• Mata-Hari

       Bruxelles, 1964. Je fais des galipetttes avec mon relieur, vous vous souvenez ?  Comme il habite à cinq cents mètres de la maison, et a déjà eu des démêlées avec les flics pour détournement de mineures, j’ai intérêt à me méfier. Pas question que les voisins me voient entrer chez lui. Je n’ose imaginer la tête de mes parents, commerçant honorablement connus dans le quartier, s’ils avaient vent de ma conduite !

             Je mets donc au point un statagème digne de Mata-Hari.

             À cette époque, bien qu’âgée de dix-sept ans, j’en parais à peine douze. Petite, maigrichoune, les cheveux coupés à la garçonne, pas de seins, pas de hanches, vous voyez le genre ?  Pour passer inaperçue, il me suffit de me déguiser en femme. Dans un grand sac, j’embarque les accessoires de ma métamorphose : talons aiguilles, foulard, une pelote de ficelle en guise de chignon (c’est la mode des « tomates » sur le sommet du crâne, avec le foulard par-dessus), lunettes noires, rouge à lèvres, et du coton pour rembourrer mon soutien gorge.

             — Je vais à la bibliothèque, dis-je à ma mère.

             — Ne t’attarde pas, répond-elle.

             A mi-chemin entre nos deux maisons, il y a une cabine téléphonique aux vitres dépolies. Je m’y glisse et, en deux temps trois mouvements, change de look. Ainsi puis-je me rendre incognito chez mon amant (le joli mot !) et, au retour, faire la manœuvre inverse.

             Je suis convaincue d’être méconnaissable jusqu’au jour où je croise la boulangère qui me lance distraitement :

             — Bonjour, ma petite Anne. Comme tu as grandi !  

             Mince ! Mata-Hari est démasquée.



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  • « Car le monde et les temps changent... »

      Ma fille, je l’espère, ne m’en voudra pas de révéler cet épisode croquignolet de sa folle jeunesse.

             J’étais dans un salon du livre pour le week-end, et Sylvain, régisseur sur un film, tournait dans les pays de l’Est. Mélanie, alors âgée de dix-sept ans, était donc seule à la maison.

             Le dimanche soir, je rentre. Et me retrouve nez à nez avec un jeune homme blond, nu comme la main, qui pousse un cri d’effroi en se ruant vers la salle de bains.

             «  Eh bien, on ne s’ennuie pas ! » pensai-je, amusée.

             Au même moment, la porte de la chambre s’ouvre et en sort un grand Black, lui aussi en tenue d’Adam. 

             — Oups ! s’étrangle-t-il en me voyant.

             Et il court rejoindre son collègue.

             L’instant d’après, c’est au tour de Mélanie d’apparaître, entortillée dans son drap de lit. 

             — Ah, c’est toi ? s’exclame-t-elle avec un adorable sourire. J’ai invité des copains de classe... On ne t’attendait pas si tôt !

             J’ai repensé à ma mère et j’ai éclaté de rire.


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  • La réprouvée

       Au Thier-à-Liège, nous avions une voisine que personne n’aimait. Elle avait « un genre », comme on disait alors. En gros, elle portait des pantalons, n’allait pas à la messe le dimanche et s’attardait parfois, sur le pas de sa porte, à discuter avec de très jeunes gens. De plus, son rouge à lèvres débordait largement autour de sa bouche, ce qui, de l’avis général, était le signe d’une femme de mauvaise vie.

             — Ne parle pas avec madame Julienne, me disait-on.

             Et quand je demandais pourquoi, on me répondait évasivement : .

             — Ça ne regarde pas les enfants.

             Un jour, en jouant dans le pré du terril, là où les gens du crû jetaient leurs détritus, je découvre un trésor : une petite brosse et une ramassette. La brosse est pelée, la ramassette fendue, mais elles remplissent encore leur office. Je les ramène fièrement à Tantine, qui n’en veut pas. Alors, dans mon esprit, germe une super-idée :  je vais « louer » mes services aux mères de mes copains, contre une petite pièce. Ainsi, je pourrai acheter, à la boulangerie, ces délicieuses sucettes à « l’assucitru » (comprendre « acide citrique ») qui rendent la langue toute rouge et font grincer des dents.

             Sitôt pensé, sitôt fait. Hélas, j’en suis pour mes frais. Le Thier-à-Liège n’est peuplé que de bonnes ménagères, économes de surcroît, dont le sol est impeccable et le budget serré. Elles déclinent donc mon offre.          

             Ne reste que madame Julienne.

             Sur son seuil, j’hésite, je piétine. Entre l’appât du gain et le devoir d’obéissance, le choix est cornélien. Le Bien et le Mal se disputent mon âme.

             Le Mal gagne, comme toujours. D’un doigt incertain, je toque à la porte. Madame Julienne vient ouvrir. Elle est en pyjama, pas coiffée, pas maquillée ; on dirait ma tante au réveil (sauf que là, il est presque midi). Tout intimidée, j’expose ma requête.

             — C’est le Ciel qui t’envoie ! s’écrie-t-elle en riant.

             Et elle me fait entrer dans une cuisine très sale, au carrelage jonché d’épluchures et de miettes de pain.

             — Au travail, petite fée du logis !

             Ma prestation, bien  qu’approximative, me rapporte cinq francs ; une véritable fortune. Que je m’empresse d’aller dépenser à la boulangerie, ce que la boulangère, elle, s’empresse de raconter à ma tante.

             — D’où tenais-tu cet argent ? me demande sévèrement cette dernière.

             — J’ai balayé chez les voisines. 

             — Tu mens : elles m’ont toutes dit qu’elles t’avaient rembarrée. N’aurais-tu pas piqué des sous dans mon porte-monnaie, par hasard ?

