• Chaptire 52

     Résumé des chapitres précédents : Un article élogieux sur la troupe de Boris, les Grumeaux, fait subitement ressurgir les vieux démons de Nora.

     

            La nuit suivante, les Grumeaux sont là, à côté du lit.         

              — Voulez-vous bien sortir de ma chambre, s'indigne Nora. En voilà des manières ! C'est pas un cirque, ici !

             — On vient chercher Charlie, dit calmement Boris.

             Il a une voix d'outre-tombe, comme la Mort dans le film des Monty Pithon.

             — Pas question, le rembarre Nora, il est à moi. Et cassez-vous, ou je vous fais coffrer pour violation de domicile !

             Sans tenir compte de son avertissement, les trois clowns s'avancent. Surprise : ils boîtent.

             — Et vous vous foutez de moi, en plus, râle Nora.

             — Du tout, on est vraiment caduques.

             — Ah ouais ? Vous avez eu un accident de voiture, peut-être ? Tous les trois ?

             — Pas de voiture, de bonne femme. Et il nous manque un pied. T'as déjà vu une table à trois pieds ? Ça branle salement.

             — C'est ça ! Ben branlez-vous et laissez-moi pioncer, siffle Nora.

             Elle se tourne vers le mur, ramène la couette sous son menton, ferme les yeux. S'efforce de se détendre, de respirer calmement. Pas évident, avec ces trois fantoches qui furètent dans le noir. Mais qu'est-ce qu'ils glandent encore, bordel ?

             « Collons-nous contre Charlie, se dit-elle. À son contact, je vais me rendormir : rien n'est plus contagieux que le sommeil. »

             Elle tâtonne à la recherche de la forme familière. Ne rencontre que du vide. Se rassied d'un bond.

             Aux confins de la chambre, trois ombres en halent une quatrième. Avec des hahanements qu'affaiblit la distance, ma foi considérable.

             — Eeeeeeh ! hurle Nora.

             Trop tard : l'obscurité vient de les avaler.

             La jeune femme se réveille en sursaut, le corps assailli de fourmis d'angoisse. À quelques centimètres de son flanc gauche, Charlie ronflotte. Chaud. Sonore. Terriblement loin, terriblement seul, mais néanmoins là.

             Comme dans son rêve, elle se pelotonne contre lui. Esquisse, la main en conque, ce geste d'encouragement dont les femmes ont le secret. La chair sollicitée reste stoïquement flaccide. Alors Nora se lève, enfile un pull à même la peau et, pieds nus, jambes nues, les nerfs à vif, rôde dans la maison glacée.

                                                                                                                                             (A suivre) 

     


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  • Chapitre 51

    Résumé des chapitres précédents : Charlie a beau dire et beau faire, Nora flaire le danger. La « fantastique connivence », dont il était question au premier épisode, en a pris un coup dans l’aile...

     

             — Je vais au tabac chercher Libé, tu m'accompagnes ?

             — J'arrive !

             Nora enfile ses bottes, boucle son anorak, fourre sa chevelure dans un bérêt de laine, enroule une écharpe autour de son cou. Et, fin prête, rapplique.

             Froid piquant, dehors.

             — Mes cils gèlent, rit-elle, en clignant des paupières pour contrer le phénomène.

             Puis elle se lèche les lèvres.

             — Et ma salive.

             — Interdiction de baver pour cause de stalagtite, émet gravement Charlie.

             — Tu rigoles, mais j'ai lu que dans le Grand Nord, quand les mecs pissent à l'extérieur, ils peuvent rester collés au sol !

             Ils vont, double chapelet de pas dans l'étendue de neige vierge, reviennent très vite. Le journal, les clopes, un restant de café.

             — Nom de Dieu !

             Le cri étouffé de Charlie fait sursauter Nora qui rêvassait, le nez dans sa tasse.

             — Qu'est-ce que t'as ?

             — Regarde ça.

             À la rubrique spectacle, une page entière est consacrée à, je cite : Les Grumeaux, des clowns entre rire et grincement de dents.

             — Qui c'est, ces gens-là ? grogne Nora qui a très bien compris.

             — La bande à Boris, pardi !

             — Déjà ? Ils ont fait vite, dis donc.

