• La censure et moi, c’est une vieille histoire...

       En 1989, Claude G., mon éditeur chez Syros, passe à la concurrence — c'est-à-dire qu'il devient directeur de Page Blanche, chez Gallimard. Belle promotion pour lui... et pour moi, puisqu'il me commande un roman. Page Blanche  est une collection prestigieuse, destinée aux ados et traitant, généralement, de graves sujets de société. Tout à fait mon trip de l'époque !

             — Quel thème as-tu envie d'aborder ? me demande-t-il.

             — La maladie mentale.

             Il applaudit et me donne le feu vert. Un mois plus tard, je lui présente « À la folie ». L'histoire s’inspire d’un fait réel. En gros : une lycéenne tombe amoureuse d’un prof qu’elle drague ouvertement. Un jour, il disparaît de la circulation. Elle apprend qu'il est à l'HP et se persuade que c'est son ex-femme qui l'a fait intermer pour le soustraire à ses avances. Elle décide donc de le « libérer », mène son projet à bien, et se retrouve dans la nature avec un malade en pleine crise.  Incapable d’assumer cette confrontation, qui bientîôt tourne au drame, elle n’a d’autre recours que d’appeller ses parents à l’aide.

             En une semaine, le roman est lu et accepté. Puis, après les corrections d’usage, Claude m'envoie mon contrat et me fait rencontrer les représentants. Il les branche même avec l’attachée de presse de Denoël, où je dois sortir sous peu « Amazonie-sur-Seine », afin qu’ils déterminent une stratégie commune de promotion.

             — Tu recevras tes épreuves d'ici une petite semaine, m'annonce-t-il. Ainsi que le projet de couverture sur lequel travaille actuellement l’illustrateur.

             Une semaine passe ; je ne vois rien venir. Une deuxième semaine ; toujours rien. Au bout de la troisième, j'appelle pour avoir des nouvelles, et Claude, très embarrassé, m’explique :

             — Suite à la plainte d'une correctrice qui trouvait ton texte trop osé, le grand patron a tout arrêté. Je suis désolé pour toi. Tu viens rechercher ton manuscrit ou je te le renvoie ?

             Ça m’a flanqué un coup, mais le pire était encore à venir. Je ne me doutais pas que ce roman, j’allais mettre dix ans à publier. Ni surtout que de telles mésaventures jalonneraient ma carrière. On n’aborde pas impunément certains sujets...



    5 commentaires
  • Le polichinelle

      À dix-sept ans et des poussières, je perds mon innocence dans les bras d’un relieur de trente ans mon aîné. Parce qu’il ressemble à Georges Brassens, eh oui. Et surtout parce qu’il incarne les valeurs opposées à celles de mes parents. Anticonformiste, libertin, athée, il ne pouvait que me plaire !

             Afin de déguiser notre liaison dangereuse en honnête transaction, il me commande de temps à autre un p’tit dessin, qu’il inclut joliment dans une reliure et me paie trois fois son prix. Ce qui me permet de gagner mon premier argent de poche.

             Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Dame Nature, inopinément, ne s’avisait de bénir mon ventre. Me voilà bien embêtée, d’autant que le géniteur ne l’entend pas de cette oreille. Il n’a l’intention ni de m’épouser ni de remettre le couvert, vu que des enfants, il en a déjà trois, et que l’aîné est sur le point de le rendre grand-père.

             Moi, en revanche, ce loupiot, je le veux. Et s’il le faut, je suis prête à l’assumer toute seule.

             — Ne t’inquiète pas, dis-je fermement au moustachu, tu ne seras pas mêlé à cette affaire. Je me ferai couper en quatre plutôt que de te dénoncer !

             Rassuré, il me cajole un brin puis pense à autre chose.

             Quelques semaines passent, au cours desquelles mon caractère se modifie. Moi d’ordinaire rieuse et volubile, je deviens absente, préoccupée, distante. De sorte que mon père, qui est observateur, soupçonne quelque chose. Pas la vérité, non ; ça, c’est vraiment trop gros (!). Mais une partie. Sa fille ne serait-elle pas amoureuse, par hasard ?

             La question, c’est : de qui ? Surveillée comme elle est, elle ne connais point d’homme, à part le boulanger, l’épicier, le pharmacien, et...

             Bon sang mais c’est bien sûr ! 

