• Chapitre 25

     Résumé des chapitres précédents : Dans le troquet où elle se laissait sombrer, Nora a trouvé un ange pour lui faire la conversation. C’est bien réconfortant.

     

             Court silence. Chacun plonge dans sa chope. Nora, mise en confiance, glisse moralement sa main dans celle de l'ange.

             — Lulu joue tous les soirs ? compatit-elle.

             Il hoche la tête.

             — En général, elle termine vers une heure et demie, mais il lui arrive de faire des heures sup'. C'est bien payé.

             — Dur-dur, comme rythme, pour un couple, non ? Elle n'a jamais envisagé de changer de boulot ? Pour vous deux, je veux dire.

             — Jamais de la vie ! Lulu, les planches, le public, les applaudissements, c'est sa vie. Sa vocation, plutôt. Et une vocation, ça ne se contrarie pas !

             Nora se cramponne à la main céleste. Cette main est de bon conseil. L'ange a su trouver les mots qu'elle attendait : une vocation, ça ne se contrarie pas. Devant une vocation, on s'incline, on s'efface. Vas-y, Charlie, fonce ! Ne tiens pas compte de moi. Je n'ai pour fonction que de t'admirer, et d'empêcher les foules de t'étouffer par excès de zèle. Prince consort, ça se dit comment au féminin ? 

             — Et vous n'êtes pas jaloux ? risque-t-elle.

             — Jaloux ?

             — Ben oui, de sa vocation.

             Dans l'œil, l’ange a des lueurs rigolotes.

             — Atrocement.

             Nora avale une gorgée de bière, puis une seconde, coup sur coup. Ça va mieux. Correspondance spirituelle des vers-de-terre-amoureux-des-étoiles.

             — Pas facile à assumer, un génie, hein ! conclut-elle.

             — Vous avez envie de me raconter vos malheurs ? traduit l'ange avec obligeance.

                                                                                                                                                (A suivre)


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  • Chapitre 24

     Résumé des chapitres précédents : dans le gouffre de détresse où se noyait Nora, une main s’est tendue. Celle d’un ange – ou, du moins, ce qu’elle perçoit comme tel.

     

             — J'attends mon amie qui termine son travail à trois heures, poursuit l'ange. Si vous voulez, je peux vous tenir compagnie.

             Ce n'est pas de refus. Mourir à petits feux, c'est moins pénible à deux. Un brin de causette adoucit l'agonie.

             — Elle fait quoi, votre amie ? se renseigne Nora, par pure courtoisie.

             — Artiste.

             — Dans quelle branche ?

             — La danse.

             — Elle passe où ? Au Châtelet ?

             Il rit.

             — Tout de même pas... Le Sexe Pire, vous connaissez ?

             — Le Shakespaere ? Non, c'est où ?

             — À côté, rue Saint-Denis.

             — Vous êtes son imprésario ?

             Re-rire. Très gentil.

             — Quelle idée ! Non, je ne suis que prince consort.

             — C’est à dire ?

             — Que je me contente de l'admirer béatement en me faisant petit petit, et d'empêcher ses admirateurs de l'étouffer.

             Telle la bienheureuse en proie à une vision, Nora joint les mains. Miracle des similitudes, elle n'est plus seule à s'étioler dans l'ombre. Un frère, un semblable, l'a rejointe. Un retranché. Un prince consort. Un ange gardien.

             — Elle est si célèbre que ça, la vôtre ? s'écrie-t-elle.

             — Une bonne petite notoriété, dans son milieu.

             — Je la connais ?

             — Franchement, ça m'étonnerait. Lulu Martinet.

             Moue dubitative.

             — Lulu Martinez... Lulu Martinez... Non, ça ne me dit rien. C'est une Espagnole ? J’adore le flamenco.

             Lui, gravement mais le regard au bord du fou rire :

             — Oh, son répertoire est assez varié.

             — Je ne suis pas très calée en danse, surtout folklorique. Moi, mon domaine, ce serait plutôt le one man show d'humour, voyez ?

