• Comment j’ai fait mentir ma mère

      Encore une histoire de livre et d’amours enfantines. Mon frère Claude avait un copain, Roberto, dont les beaux yeux noirs faisaient chavirer mon cœur.  Sans espoir de réciprocité, hélas, car il avait dx-huit ans et moi à peine douze. Mais il peuplait mes rêves, je n’en demandais pas plus.

             Ses parents, immigrés italiens, avaient bien du mal à joindre les deux bouts. Un jour, j’entendis Claude dire à ma mère :

             — La boum d’anniversaire de Roberto est annulée : son père vient de perdre son travail.

             Ce n’était pas tombé dans l’oreille d’une sourde ! Le pauvre Roberto n’aurait peut-être pas de boum, mais j’allais lui offrir un superbe cadeau. Incognito, bien sûr.

             Je pris le billet de cent francs que j’avais reçu pour Noël et me ruai chez madame Delcourt. Depuis quelques jours trônait dans sa vitrine un livre ayant pour titre « Métier d’ingénieur ». Or, c’était justement à cette carrière-là que se destinait le beau Roberto...

             Toute ma fortune y passa. Ça en valait la peine : outre son indéniable intérêt scientifique, le livre était illustré de photos en couleur.

             — Est-ce que vous auriez une grande enveloppe ? demandai-je à madame Delcourt.

             Elle en tira une de sous son comptoir, si bien qu’en sortant de chez elle, je passai directement à la poste, expédier mon trésor. J’imaginais déjà la tête de Roberto en recevant ce mystérieux présent... C’était fabuleusement romanesque !

             Le coup de téléphone de sa mère à la mienne, deux jours plus tard, le fut nettement moins. Et ne parlons pas de  l’engueulade qui suivit ! La situation était cocasse, pourtant. L’enveloppe — chose qui m’avait totalement échappé —comportait, imprimée sur le côté, la raison sociale de la bouquinerie. Afin de connaître la provenance du cadeau, il avait suffi au destinataire d’appeler madame Delcourt, qui, sans y voir malice, avait donné mon nom.

             — Te rends-tu compte dans quelle situation tu m’a mise ? vitupérait maman. Ça t’amuse de passer pour une petite coureuse qui fait des avances aux garçons ? Eh bien, moi pas : j’étais morte de honte ! Pour sauver la face, j’ai été obligée de prétendre que l’initiative était de moi...

    `         Cet aveu m’a presque consolée. Maman avait menti... Elle était donc humaine ?         

     


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  • À l’ombre des jeunes filles en fleur

       Mes seize ans étaient d’autant plus turbulents que mes parents, selon leurs propres termes, me « serraient la vis ». Libre de mes faits et gestes, j’eusse été plutôt sage. Mais, bridée comme je l’étais... D’autant que mes lectures et mon tempérament légèrement exalté me donnaient, de l’existence, une idée romanesque fort éloignée de la réalité. Dans le domaine de l’amour, en particulier. La mixité scolaire n’existant pas encore, dans les écoles chrétiennes, et mes parents faisant barrage à toute fréquentation masculine, je m’éprenais d’office des rares spécimens mâles que je recontrais.

             Ce long préambule explique ce qui va suivre.

             En allant acheter mes livres scolaire dans la nouvelle librairie du quartier, j’avais fait la connaissance du fils de la libraire, un dénommé Francis de vingt et quelques années. Physique assez banal, si ma mémoire est bonne, mais grande complaisance. Et aussi féru de littérature que je l’étais moi-même, ce qui, très rapidement, tissa entre nous un lien privilégié. Je pris donc l’habitude de me rendre quotidiennement aux « Mille et une pages », sans que cette assiduité inquiète ma mère (excellent alibi, la culture générale !). Et ce qui devait arriver arriva : je tombai raide-dingue de Francis. Pensez ! Une romance née sous l’égide de Voltaire, Sartre, Proust et Colette... Je dévorais avidement tous les bouquins qu’il me conseillait, inscrivais son nom dans les marges de mes cahiers, et, surtout, me mis à lui écrire des lettres torrides. Lettres que je gardais pour moi, bien entendu. Jusqu’au  jour où...

             Nous avions eu, cet après-midi-là, une conversation bouleversante. Où il était question d’amour, eh oui. Celui, sublimé à l’extrême, d’Humbert Humbert pour Lolita, dans l’œuvre, audacieuse, certes, mais si vibrante de Nabokov. J’y vis un signe. Mieux, un message. Plus encore : une déclaration... S’il me restait un doute quant à ses sentiments, il était à présent dissipé.

             Je ne fermai pas l’œil de la nuit, et, au matin, je pris ma plus belle plume et rédigeai une missive, destinée, cette fois, à être lue par lui. J’y avouais ma passion de manière explicite et y formulais moult projets d’avenir....

             En tremblant d’émotion, je me rendis à la librairie pour la lui donner. Il n’y était pas. Sa mère non plus. Une inconnue entre deux âges les remplaçait. Lorsque je m’informai des raisons de leur absence, elle me répondit :

             — Ils sont au mariage. 

             — Quel mariage ?

             — Celui de Francis. Sa fiancée, Lydia, est la meilleure amie de ma fille.

             Le direct à l’estomac me laissa KO.

             — Ça va ? s’enquit la dame en me voyant tituber.

