•                                                                 Le sale air de la peur

     

             Dans la littérature et le cinéma fantastiques, les chiens sont doués de perceptions extra-sensorielles. Si un esprit maléfique rôde dans les parages, ils le détectent immédiatement et, par leur attitude, nous révèlent sa présence. Nulle menace invisible n’échappe à la sagacité de ces gardiens fidèles, capables de déjouer, grâce au pouvoir de leur flair, les pièges surnaturels.

             Cette nuit-là, en l’absence de Sylvain, j’étais seule avec Zoé quand son comportement éveilla ma méfiance. Elle semblait terrifiée, rampait et gémissait, la truffe en éveil, les oreilles dressées et l’œil aux aguets. J’avais beau tenter de la rassurer, rien à faire. Quelque chose dans ma maison l’inquiétait à outrance, et cette inquiétude était si flagrante, si communicative que je finis par flipper, moi aussi. Surtout lorsque, fuyant le salon chaud et confortable, ma chienne dévala l’escalier obscur (dont elle redoutait la hauteur des marches, inadaptées à ses petites pattes), pour aller se réfugier dans le placard à balais.

             Je la ramenai dans ma chambre où je nous enfermai, hors d’atteinte des forces de l’au-delà.

             Lorsque Sylvain rentra, le lendemain matin, il nous trouva blotties l’une contre l’autre, n’ayant pas fermé l’œil et tremblant de tous nos membres. D’un regard, il fit le tour de la situation, puis ouvrit les rideaux :

             — Calmos, les filles, je tiens la coupable !

             Entre les plis du tissu stagnait une grosse mouche bleue.

             Il ouvrit la fenêtre et, d’une pichenette, mit l’insecte dehors.

             Je sentis ma Zoé s’apaiser aussitôt. Oh nom de nom ! Obsédée par mon trip d’épouvante à la con, j’avais oublié qu’elle craignait les mouches.

     


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  •                                                              R.M.I.

     

           Dans le courant des années 80, sur mes conseils, Sylvain, sans travail ni revenus, se résout à s’inscrire au R.M.I. Muni du dossier opportun — et après une attente de deux heures et des broutilles —, il se présente au guichet pour formuler sa requête.  

             —Payez-vous un loyer ? lui demande l’employée.

             — Non, je vis chez mon amie.

             ­ — Alors, pourquoi, voulez-vous le R.M.I. ?

             — Euh… pour pouvoir manger.

             — Et votre amie, quand elle fait cuire un steak, elle ne vous en donne pas un morceau ?

             Sylvain, du tac au tac :

             — Elle est végétarienne !

             La répartie est assez vive pour que toute la salle en profite, ce qui met en lumière la mauvaise foi de la dame, et se solde par un grand éclat de rire. D’autant qu’étant venue « soutenir » mon compagnon dans l’humiliante démarche, j’ai suivi  le débat, et ne me prive pas de glapir haut et fort :

             — Je confirme ! Chez moi, on ne  mange que des choux de Bruxelles, et ceux qui n’aiment pas ça, ceinture !

     

             Sylvain n’obtint jamais le R.M.I. Il ne remplissait pas les conditions requises (dixit le courrier qui nous parvint quinze jours plus tard). Quel était le motif de cette décision ? Le  zèle d’une fonctionnaire qui veillait  jalousement sur les deniers publics, ou sa susceptibilité froissée ? Toujours est-il que Sylvain, qui raffolait de la bavette et de l’entrecôte, en fut réduit, par décret administratif, à ne plus se nourrir que de haricots verts et de radis, ce qui lui rendit sa ligne de jeune homme, et, accessoirement,  me fit passer pour une mégère.  

     


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  •                                                         Le nom des gens

     