             — Ce n'est pas tout à fait le même registre.

                                                                                                                      (A suivre)


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  • Chapitre 23

     Résumé des chapitres précédents : Voilà notre Nora toute seule dans Paris, avec dix euros en poche et le cœur en débandade.

     

             Quelques instants plus tard, attablée devant un demi, elle se laisse sombrer pour de bon. « Pleure, tu pisseras moins », dirait sa mère. Je t'emmerde, maman !

             — Euh... ça ne va pas ?

             Affalée dans sa bière qu'elle a renversée au passage, Nora se crispe. Un doigt vient de frôler son épaule. Elle relève farouchement la tête. Qui te rend si hardi de troubler mon veuvage ?

             Un ange.

             Bonjour, ange.

             Vêtu de blanc, comme il se doit. Le visage diaphane. Une auréole de cheveux blonds.

             — Je peux m'asseoir ? demande-t-il de sa voix angélique.

             Subjuguée, Nora répond oui, bien sûr, en se frottant  le visage avec les mains. Il lui tend un Kleenex. Elle s'essuie, se mouche, oublie de remercier. Il redresse le verre, fait signe au garçon d'éponger, commande la même chose.

             — Buvez, dit-il.

             Elle obéit.

             — Ça va mieux ?

             Elle opine.

             Contrairement à sa première impression, l'ange ne porte pas de tunique immaculée mais un T-shirt et un pantalon de toile. Ils ont dû moderniser leurs uniformes, là-haut. De même, il a rangé ses ailes. En revanche, l'œil transparent, à peine bleuté, et les traits d'une finesse hors norme ne laissent aucun doute sur sa nature céleste.

             — Désolé de vous avoir abordée, mais vous sembliez si désemparée...

             Elle se récrie, confuse.

             — Surtout, ne vous excusez pas ! C'est moi qui ne sais pas me tenir. J'ai eu un gros coup de mou, mais là, c'est terminé. Merci de votre intérêt, si, si, je suis très touchée.

                                                                                                                                    (A suivre)


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  • Chapitre 22

     Résumé des chapitres précédents : Nora, se sentant intruse, a faussé compagnie à Boris et sa troupe. On a sa fierté, tout de même ! 

     

             Si Nora espérait que Charlie la rejoigne, elle en est pour ses frais. Parvenue au rez-de-chaussée, elle s'arrête, guettant, le cœur battant, le bruit d'un porte qui claque, d'une course dans l'escalier. La minuterie s'éteint ; elle continue à tendre l'oreille dans le noir.

             En vain.

             Charlie, son Charlie, l'a jetée. Comme un vieille chaussette, ni plus ni moins — de celles qui, d'ordinaire, vont par paire, et qu'on bazarde une fois dépareillées. C'était ça ou compromettre son avenir. Les hommes sont tous des pourritures.

             Elle s'assied sur la première marche, se raisonne :

             « Il ne t'a pas jetée, banane, il t'a laissée prendre le large, nuance ! » 

             Et pour commencer, a-t-il entendu ce qu'a dit Boris ? Sûrement pas, il se serait interposé. « C'est nous deux ou personne », aurait-il décrété. Ça, ça ne fait pas un pli !

             « Non, il a dû penser que l'initiative venait de moi. Que j'avais peur de m'emmerder — ou de boire — et que je préférais aller me promener. C'est pas un crime, quand même, de respecter la liberté d'autrui ! » 

             D'un bond, elle se relève.

             « Bon, d'accord, t'as gagné. J'y vais, me promener, t'es content, maintenant ? Où y a-t-il un troquet d'ouvert, à cette heure ? » 

             Elle fouille les poches de son blouson — un billet de dix euros, il y a un bon dieu pour les délaissées — et, toute raide (pour autant que son déhanchement le lui permette), remonte en direction du boulevard Saint-Michel.

                                                                                                                                      (A suivre)


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