             J’eus la force de tourner les talons et de m’enfuir en bredouillant :

             — Oui, oui, merci. Je repasserai...

             Je n’ai jamais remis les pieds aux « Mille et une pages ».

      La lettre a longtemps servi de signet à « Lolita ».  Puis je l’ai jetée, en bénissant le maître Hasard pour son timing. Si je l’avais écrite un jour plus tôt, bonjour le pataquès !

     


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  • Le têtard

      Octobre 1977. Grand moment pour Alex : Cavanna le convoque aux éditions du Square pour lui confier une rubrique régulière dans Charlie Hebdo. Je l’accompagne, en tant que scénariste d’une partie de ses BD. Je devrais d’ailleurs dire « nous l’accompagnons », puisque je suis enceinte de sept mois.

             Accueil triomphal. Wolinski, que nous avons croisé dans la rue, nous prend tous deux par les épaules et claironne, en entrant dans la salle de réunion : « Voici Alex et sa femme Gudule qui attend un bébé ! ». Choron s’agenouille devant moi et me verse du champagne sur le bide en déclarant : « Ton enfant sera le plus beau, car il a été béni par le professeur Choron ! ». Dominique Grange m’amène un fauteuil et me couve des yeux toute la soirée. Bref, je me sens comme une reine dans cette équipe qui a pourtant la réputation d’avoir « la dent dure ». Du coup, selon mon habitude, je me fais des films. Je m’imagine présentant, avec un fierté bien légitime, le fruit de mes entrailles à toutes ces personnalités mythiques. Sûr, ce sera une apothéose de compliments émus, un festival de gouzi-gouzi !

             Mi-janvier, je me pointe donc rue des Trois-portes avec ma petite fille de deux semaines, emmemitouflée dans son nid d’ange. Et là — à part Wolinski, toujours adorablement empressé — personne ne la regarde. Mais ce qui s’appelle personne, hein ! J’amènerais une bouse dans du papier journal, ce serait pareil.

             Comme si elle captait ma déception, Mélanie se met à pleurer. Alors, une rédactrice (dont je préfère taire le nom) lance très haut, à ses collègues :

             — Oh, je déteste ces têtards !

             J’ai fichu le camp vite fait bien fait !



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  • Biographie

      Avec « Les Belles Lettres », Jean Rollin a trouvé le partenaire idéal. Outre sa collection, « Les anges du bizarre », où il publie les auteurs oubliés qu’il vénère —  Max Roussel, Guy de Wargny ou Anta Grey, pour ne citer qu’eux —, il y ressort l’intégralité de son œuvre dans une collection généraliste. De superbes couvertures bleues avec juste un filet plus foncé... La grande classe ! Malheureusement, ses livres ne se vendent pas. Jean romancier ne draîne pas plus les foules que Jean cinéaste. Si bien qu’un jour, le directeur, Michel D., me convoque.

             — Pourrais-tu m’écrire une biographie de Rollin ? me demande-t-il. Un truc drôle, accrocheur, qui donne aux lecteurs envie de mieux connaître le personnage. Un livre promotionel, en quelque sorte...

             L’idée est marrante et tombe à pic. Suite à un problème d’ascenseur, Jean, qui habite au onzième étage, est cantonné chez lui. D’autant que sa santé est plus que chancellante...

             Durant presque un mois, tous les après-midi, je vais grimper dans sa tour d’ivoire et le faire parler. Il adore ça. Je prends des notes que je recopie le soir sur mon ordinateur. (Plus de 300.000 signes ; le format d’un roman !) Une matière vive truffée d’anecdotes, de réflexions, d’émotion, d’humour et d’instants de grâce.

             Après avoir passé sa vie au peigne fin, je me mets au boulot. Je rédige les trois premier chapitres où je décris, sur un ton allègre et légèrement décalé, son enfance dans le giron des surréalistes. Puis je lui en envoie une copie, ainsi qu’à Michel D. Leurs réactions sont diamétralement opposées. Le directeur des Belles Lettres applaudit : c’est exactement ce qu’il voulait. Et Jean m’engueule comme du poisson pourri. Jamais il ne permettra à quiconque — fut-ce une bonne copine — d’ironiser sur sa famille. Qui suis-je pour me permettre de parler de sa mère sans y mettre les formes ? Et pour narrer avec désinvolture les événements qui l’ont construit ?

             Sitôt le téléphone raccroché, j’appelle Michel D. pour lui annoncer mon désistement. Il est déjà au courant par un coup de fil de Jean et comprend parfaitement.

             — Cette biographie, nous devons le convaincre de l’écrire lui-même, décrète-t-il.

             Je m’y emploie, lui aussi, si bien que Jean, bon an mal an, se lance dans ce que je considère comme son chef d’œuvre : « Moteur ; coupez ! Mémoires d’un cinéaste singulier ». Un gros ouvrage référenciel, truffé de photos et jouissif en diable. Mais comme, entre-temps, il s’est fâché avec Michel D., ce livre sortira chez Rouge Profond. Il est aujourd’hui épuisé et, à ma connaissance, pas réédité. Dommage.



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  • Admirez cette superbe illustration de "Mon âme est une porcherie" 

    (http://xxeb.net/mon-ame-est-une-porcherie.php)Mon-ame-est-une-porcherie.jpg


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