconnue en elle. Nous eussions même pu vibrer à l’unisson — voire devenir complices — , pour peu qu’elle me confiât son merveilleux secret.

             Et, enfin, troizio, parce qu’en fissurant le bloc parental — ce monolithe obscur qui m’étouffait— , la chose  m’eût apporté une bouffée d’oxygène.

             Ah !, comme je l’espérais, cet amant libérateur ! Hélas,  j’eus beau prier Jésus, la Vierge Marie et tous les saints du paradis, jamais il ne se manifesta. Et maman demeura irréprochable, drapée dans sa moralité comme une reine dans un manteau bordé d’hermine.

             Résultat des courses : je perdis la foi.


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  • Ô ménopause, jardin d’Éden ! Nous nous sommes souvent fait la réflexions, avec les copines : à chaque fois qu’on a un rencard (mais un vrai, hein ! Un qui compte ; avec le futur homme de notre vie, par exemple), nos ragnagnas débarquent à l’improviste. Juste histoire de nous foutre les boules, de nous empêcher de nous éclater — ou de nous rappeler à l’ordre, c’est selon. Éducation chrétienne oblige, j’ai longtemps mis ce phénomène sur le compte de la culpabilité. « Tu te punis par où tu t’apprêtes à pécher », me disais-je. Certes… mais quand on n’a aucune raison de se sentir coupable, hein ? Qu’on est libre comme l’air, sans préjugés moraux, sans croyances castratrices ? Où est la logique ? Et le mec, lui, pourquoi serait-il puni ? En quoi les états d’âme d’une parfaite inconnue le concernent-ils ? Lorsqu’on a un mari, des enfants, qui risquent de pâtir de la situation, on peut se mettre à soi-même des bâtons dans les roues ; il y a toujours eu des liens étroits entre l’affect des femmes et leurs hormones. Mais les célibataires ? Les divorcées ? Celles dont personne ne dépend et qui ne dépendent de personne ? Que de moments magiques ont-elles gâché de la sorte ! Et pour se prouver quoi ? Pour résoudre quel problème ? Pour assouvir quel genre de pulsion masochiste ? J’ai des souvenirs cuisants qui, lorsque j’y repense, me font monter au front le rouge de la honte. Et je me garderai bien de nommer les jeunes gens dont l’élan amoureux fut stupidement brisé par ce flux malséant qui vous change une idylle romanesque en film gore… Par bonheur, le temps jouait en ma faveur, et, vers quarante-cinq ans, je retrouvai enfin, l’usage de mon corps, en toute liberté. Certaines femmes vivent cette période comme un outrage ; moi, je décidai d’en profiter à fond (et je tins parole.) Ô ménopause, jardin d’Eden, je te bénis !

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  •                                                                     La clé 

            

             J’avais un couple d’amis très proches (appelons-les Muriel et Jean-Mi) qui, un jour, divorcèrent ; rien là de bien original, me direz-vous. Certes, mais ce qui l’est plus, c’est le rôle que, malgré moi, je fus amenée à jouer dans leur séparation. Un rôle peu reluisant, j’en conviens, et dont le souvenir me poursuivra longtemps.

             Ayant, sur les conseils d’un avocat, interdit à son ex l’accès de leur maison, Muriel, partie en week-end chez des amis, m’en confia la clé, avec mission de n’ouvrir à personne, et surtout pas au principal intéressé. Or, c’est justement lui qui, quelques heures plus tard, vint sonner à ma porte, pour me demander :

             — Tu peux m’accompagner chez moi ?  J’ai besoin des outils qui sont dans mon garage.

             Who, bordel, la tuile ! J’avale ma salive, respire un grand coup, et réponds d’une voix quasiment inaudible :

             — Ben, je… euh… j’ai pas le droit… J’ai promis à Muriel…

             Ce regard qu’il me lance !

             —Tu n’as qu’à me surveiller pour t’assurer que je ne « vole » rien, puisque c’est de ça qu’on me soupçonne !

             Tandis que je piétine sur le seuil, Jean-Mi, s’introduit dans ce qui fut son foyer, en prenant soin de rester dans mon angle de vue — ce qui me met aussi mal à l’aise que si j’avais chié dans mon froc ­—, puis, brusquement, il explose :

             — Ça ne te débecte pas de jouer les gardes-chiourmes ?

             Bien sûr que ça me débecte  ! À tel point que je rétorque aussi sec :

             — Garde-les tes putains de clés, moi, je me tire ! Tu n’auras qu’à les rendre à Muriel. Je ne veux plus rien avoir à faire dans vos histoires !

             Face à ma propre lâcheté, les larmes me montent aux yeux.

             — Allez, viens, je t’offre un coup à boire, s’écrie Jean-Mi, saisi de remords.

             Une heure et quatre Pelforth’s plus tard, nous sommes toujours à la terrasse du Roc café. C’est là que Muriel, après m’avoir cherchée dans tout le village, finit par nous rejoindre.

             — Ma clé, réclame-t-elle en me tendant la main.

             Alors, moi, vengeresse :

             — Je l’ai rendue à Jean-Mi. Maintenant, foutez-moi la paix et démerdez-vous ensemble !

             C’est ce qu’ils ont fait, je suppose, car, à la nuit tombée, on les a vus rentrer chez « eux » bras-dessus, bras-dessous, en se soutenant l’un l’autre pour ne pas tituber. Et le lendemain matin, en proie à une gueule de bois carabinée, ils vomissaient en chœur sur le pas de la porte.


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  •                                                                        Le chapelet

     

             C’était une manie, chez mes parents. Pire, même : un tic. Dès qu’ils avaient un moment libre, ils récitaient le chapelet. A deux voix, s’il vous plaît ; trois quand ils parvenaient à m’entraîner dans la combine. Promenades à pied ou en voiture, piqueniques, soirées au coin du feu, instants de détente et de loisir, étaient systématiquement court-circuités par ces Je vous salue Marie et ces Notre père marmonnés d’un ton monocorde, tels les mantras d’un moulin à prières.

             «  Dire que, pendant ce temps-là, nous pourrions discuter, partager nos points de vue, confronter nos idées »,  regrettais-je souvent. Hélas, mes sollicitations ne faisaient pas le poids face à l’emprise extrême du pieux baragouin.

             Et ça, c’était compter sans les petits pois et les mangetout ! Lorsqu’assises côte à côte, nous épluchions les légumes du repas, nous eussions pu communiquer, maman et moi. Échanger des confidences, évoquer des souvenirs communs, voire même jouer aux devinettes, à Jacques a dit, ou au portrait. Mais que dalle ! À chaque cosse évidée, à chaque haricot équeuté, elle murmurait : «  Ayez pitié de nous, Seigneur », et si je restais muette, un coup de coude bien placé me ramenait illico à de meilleurs sentiments. Ainsi, les litanies religieuses eurent-elle raison de notre hypothétique complicité , renforçant encore, si besoin était, l’incompréhension générationnelle qui nous séparait.

             Parlez-moi, après ça, des bienfaits de la prière !

     


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