             Un soir, papa me prend à part et m’annonce tout à trac, en me fixant dans le blanc des yeux :

             —Tantôt, je suis passé chez ton relieur, et je sais tout.

             Je manque de m’étrangler. Sentant qu’il vient de marquer un point, il ajoute, d’un air entendu :

             —Nous avons longuement parlé, il est passé aux aveux...

             C’est une ruse grossière mais je tombe dans le panneau. Pire : je m’y jette tête baissée !

             — Il t’a dit que j’étais enceinte ?

             Papa, stoïque, accuse le coup, et d’une voix légèrement tremblante, poursuit sur sa lancée :

             — Oui... Et aussi que l’enfant était de lui...

             Alors, je m’effondre en larmes.

             — Oh, le salaud ! Le traître ! On avait décidé de garder le secret. Pourquoi il m’a trahie ?

             Par la suite, le suborneur (comme le surnommèrent mes parents) me confirma ce que j’aurais dû deviner par moi-même : il n’avait jamais reçu la visite de mon père. Quant au piège dans lequel j’étais sottement tombée, il n’y crut pas un seul instant. Et m’en voulut beaucoup de mon manque de parole ! 


    3 commentaires
  • Gargouille

      En 1994, Jean Rollin lance la collection Frayeur, au Fleuve noir. Une collection rouge pour vos nuits blanches, selon le slogan en vigueur. Dans la première fournée, il y a mon « Asylum », puis dans la seconde, « Gargouille ». Voyant que je meurs d’envie de m’investir à fond dans l’aventure, Jean commence à se reposer sur moi pour la lecture des manuscrits, les corrections ou la rédaction des quatrièmes de couv. Si bien qu’un beau jour, la direction me convoque.

             — Devant le succès de Frayeur, nous envisageons de lancer le label « Frayeur plus », m’annonce-t-on. Ce sera toujours des créations, mais pas du poche, du grand format. Et nous avons pensé à vous comme directrice de collection.

             Je n’ose en croire mes oreilles. Moi, éditrice ? Moi qui rame comme une folle pour publier mes livres ? Quelle promotion éblouissante !

             J’accepte avec reconnaissance, Jean est ravi de m’avoir comme collègue officielle, bref, tout baigne.

             Enfin, non, pas tout. Un éditrice vétérante, que Jean surnomme « Gargouille » tant à cause de son physique que de son caractère, prend ombrage de la chose. Du fait de son ancienneté, elle estime que c’est à elle que revient cette collection, non à une obscure débutante. Et elle le fait savoir avec perte et fracas, si bien que deux jours plus tard, quand je me pointe au bureau :

             — Y a Gargouille qui te cherche pour t’arracher les yeux, m’annonce Jean, hilare.

             Moi, ça ne m’amuse pas du tout, du tout. Car non seulement je suis d’un caractère pacifique — voire timide —, mais l’agressivité me terrifie. A l’idée de croiser la virago, de l’affronter, d’entrer en conflit avec elle, je suis littéralement épouvantée. De sorte que, ni une ni deux, je fonce dans le bureau de la direction pour donner ma démission avant même d’avoir pris mon poste.

             C’est lâche, me direz-vous. J’en conviens. Mais au moins, j’ai gardé mes yeux !



    8 commentaires
  • Discrimination positive

      Quand j’étais en pension à Jupille (voir rubrique 21), je passais les week-ends chez mon oncle et ma tante, au Thier-à-Liège. Un dimanche midi, l’aîné de mes cousins, qui avait fait son service militaire au Congo, invite un copain « indigène » à la table familiale. Or, des Noirs, on n’en voit pour ainsi dire jamais, en Belgique, à cette époque. De ce fait, sa présence crée un léger malaise ; pendant le repas, personne ne pipe mot.

             Ma tante, en maîtresse de maison accomplie, s’efforce de rompre le silence, mais ses références se bornent à « Tintin au Congo ». Avec une candeur sidérante, elle interroge donc :

             —Toi être depuis longtemps dans notre pays ?

             Sans paraître vexé, le jeune homme lui répond, dans un français châtié, qu’après quelques années de droit à l’U.L.B., il vient d’être admis en Sciences po, à Paris. S’ensuit, avec mon oncle, une conversation dont j’ai oublié la teneur, mais où l’invité se montre si brillant qu’il finit par tenir le crachoir à lui tout seul.

