•                                                   Money, money, money

     

           Cette année-là, pour une raison dont la logique m’échappe, une mode vit le jour dans les bars parisiens : celle des portes à monnayeur. La chose était d’autant moins acceptable que les toilettes, obligatoires dans ce secteur d’activité, s’inscrivent dans un processus d’absorption-déjection physiologiquement imparable. « Quand t’as bien bu, faut  pisser dru », dit le proverbe. Or, le fait de devoir sortir son porte-monnaie, chercher la pièce ad hoc, l’introduire dans la fente (qui, une fois sur deux était bouchée au chewing-gum) et enclencher le mécanisme d’ouverture, freinait outrageusement cet enchaînement parfait. Résultat : soit les consommateurs se soulageaient dans la rue, et l’on pouvait voir, le long des façades, une succession de traînées verticales, au parallélisme approximatif mais bien viril ; soit ils utilisaient le malheureux  lavabo qui n’en demandait pas tant. De plus, on se heurtait ici à une nouvelle problématique —  discriminatoire, cette fois : les filles, hein, elles faisaient comment ? *

             Elles descendaient en bande pour se tenir mutuellement la porte ? Elles la bloquaient avec du P.Q. ? Elles dézinguaient le monnayeur à coups de talons ? Elles urinaient dans leur culotte et exposaient celle-ci  au vu et au su de tous, histoire de manifester leur désapprobation ?

             Ce fut, durant quelques mois, une surenchère de vengeances rigolotes. Le sentiment d’être pris pour des cons stimulait l’imagination de ceux qui, ayant  déjà payé pour s’emplir la vessie, devaient ensuite payer pour la vider. Au point de générer un nouveau rituel, dans notre petit groupe de soiffards invétérés : la visites des gogues avant toute commande. Certains photographiaient ces hauts-lieux de représailles, d’autres prenaient des notes ou faisaient des croquis ;  d’autres encore les classaient façon guide Michelin, par nombre d’étoiles ou d’étrons. Et tout cela s’acheva sur un « appel au peuple » signé de votre servante dans les pages du Psikopat. Tout boycotteur de porte à monnayeur était invité à contacter la rédaction pour narrer ses exploits. Les plus drôles gagnaient un abonnement gratuit et bénéficiaient d’une publication, illustrée par un de nos dessinateurs.

             Cette initiative fit monter les ventes et baisser le tarif des consommations. Puis les troquetiers, las des déprédations dont leurs sanitaires étaient le théâtre , déclarèrent forfait. Et nous pûmes désormais crier d’une voix martiale : «  VIVE LES CHIOTTES LIBRES ! »

            

        * (voir chapitre 162 du présent recueil)

     


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  •                                                  Aux portes de la jungle

     

    Ecuador, 1985. Après avoir franchi la Cordillère des Andes par des routes cahotantes perchées au-dessus du vide, le bus atteint enfin le poste frontière de la Selva *. Les douaniers montés à bord ayant lancé des ordres en kechua, les voyageurs se lèvent et les suivent docilement.

         — Reste ici avec les bagages, me dit Sylvain, je m’occupe de la paperasse. J’en ai pour une minute.

         — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?

         — Oh, rien du tout : ils notent les noms et les adresses de toutes les personnes qui pénètrent dans la jungle. Au cas où l’une d’entre elles disparaissait, ça faciliterait les recherches.

         Confiante, je me réinstalle et m’arme de patience quand le bus effectue une manœuvre imprévue. Plutôt que d’attendre la fin des formalités, il plante là ses passagers et repart en sens inverse.

         Complètement paniquée, je bondis sur mes pieds et interpelle le conducteur dans un sabir mi-franglais, mi-espagnol :

         — Eeeh ! Que faites-vous ? Où allons-nous ?

          Il me répond quelque chose que je ne comprends pas, avant de prendre une route de traverse. Et je vois avec effroi disparaître la guérite, la foule agglutinée autour — et Sylvain, auquel je fais en vain des signes désespérés.  

         Une trouille bleue me tord les entrailles. Moi qui n’ai vraiment rien d’une aventurière, me voilà seule, sans papiers, sans argent dans un pays dont je ne parle même pas la langue, et en route pour une destination inconnue.