             L'article est dithyrambique. On y retrace succintement la carrière de Boris, chroniqueur de la folie ordinaire, celle de Galapia qui réinvente le langage, celle de Flip, si actuel et représentatif des jeunesses banlieusardes.

              En mettant en commun leurs spécificités, ces trois novateurs ont créé un spectacle à la fois cohérent et d'un impact rarement égalé. Le clown traditionnel a vécu, dont les farces éculées n'amusaient plus personne, place au bouffon du vingt-et-unième siècle ! Nous entrons dans une nouvelle ère de la pitrerie : celle qui dérange, bouleverse les valeurs et pose sur les travers de son époque un regard à la fois ingénu et lucide, férocement drôle et superbement pragmatique. Avec les Grumeaux, le rigolo devient sociologique. 

             —  Puuutain, souffle Nora, il n'y a pas été de main morte, le grouillot ! Ça doit être un copain à eux.

             — Sûrement, répond Charlie.

             Il semble hypnotisé par la photo centrale : trois zigotos hilares, déjantés, prêts à conquérir le monde en se fendant la poire.

             « Pourquoi les avoir placés par ordre de taille, comme dans les rangs d'école ? se demande Nora. Boris, le grand, Flip, le moyen, Galapia, le tout petit. Leurs têtes forment un escalier... »

             Elle cligne des yeux.

             « Entre Flip et Boris, il manque une marche. De la taille de Charlie, genre. Quel nul, ce photographe ! »

             Et, tout haut, elle remarque :

             — Trois, c'est bien, comme chiffre. Les Trois Mousquetaires, Riri Fifi Loulou, les Pieds Nickelés, Les Marx Brothers, Brahma-Çiva-Vichnou, la Sainte Trinité...

             — Bon, je remonte bosser, l'interrompt Charlie en se levant loudement.

             —  Ça va ? T'as l'air crevé.

             Il ne répond pas. S'éloigne, le dos rond. Restée seule, Nora relit l'article. Une fois, deux fois.

             « Ce style ! Ah là là, les journaleux... Tous des écrivains ratés. »

              Puis, d’un geste agacé, elle fout la page au feu. Une jolie flamme, franchement, c'est-y pas préférable à un mauvais papier ?

                                                                                                                                            (A suivre)

     


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  • Chapitre 50

    Retour à la case départ. Charlie, par amour, sacrifie sa carrière. Nora ronronne. Les feuilles mortes se ramassent à la pelle. Les souvenirs et les regrets aussi. Forcément.

     

             Le chant de la scie monte dans l'air glacial, puis Charlie regagne ses foyers, brandissant une énorme bûche.

             — Avec ça, on a de quoi tenir toute la journée !

             Il la place dans l'âtre, tisonne dessous, souffle à s'en décrocher les poumons. Quelques flammèches lèchent l'écorce, se retirent, reviennent à l'assaut.

             — Tu veux du pot-au-feu ? propose Nora, la louche à la main.

             Ce n'est pas de refus. Charlie s'assied devant la cheminée, l'assiette sur les genoux. La balade lui a ouvert l'appétit. Nora sourit, attendrie, en le regardant croquer les légumes — ces carottes, ces poireaux qu'elle a plantés, binés, arrosés avec amour, puis cueillis, découpés, cuits, assaisonnés. Est-il plaisir plus grand que d'être l'artisan du bien-être de ceux qu'on aime ? Forte de cette certitude, Nora s'agenouille. S'en prend à la braguette qui résiste (mais si peu). Tend ses lèvres rouges, si rouges. Outre celles du boire et du manger, Charlie va lui devoir d'autres réjouissances, et non des moindres. L'artisane — que dis-je ? l'artiste ! —  se surpasse !

            

                                                                              *

     

             Les gens heureux n'ont pas d'histoire. Est-il  nécessaire de décrire l'hiver qui peu à peu s'installe, avec son cortège de joyeusetés domestiques ? Les interminables soirées au coin du feu, les gestes quotidiens que ne ternit pas l'ombre d'un désaccord, les petits spectacles dont foisonne la période des Fêtes et que Charlie assume haut la main, partout où on le sollicite ? L'intermède Boris n'a en rien modifié le radieux train-train des jours — en apparence, du moins. Et si, quelquefois, un regret passager assombrit le regard du clown, ce n'est, au grand jamais, en présence de sa femme.

