-
GRANDS MOMENTS DE SOLITUDE 53
Le polichinelle
À dix-sept ans et des poussières, je perds mon innocence dans les bras d’un relieur de trente ans mon aîné. Parce qu’il ressemble à Georges Brassens, eh oui. Et surtout parce qu’il incarne les valeurs opposées à celles de mes parents. Anticonformiste, libertin, athée, il ne pouvait que me plaire !
Afin de déguiser notre liaison dangereuse en honnête transaction, il me commande de temps à autre un p’tit dessin, qu’il inclut joliment dans une reliure et me paie trois fois son prix. Ce qui me permet de gagner mon premier argent de poche.
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si Dame Nature, inopinément, ne s’avisait de bénir mon ventre. Me voilà bien embêtée, d’autant que le géniteur ne l’entend pas de cette oreille. Il n’a l’intention ni de m’épouser ni de remettre le couvert, vu que des enfants, il en a déjà trois, et que l’aîné est sur le point de le rendre grand-père.
Moi, en revanche, ce loupiot, je le veux. Et s’il le faut, je suis prête à l’assumer toute seule.
— Ne t’inquiète pas, dis-je fermement au moustachu, tu ne seras pas mêlé à cette affaire. Je me ferai couper en quatre plutôt que de te dénoncer !
Rassuré, il me cajole un brin puis pense à autre chose.
Quelques semaines passent, au cours desquelles mon caractère se modifie. Moi d’ordinaire rieuse et volubile, je deviens absente, préoccupée, distante. De sorte que mon père, qui est observateur, soupçonne quelque chose. Pas la vérité, non ; ça, c’est vraiment trop gros (!). Mais une partie. Sa fille ne serait-elle pas amoureuse, par hasard ?
La question, c’est : de qui ? Surveillée comme elle est, elle ne connais point d’homme, à part le boulanger, l’épicier, le pharmacien, et...
Bon sang mais c’est bien sûr !
Un soir, papa me prend à part et m’annonce tout à trac, en me fixant dans le blanc des yeux :
—Tantôt, je suis passé chez ton relieur, et je sais tout.
Je manque de m’étrangler. Sentant qu’il vient de marquer un point, il ajoute, d’un air entendu :
—Nous avons longuement parlé, il est passé aux aveux...
C’est une ruse grossière mais je tombe dans le panneau. Pire : je m’y jette tête baissée !
— Il t’a dit que j’étais enceinte ?
Papa, stoïque, accuse le coup, et d’une voix légèrement tremblante, poursuit sur sa lancée :
— Oui... Et aussi que l’enfant était de lui...
Alors, je m’effondre en larmes.
— Oh, le salaud ! Le traître ! On avait décidé de garder le secret. Pourquoi il m’a trahie ?
Par la suite, le suborneur (comme le surnommèrent mes parents) me confirma ce que j’aurais dû deviner par moi-même : il n’avait jamais reçu la visite de mon père. Quant au piège dans lequel j’étais sottement tombée, il n’y crut pas un seul instant. Et m’en voulut beaucoup de mon manque de parole !
-
Commentaires
1Castor tillonJeudi 9 Février 2012 à 14:45Répondre2OdomarVendredi 29 Août 2014 à 13:493guduleVendredi 29 Août 2014 à 13:49
Ajouter un commentaire