         Par chance, mon angoisse est de courte durée. Quelques instants plus tard, le bus fait demi-tour et regagne sa place. Il s’était éloigné pour laisser passer d’autres véhicules.

         N’empêche que j’ai cru ma dernière heure venue.

         Ce qui a bien fait marrer Sylvain.

         Et m’a incitée, dès le lendemain, à étudier des rudiments de kechua — que je me suis, par la suite, empressée d’oublier.

     

                                        * La forêt vierge

     


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  •                                                           Le WC maléfique

     

             Dans le courant des années 80, de hideux édicules envahirent Paris : les sanisettes Decaux. Ces petites cabines payantes, au design d’équipement de chantier, s’étaient en effet généralisées. On en trouvait à chaque coin de rue, car, contrairement aux vespasiennes qu’elles remplaçaient, elles offraient l’avantage d’être « autonettoyantes ». Après usage, un mécanisme automatique se déclenchait ; la structure basculait sur elle-même, et des jets corrosifs  inondaient l’habitacle.

             Rien que cette description donnait déjà le frisson. Mais quand les journaux annoncèrent qu’une fillette de quatre ans, coincée à l’intérieur,  avait trouvé la mort au cours de cette manœuvre, ce fut la grande panique. Les « toilettes maléfiques », comme on les surnomma, devinrent la cible numéro un des vandales. On les tagua, les démolit, on arracha leurs portes, on les remplit d’ordures et de gravats, bref, elles firent office de défouloir public. Ainsi, sous l’alibi d’une légitime vengeance, la hargne populaire s’acharna-t-elle sur elles, comme, jadis, sur les malfaiteurs condamnés à la roue, au bûcher ou au pilori.

             Loin de moi l’idée de comparer la déprédation de matériel au sort des suppliciés ! Mon anthropomorphisme ne va pas jusque là. Mais n’empêche que ce déchaînement de violence, eût-il un WC pour objet, me glaça.

            

             Le temps passa. Le mécanisme des sanisettes fut modifié, leur système d’ouverture perfectionné, et une bonne dizaine de « nouvelles générations » succédèrent au modèle d’origine. Quant à  l‘histoire de la fillette broyée, elle tomba dans l’oubli avant de prendre place parmi la longue liste des légendes urbaines.

             Elle ne cessa, cependant, de hanter mes cauchemars, à tel point qu’il y a quelques jours, dans un vide-grenier, en voyant l’une de mes petites-filles s’approcher d’une cabine (amovible, extra-légère, ultra-sécurisée, dernière génération), je ne pus m’empêcher de hurler :

             — N’entre pas là-dedans, surtout  !  C’est très dangereux !

             — Mais maman m’a permis, protesta la fillette.

             — Je m’en fiche, je t’interdis d’y aller !

             Résultat : la gamine inonda sa culotte, ce qui l’humilia la fit pleurer, et me bourrela de remords. Le WC maléfique avait encore frappé !

            

            


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  •                                     Amsterdam 

     

             A l’époque de Pubnou,* Pasqua règnant en maître sur la presse dite « de charme » taxait outrageusement les photos de couvertures, ce qui mit en faillite nombre de nos fournisseurs. Dès lors, la Française nue n’étant plus dans nos prix, force nous fut de taper dans la belle étrangère, voire la nymphe exotique. Nous prîmes donc contact avec des entreprises allemandes et néérlandaises où l’image érotique était en vente libre, et le patron nous dépêcha sur place, la maquettiste et moi, afin de faire le tri dans les milliers d’ektas que l’on nous proposait.

             Comme cette mission requerrait un membre supplémentaire, Sylvain s’offrit à nous accompagner. Bref, ce fut un bien curieux trio qui débarqua ce jour-là à Amsterdam.  Coincé entre Greta, immense sexagénaire au look de walkyrie et à l’accent teuton, et Gudule, petite Belge frisottée en salopette  Oshkosh, Sylvain, d’un naturel plutôt discret, ne passa pas inaperçu : Greta dévalisait les coffee-shop’s, moi les marchés aux puces, et lui-même trimballait dans deux attaché-case, un nombre impressionnant de diapos sexys.