             Moi, je l’écoute religieusement. Et si je ne comprends pas grand-chose à son discours, son éloquence me subjugue. De plus, étant déjà farouchement antiraciste, je suis ravie de ce retournement de situation. Si bien qu’une fois le déjeûner terminé:

             — Quand je serai grande, j’épouserai un Noir, glissai-je à ma tante, en débarrassant la table.

             — Pourquoi ? s’étonne-t-elle.

             — Ils sont bien plus intelligents que nous !

    Ma réflexion a fait le tour de la famille. Mes parents ont beaucoup ri, et pendant tout un temps, papa m’a surnommée « madame M’Boulou ». Jusqu’aux émeutes de l’indépendance, trois ans plus tard, où j’ai eu droit à un acerbe :

       — Tu peux être fière ! Tu vois comment ils se comportent, tes Noirs ?

     

     


    10 commentaires
  • Le commissaire et Arthur Rimbaud

      Mes parents, petits commerçants des faubourgs de Bruxelles, avaient une caravane. C’était leur bol d’air pur, leur maison de campagne. Ils louaient à l’année un emplacement dans un sinistre camping de Waterloo, et qu’il pleuve, neige ou vente, nous nous y rendions du samedi après-midi au dimanche soir. Moi, j’aurais mieux aimé  rester à la maison, surtout les jours de pluie, mais on ne me demandait pas mon avis.

             Dans ce camping, désert de septembre à fin juin, il y avait heureusement une gamine de mon âge : Paulette, la fille des propriétaires. Durant presque trois ans — de 1959 à 1961 —, nous avons passé tous nos week-ends ensemble. Or, un samedi d’automne, surprise ! je la trouve en compagnie d’un grand flandrin à lunettes qu’elle s’empresse de me présenter. Il s’appelle Jacques Huysmans, va sur ses dix-sept ans et, avec son père, commissaire de police à Schaerbeek, occupera désormais l’emplacement 36.

             Son arrivée va sonner le glas de notre amité. Car si Paulette se l’est, d’office, approprié, la réciproque n’est pas vraie. Jacques écrit. Moi aussi. De sorte, que, très vite, s’instaure entre nous une complicité dont elle est exclue.

             L’émulation aidant, nous échangeons bientôt des poèmes enflammés. Et même s’il n’y a rien de physique entre nous (non, non, pas le moindre petit bisou, je le jure !), mon imagination s’emballe. Comble du romanesque, « mon Rimbaud » comme je le surnomme, orphelin de mère, vit sous le joug d’un père tyrannique. Ah, si je pouvais l’arracher à son emprise et l’emmener sur un bâteau îvre, cinglant vers des rivages lointains...

             Ces rêves, je n’en fais part à personne, bien entendu. Surtout pas au principal intéressé. Mais un soir, en veine de confidences, je les raconte à Paulette au téléphone. Mal m’en prend !  Une heure plus tard, on sonne à notre porte. C’est M. Huysmans escorté de son fils qui n’en mène pas large. Il explique à mes parents que le père de Paulette vient de l’avertir : nous préméditons une fugue, Jacques et moi.

             — Heureusement que la petite du camping a parlé, conclut-il. Ça m’a permis d’intervenir à temps. Mais je tenais à vous avertir au plus vite : ces enfants ont le diable au corps !

             Mes parents tombent des nues, Jacques nie farouchement. Il affirme que Paulette a tout inventé — et il est sincère. Moi, un peu moins, mais je fais chorus.

             — Nous qui avons si bien élevé notre fille, se morfond ma mère, en larmes. Je ne peux pas y croire.

             — Il y a des délinquants dans les meilleures familles, répond sombrement le commissaire. Si vous saviez ce que je vois, dans mon métier...

              — Peut-être votre expérience vous rend-elle un peu trop suspicieux ? suggère mon père.

             M. Huysmans le fusille des yeux.

             — Puisque je vous dis que j’ai découvert le pot-aux-roses !

             Et, pour preuve ultime, il sort nos poèmes de sa poche et en lit des extraits tout haut. Bonjour le scandale !

      Après cette soirée mémorable, je n’ai revu ni Jacques, ni Paulette. Le week-end suivant, nous quittions le camping de Waterloo pour celui de Rhode-Saint-Genèse, encore plus sinistre. D’autant que cette année-là, il a plu tout l’été. 


    4 commentaires