             J’ai baissé la tête. Valait-il mieux passer pour une voleuse, ou avouer mes mauvaises fréquentations ? En terme de morale, le vol était moins grave... J’ai donc avoué un crime que je n’avais pas commis pour en cacher un autre. Et, en punition, j’ai dû balayer la cuisine, gratuitement, pendant huit jours !


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  • Une poule sur un mur

      En 1997, Jean Rollin tourne « Les orphelines vampires » où il m’offre le rôle de la mère supérieure de l’orphelinat. L’aventure me tente, bien sûr ! D’une part, je suis flattée qu’il ait pensé à moi, et d’autre part, l’idée de me déguiser en nonne titille ma fibre iconoclaste. En revanche, je ne sais pas jouer — mais pas du tout, du tout !

             — Et alors ? répond-il en riant. Ce n’est pas ça que j’attends de mes acteurs.

             — Qu’attends-tu, alors ?

             — Qu’ils correspondent à ce que j’ai dans la tête, et c’est le cas.

             Bref, bon gré mal gré, je me retrouve sur le plateau, en voile et robe de bure.

             C’est une expérience toute nouvelle, pour moi. En-dehors de quelques brèves figurations alimentaires, je n’ai jamais participté à un tournage. Alors, j’écoute, je regarde, je m’imprègne de l’ambiance ; je parcours le décor de long en large et observe attentivement l’équipe technique. Pour quelqu’un qui adore le cinéma, le vivre de l’intérieur, quel privilège !

             Les premières scènes auxquelles je participe se déroulent plutôt bien, même si j’ai le sentiment de réciter mon texte comme une élève de sixième. Jean assure : « Tu es parfaite ». Et vient la fameuse séquence de la poule.

             C’est l’un des moments-clés du film. Sur le sol de la buanderie gisent deux adolescentes (dont ma fille Mélanie),vidées de leur sang par les vampirettes. Ces dernières, repues, barbouillées de bave rouge, dorment à leurs côtés, un sourire angélique aux lèvres. J’ouvre la porte, vois le spectacle, pousse un grand cri et tombe à la renverse dans les bras de sœur Marthe. Or, s’il est une chose difficile, pour un comédien — ou qui, en tout cas, requiert du métier —, c’est bien de crier. Libérer de soi ce jaillissement sonore sans être ridicule est une performance de vrai pro. Je le dis à Jean qui me rassure aussitôt :

             — Tu fais comme tu sens, on corrigera au montage. Au pire, je remplacerai l’image par un gros plan sur les gamines, avec un cri off.

             Bon, si c’est comme ça, ça va. On tourne la scène, j‘émets une sorte de caquettement de poule qui pond, Jean dit : « Très bien, on la refait », et je réitère ma performance une demi-douzaine de fois avant de passer à la séquence suivante.

             Quelques mois plus tard, c’est la générale. Heureusement qu’il fait noir dans la salle : mes première apparitions me remplissent de confusion. Dieux, que je suis mauvaise ! Je rentrerais bien sous terre...

             Mais que dire, alors, de la fameuse scène ? Jean Rollin l’a gardée dans son intégralité, y compris le cri de poule. C’est proprement insoutenable.

      En sortant de la salle, je rasais les murs, planquée derrière le col de mon manteau. Heureusement, personne ne m’a reconnue, et Jean était trop occupé avec la presse pour me remarquer. Encore une chance que le film, comme tous les films de Rollin, n’ait eu qu’une audience limitée. Je n’aurais pas survécu à une honte nationale !

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  • Mon âme est une porcherie

       En 1996, Frayeur s’arrête. Jean Rollin quitte le Fleuve Noir pour les éditions Florent-Massot où il crée la collection « Poche-revolver fantastique ». Après quelques publications (dont l’inoubliable « Je suis venu te dire que je suis mort » d’Olivier Ka), il se retrouve face à un épineux problème. Florent-Massot est un éditeur jeune, avec un lectorat jeune (« Baise-moi », de Virginie Despentes, fait un tabac). Or, ses auteurs à lui — hormis Olivier Ka, mais c’est l’exception qui confirme la règle — ont tous largement dépassé la quarantaine.

             — Tu comprends, m’explique-t-il, les débutants ont de bonnes idées mais manquent de savoir-faire, et les vieux, c’est l’inverse. Leurs textes sont bien écrits mais trop classiques.

             Ce genre de truc, faut pas me le dire deux fois : j’adore les défis ! Trois semaine plus tard, « Mon âme est une porcherie » trône sur son bureau. Le vocabulaire est très argotique et l’intrigue parfaitement déjantée ; c’est pile-poil ce qu’il cherche pour redorer son blason.

             Pas question de le sortir sous mon nom, bien sûr. La genèse de ce roman doit frapper les esprits. Nous mettons donc au point une jolie histoire : ce serait l’œuvre d’une certaine Julie Rivière, récemment suicidée. Son père se serait engagé, sur la tombe de son enfant morte, à le faire publier dans les plus brefs délais.

             —Le pauvre hommel pleurait en me le remettant, précise Jean Rollin, qui ne peut s’empêcher d’en rajoute une tonne. Regardez, l’encre de la couverture a coulé... N’est-ce pas pathétique ?

             La supercherie met la boîte en ébulition, tout le monde s’arrache le manuscrit et on le programme pour le printemps suivant. Hélas, en février, malgré les ventes faramineuses de « Baise-moi », l’éditeur dépose le bilan.

             Ça valait bien la peine de se donner tout ce mal...

    « Mon âme est une porcherie » paraîtra l’année suivante aux Belles Lettres où Jean Rollin, ayant repris son envol, a atterri. Il inaugurera la collection « Les anges du bizarre » — sous la signature d’Anne Duguël, cette fois. D’aucuns diront que c’est mon meilleur livre.  

     


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