             C’est dans cet équipage que nous regagnâmes Paris.

             Perso, vu le matos que nous transbahutions, je flippais un peu, à l’aéroport. Mais l’ambiance d’alors était au laxisme et, comme mes compagnons de voyage ne stressaient point, je rengainai mes inquiétudes pour me concentrer sur mon acquisition : un Arlequin de dentelle entièrement animé  (œuvre d’une artiste locale), que j’assis sur mes genoux et dont j’actionnai le mécanisme, au grand amusement des autres passagers.

             Nous passâmes la douane sans le moindre pépin  et, une fois à Paris :

             — T’as pas eu la trouille avec ton chichon ? demandai-je à Greta.
             Elle secoua négativement la tête.

             — C’est vrai qu’à ton âge, qui te soupçonnerait ?

             — Ce n’est pas ça, mais je n’avais rien sur moi.

             — Ben c’était où, alors ?

             — Dans l’Arlequin.

             — QUOI ?

             — Pendant l’embarquement, j’ai retiré son chapeau et tout mis dans son crâne : il y avait juste la place.

             Je crus que j’allais l’étrangler.

             — Tu m’as fait prendre des risques pareils sans m’avertir ? T’es inconsciente ou quoi ? Et si les flics m’avaient fouillée ?

             — Ça n’a pas été le cas, alors de quoi te plains-tu ? « Aux innocents les mains pleines », comme on dit.  En ne t’avertissant pas, je t’ai protégée, ma vieille. Tu imagines ta tête, si tu avais su ? Ç’aurait été un coup à te faire gauler, ça !

             Ouaip, à la réflexion, j’aurais dû l’étrangler.

          

              * (voir chapitre 113 et 176  du présent recueil)

     


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  •                                                                   Mère maquerelle

     

             C’était ainsi que mon père me surnommait, depuis que j’avais remonté le moral au grand Philippe, fraîchement largué par ma copine Chantal.        

             Faut dire, cette fille-là, comme ravageuse, elle valait son pesant d’or ! Difficile de compter le nombre de cœurs brisés qu’elle traînait à ses guêtres… Et vu que j’étais sa meilleure amie (d’où mon statut d’intermédiaire privilégiée), je me faisais un devoir de ramasser les morceaux et, éventuellement, de les recoller.  

             Normal : j’ai jamais supporté de voir souffrir quelqu’un sans essayer de lui venir en aide. Question de nature !

             À la maison, c’était un défilé constant de désespérés, venus chercher un peu de réconfort sur mon épaule. (Réconfort réciproque d’ailleurs, et pas complètement désintéressé,  car ces larmes viriles m’émouvaient plus que de raison, moi que la pruderie maternelle privait des légitimes attraits du flirt et de la drague.)

             Je n’avais pas le droit de recevoir de garçons dans ma chambre, mais la cuisine leur était ouverte, ce qui nous permettait de joindre l’utile à l’agréable, les tartes de maman s’avérant souveraines contre le mal d’amour.

             Je n’oublierai jamais le beau Christian, les coudes sur la toile cirée, ânonnant entre deux déglutitions :

             — Elle est tellement jolie, la petite Chantal, tellement fragile… Si je la perds, je ne m’en remettrai jamais.

             Toute chavirante,  je regardais sa pomme d’Adam monter et descendre  le long de son cou, et ça me donnait des frissons  partout.  Ah, que j’aurais aimé qu’il parle de moi en ces termes !

             Hélas, en ces termes ou pas, personne ne parlait jamais de moi. Enfin, je le croyais… jusqu’au jour où le bruit courut que je piquais les mecs de Chantal. J’en fus la première ahurie, d’autant que je n’avais rien à me reprocher. D’où pouvait bien venir cette rumeur mensongère ?

             Je ne tardai pas à l’apprendre, de la bouche même de ma rivale.  Au cours d’une dispute, Christian lui avait lancé à la figure : « Je préférerais encore sortir avec cette pauvre Anne qui en pince pour ma gueule, qu’avec une peste comme toi !  »


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