             Notre administration est la plus simple du monde. Surtout  en ce qui concerne l’accueil des étrangers. Prenons une famille libanaise, par exemple. Suite à la guerre de 1975, un père et ses trois fils immigrent en France , où vivent déjà une grande partie de leurs proches. Quelques années plus tard, ayant travaillé, consommé, procréé, payé des impôts — bref rempli leurs devoirs de citoyens modèles  —, ils  obtiennent la nationalité française, et c’est là que tout se complique. Leur nom d’origine étant El-Khoury (Le Médecin, en arabe), l’employé de la Préfecture orthographie  correctement celui du père, traduit au préalable par un interprète assermenté.  En revanche, son fils aîné devient Elkouri, le second Elkourry et le troisième,  allez savoir pourquoi, Elcourin. Et comme ils protestent, on leur rétorque que s’ils ne sont pas contents, ils peuvent toujours rentrer dans leur pays. Toute négociation s’avérant impossible, force leur est donc d’accepter cette  dépossession d’eux-mêmes arbitraire (et stupide), et de se contenter des identités disparates qu’on leur a imposées. Une chance qu’il n’y ait pas eu d’héritage à la clé, parce que ça aurait foutu une sacrée merde, vous pouvez me croire ! Faut dire que les immigrés sont rarement fortunés…

            

             Deux des fils, par la suite, devinrent célèbres, l’un comme musicien, l’autre en tant qu’écrivain ; mais tous deux sous pseudo. Quant au troisième, ayant terminé ses études de médecine, il ouvrit un dispensaire à Barbès, où tout le monde continua à l’appeler el Khoury —  ce qui, heureusement, lui mit du baume au cœur.

     

     


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  •                                             Alimentaire, mon cher Watson ! (suite)

     

             En parlant d’abrutis, tiens ! Un jour, Frédéric, qui occupe mon ancien appartement, me téléphone :

             —Y a deux bonshommes qui te cherchent : ils ont terrifié la concierge. 

             Devant mon ahurissement, il pouffe de rire :

             — La pauvre femme est convaincue que tu es une terroriste.

             — QUOI ! ?

             — Il semblerait que ces types soient des huissiers de justice, mandés pour une histoire de cheval. Tu joues aux courses, toi, maintenant ? Tu fréquentes un jockey ? T’as décapité le canasson du Parrain pour mettre la tête dans son plumard ? 

             ­ — ?

             — Ils  se sont renseignés sur tes activités et te soupçonnent de te cacher sous un faux nom… « Si elle se fait appeler Gudule, c’est parce qu’elle a quelque chose à se reprocher », ont-ils déclaré à la concierge qui l’a répété aux voisins. Je te dis pas le scandale !

             — Mais… mais… mais… je rêve ! C’est quoi, ce délire ?!

             Petit à petit, cependant, les pièces du puzzle se mettent en place… Encore un dommage collatéral de l’affaire Jappeloup ! Cette plaisanterie d’un goût douteux commence à me bassiner grave.

             J’appelle aussitôt Nathan qui, par l’intermédiaire de son service juridique, contacte les Dupont(s) et leur commanditaire pour remettre les pendules à l’heure. Depuis, je n’ai plus de nouvelles, et mes petits-enfants me surnomment « la terroriste ».

     


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  •                                                            Sale gosse

     

    Mon relieur adorait Brassens — auquel il ressemblait physiquement, rappelez-vous* — et dont il se sentait proche par l’anticonformisme, l’anticléricalisme, et la Mauvaise Réputation.

    Mais comme iI était un peu dur d’oreille, il ne saisissait pas toujours toutes les paroles. Dans La fille à cent sous, par exemple (qu’il appréciait particulièrement), lorsque Brassens chantait :

             « Et ce brave sac d’os dont j’n’avais pas voulu, même pour une thune,

             M’est entré dans le cœur, et n’en sortirait plus

             Pour toute une fortu-une »,il  comprenait : « Et ce brave sale gosse, dont je n’avais pas voulu… » Du coup, vu son refus de ma grossesse précoce, il se sentait directement concerné.

             — Le grand Georges a composé ces vers exprès pour moi, assurait-il. Il avait dû deviner ce que j’éprouverais. Quelle prémonition fulgurante ! Ah, c’était un sacré visionnaire !

             Puis, tapotant mon ventre d’une main paternelle : 

             — Sale gosse, va ! gloussait-il avec attendrissement.

             Je n’osais pas lui dire qu’ils étaient des millions, en France et en Belgique, à se reconnaître dans les paroles du moustachu. Individualiste comme il l’était, il n’eût guère apprécié l’amalgame. N’empêche que c’était le cas. Quel que soit le thème d’une chanson populaire, chaque auditeur y traque ses propres émotions,  et c’est justement ce qui fait son succès. Même chez les sourds !

            

              

                                       * (voir chapitres 63 et 64 du présent recueil)

     


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