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                                             Étonnant voyageur

     

           Dans les salons du livre, à force de croiser des visages connus et inconnus, on finit par tous les confondre. Qu’ils appartiennent à des lecteurs rencontrés les années précédentes (« Vous ne vous souvenez pas de moi ? En 2006, vous m’avez dédicacé votre livre X, Y, Z »), à des collègues auteurs, ou même à des célébrités du cinéma, de la télé ou de la presse, leurs traits, à la longue, s’impriment dans notre mémoire — mais pas toujours avec la bonne identité.

             Ce fut le cas, cette année-là, à Saint-Malo où, dans la navette reliant la gare au site d’Étonnant voyageur, je me retrouvai assise en face de Louis Velle. Son physique m’était si familier (j’avais, en son temps, suivi assidument la série Les Demoiselles d’Avignon dont ma petite famille était friande), que je crus avoir affaire à l’un de mes amis.

             — Oh, tu es venu ! m’écriai-je, en me penchant vers lui. Quel plaisir de te revoir ! On va passer le week-end ensemble, alors ?

             Comme je me levais pour l’embrasser, son léger mouvement de recul me mit la puce à l’oreille, et je regardai sa voisine qui ne me quittait pas des yeux. C’était sa femme, Frédérique Hébrard que je reconnus instantanément. Avec un « gloups » discret, je me rassis et, jusqu’à destination, gardai obstinément le nez collé à la vitre.

     

     


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                                          Mon Doudou bien-aimé

     

            S’il est une mode irritante, dans l’univers sordide de la consommation, c’est bien celle des doudous. Autant, je trouve craquant qu’un bambin s’entiche d’un vieux mouchoir, d’une couverture ou d’une peluche usée jusqu’à la corde, autant la commercialisation de ces réceptacles d’amour artificiels me semble suspecte — surtout quand les labels, rivalisant de slogans culpabilisateurs, exacerbent sans scrupule l’hystérie parentale.

             Aussi, lorsqu’une maison d’édition bien connue, profitant de cet engouement pseudo-pédagogique, lança sur le marché un recueil intitulé Mon doudou bien-aimé, composé d’une dizaine de textes-souvenirs d’écrivains jeunesse, eus-je, comme toujours, le réflexe de ruer dans les brancards.

     

             Ma participation à ce livre, la voici ; elle est sincère et rend hommage à ce « doudou » qui fut l’une des plus grandes douceurs de mon enfance.

     

             Quand j’étais petite, je n’avais pas de doudou mais un oncle Doudou. Contrairement à mon père, assez docte et sévère, oncle Doudou était tout tendre, tout mou. C’était un oncle-câlin qui ne grondait jamais, racontait des histoires et savait consoler les gros chagrins chauds. En promenade, quand je traînais la patte, il me prenait sur ses épaules et là, ô merveille ! je pouvais poser ma joue sur son crâne. Le crâne d’oncle Doudou, je ne l’oublierai jamais. Il était chauve, luisant — brillant, même, quand la lumière s’y reflétait —, et si doux, si doux que je finissais immanquablement par m’endormir. Ce crâne-là, c’était mon oreiller-soleil !

             Je n’avais pas de doudou, quand j’étais petite ; qu’en aurais-je fait ? J’avais oncle Doudou, et c’était mille fois mieux !

     


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                                         Mère maquerelle

     

             C’était ainsi que mon père me surnommait, depuis que j’avais remonté le moral au grand Philippe, fraîchement largué par ma copine Chantal.    

             Faut dire, cette fille-là, comme ravageuse, elle valait son pesant d’or ! Difficile de compter le nombre de cœurs brisés qu’elle traînait à ses guêtres… Et vu que j’étais sa meilleure amie (d’où mon statut d’intermédiaire privilégiée), je me faisais un devoir de ramasser les morceaux et, éventuellement, de les recoller.

             Normal : j’ai jamais supporté de voir souffrir quelqu’un sans essayer de lui venir en aide. Question de nature !

             À la maison, c’était un défilé constant de désespérés, venus chercher un peu de réconfort sur mon épaule. (Réconfort réciproque d’ailleurs, et pas complètement désintéressé, car ces larmes viriles m’émouvaient plus que de raison, moi que la pruderie maternelle privait des légitimes attraits du flirt et de la drague.)

             Je n’avais pas le droit de recevoir de garçons dans ma chambre, mais la cuisine leur était ouverte, ce qui nous permettait de joindre l’utile à l’agréable, les tartes de maman s’avérant souveraines contre le mal d’amour.

             Je n’oublierai jamais le beau Christian, les coudes sur la toile cirée, ânonnant entre deux déglutitions :

             — Elle est tellement jolie, la petite Chantal, tellement fragile… Si je la perds, je ne m’en remettrai jamais.

             Toute chavirante, je regardais sa pomme d’Adam monter et descendre le long de son cou, et ça me donnait des frissons partout. Ah, que j’aurais aimé qu’il parlât de moi en ces termes!

             Hélas, en ces termes ou pas, personne ne parlait jamais de moi. Enfin, je le croyais… jusqu’au jour où le bruit courut que je piquais les mecs de Chantal. J’en fus la première ahurie, d’autant que je n’avais rien à me reprocher. D’où pouvait bien venir cette rumeur mensongère ?

             Je ne tardai pas à l’apprendre, de la bouche même de ma rivale. Au cours d’une dispute, Christian lui avait lancé à la figure : « Je préférerais encore sortir avec cette pauvre Anne qui en pince pour ma gueule, plutôt qu’avec une peste comme toi ! »

             L’aveu, bien que peu flatteur, mit un terme à notre amitié et m’exposa, durant quelques semaines, à l’hostilité de mes compagnes de classe.