             Noël aux tisons, blottis l'un contre l'autre. Puis la nouvelle année, le moucheti des flocons. Nora sort le traineau fabrication maison, ces jeux-là lui rendent ses dix ans. Elle galope, clip-clop, dans les champs transformés en banquise. Charlie lui glisse de la neige dans le cou, elle se jette sur lui, le renverse, ils roulent sur le sol, se battent, saoulés d'air pur et d'une bonne santé agressive. Après, les joues en feu, les doigts gourds, les orteils tenaillés par l'onglée, ils rentrent dans leurs foyers boire du thé bouillant et croquer des amandes.

             — Tu m'as fait un bleu, accuse Nora, se massant l'épaule.

             Il y pose un bisou furtif puis, vite, vite, rejoint sa tour d'ivoire sous prétexte d'un nouveau sketch à mettre au point. Et comme elle propose de l'accompagner :

             — J'ai besoin d'être seul, répond-il gentiment. Question de concentration, tu comprends ? Mais, promis, je t'avertis dès que le bébé est là !

             Qu'à cela ne tienne, Nora va préparer de la tarte pour le dîner : faut manger les reinettes avant qu'elles ne pourrissent. En fredonnant, elle descend au cellier chercher les fruits frippés, puis s'attaque à la pâte.

             « Marrant, quand même, cette habitude qu'il a prise de s'isoler là-haut, pense-t-elle, tout en mélangeant beurre et farine. Dans le temps, ma présence ne le dérangeait pas pour créer. Au contraire, il la recherchait. Je l'inspirais, qu'il disait. Mais on évolue. De quoi seront faits nos lendemains ? »  

             Et, l'angoisse existencielle étant incompatibles avec la pâtisserie, elle rate sa tarte. Ainsi va la vie.

                                                                                                                                        (A suivre)

     


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  • Actu SF vient de sortir "Mémoires d'une aveugle" en numérique.

    http://www.editions-actusf.fr/anne-duguel/memoires-une-aveugle

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  • Chapitre 49

    Résumé des chapitres précédents : Charlie, qui culpabilise de laisser Nora, plaque tout pour rentrer au bercail. Bel exemple de conscience conjugale, je trouve. Un peu trop, peut-être ? Mais bon, elle a un équilibre si précaire...

     

             Voilà.

             Une fois le téléphone planqué dans le poulailler — là où seules les poules peuvent l’entendre —, la machine à bonheur s'est remise en route.

             — Ce qu'ils sont mignons, ces deux-là ! constate Marie-Jeanne, suivant des yeux le petit couple qui vaque, jour après jour, à ses occupations, elle trottinant, clip-clop, lui, dégingandé, tous deux unis par une complicité sans faille.

             Ce faisant vient l'automne. Comme chaque année, la maison mue. Lourdes tentures, tapis et boudins de porte sortent des malles ; on colmate, on isole, on emmitoufle. Le syndrome du cocon touche meubles, bêtes et gens, et jusqu'aux murs qui se couvrent de bouts de tissu douillets. Une vague odeur de moisi se mélange à celles, souveraine, du feu de cheminée et de la soupe qui mijote. Le chant des vents-coulis et le crépitement de la braise forment un bruit de fond que couvre, par instant, le cri rauques des escadrons de corneilles fendant la nue.

             Nora a repris son tricot et ronronne, en duo avec le chat. Charlie concocte de nouveaux gags. Le poney s'empiffre de petites pommes sauvages, véreuses pour la plupart mais succulentes — d'ailleurs, il a grossi. Les couchers de soleil, zébrés par la silhouette des arbres morts, sont toujours aussi beaux quoique nettement moins tardifs.

              Les promenades en forêt, maintenant, ont un but : la récolte.

             — T'as vu ? Y a plein de faines ! se réjouit Nora. 

             Et de se remplir les poches de semences minuscules, qui sentent bon la terre.

             — Tu ne vas pas perdre ton temps à décortiquer ces petites merdes ? s'indigne Charlie.

             — Et comment que je vais !

             Elle est déjà en train.

             — Ramasse plutôt des châtaignes, on les fera cuire sous la cendre !

                                                                                                                                                (A suivre)


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