             Quant à Christian, il se consola très vite entre les bras de Martine, et « cette pauvre Anne qui en pinçait pour sa gueule » n’entendit plus jamais parler de lui !

            


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                                         Le WC maléfique

     

            Dans le courant des années 80, de hideux édicules envahirent Paris : les sanisettes Decaux. Ces petites cabines payantes, au design d’équipement de chantier, s’étaient en effet généralisées. On en trouvait à chaque coin de rue, car, contrairement aux vespasiennes qu’elles remplaçaient, elles offraient l’avantage d’être « autonettoyantes ». Après usage, un mécanisme automatique se déclenchait ; la structure basculait sur elle-même, et des jets corrosifs inondaient l’habitacle.

             Rien que cette description donnait déjà le frisson. Mais quand les journaux annoncèrent qu’une fillette de quatre ans, coincée à l’intérieur, avait trouvé la mort au cours de cette manœuvre, ce fut la grande panique. Les « toilettes maléfiques », comme on les surnomma, devinrent la cible numéro un des vandales. On les tagua, les démolit, on arracha leurs portes, on les remplit d’ordures et de gravats, bref, elles firent office de défouloir public. Ainsi, sous l’alibi d’une légitime vengeance, la hargne populaire s’acharna-t-elle sur elles, comme, jadis, sur les malfaiteurs condamnés à la roue, au bûcher ou au pilori.

             Loin de moi l’idée de comparer la déprédation de matériel au sort des suppliciés ! Mon anthropomorphisme ne va pas jusque là. Mais n’empêche que ce déchaînement de violence, eût-il un WC pour objet, me glaça.

            

             Le temps passa. Le mécanisme des sanisettes fut modifié, leur système d’ouverture perfectionné, et une bonne dizaine de « nouvelles générations » succédèrent au modèle d’origine. Quant à l‘histoire de la fillette broyée, elle tomba dans l’oubli avant de prendre place parmi la longue liste des légendes urbaines.

             Elle ne cessa, cependant, de hanter mes cauchemars, à tel point qu’il y a quelques jours, dans un vide-grenier, en voyant l’une de mes petites-filles s’approcher d’une cabine (amovible, extra-légère, ultra-sécurisée, dernière génération), je ne pus m’empêcher de hurler :

             — N’entre pas là-dedans, surtout ! C’est très dangereux !

             — Mais maman m’a permis, protesta la fillette.

             — Je m’en fiche, je t’interdis d’y aller !

             Résultat : la gamine inonda sa culotte, ce qui l’humilia, la fit pleurer, et me bourrela de remords. Le WC maléfique avait encore frappé !

            


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                                           Amsterdam

     

             A l’époque de Pubnou,* Pasqua régnant en maître sur la presse dite « de charme » taxait outrageusement les photos de couvertures, ce qui mit en faillite nombre de nos fournisseurs. Dès lors, la Française nue n’étant plus dans nos prix, force nous fut de taper dans la belle étrangère, voire la nymphe exotique. Nous prîmes donc contact avec des entreprises allemandes et néerlandaises où l’image érotique était en vente libre, et le patron nous dépêcha sur place, la maquettiste et moi, afin de faire le tri dans les milliers d’ektas que l’on nous proposait.

             Comme cette mission requerrait un membre supplémentaire, Sylvain s’offrit à nous accompagner. Bref, ce fut un bien curieux trio qui débarqua ce jour-là à Amsterdam. Coincé entre Greta, immense sexagénaire au look de walkyrie et à l’accent teuton, et Gudule, petite Belge frisottée en salopette Oshkosh, Sylvain, d’un naturel plutôt discret, ne passa pas inaperçu : Greta dévalisait les coffee shops, moi les marchés aux puces, et lui-même trimballait dans deux attaché-case, un nombre impressionnant de diapos sexys.

             C’est dans cet équipage que nous regagnâmesParis.

             Perso, vu le matos que nous transbahutions, je flippais un peu, à l’aéroport. Mais l’ambiance d’alors était au laxisme et, comme mes compagnons de voyage ne stressaient point, je rengainai mes inquiétudes pour me concentrer sur mon acquisition : un Arlequin de dentelle entièrement animé (œuvre d’une artiste locale), que j’assis sur mes genoux et dont j’actionnai le mécanisme, au grand amusement des autres passagers.

             Nous passâmes la douane sans le moindre pépin et, une fois à Paris :

             — T’as pas eu la trouille avec ton chichon ? demandai-je à Greta.
             Elle secoua négativement la tête.

             — C’est vrai qu’à ton âge, qui te soupçonnerait ?

             — Ce n’est pas ça, mais je n’avais rien sur moi.

             — Ben c’était où, alors ?

             — Dans l’Arlequin.

             — QUOI ?

             — Pendant l’embarquement, j’ai retiré son chapeau et tout mis dans son crâne : il y avait juste la place.

             Je crus que j’allais l’étrangler.

             — Tu m’as fait prendre des risques pareils sans m’avertir ? T’es inconsciente ou quoi ? Et si les flics m’avaient fouillée ?

             — Ça n’a pas été le cas, alors de quoi te plains-tu ? « Aux innocents les mains pleines », comme on dit. En ne t’avertissant pas, je t’ai protégée, ma vieille. Tu imagines ta tête, si tu avais su ? Ç’aurait été un coup à te faire gauler, ça!

             Ouaip, à la réflexion, j’aurais dû l’étrangler.

           

            * (voir chapitre 133 et 176 du présent recueil)

     

     


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