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La contestataire
Mai 1977. Une réunion de travail ordinaire à l’Echo des Savanes, présidée par M., le rédacteur en chef, flanqué de son psy. Dans l’assistance, des dessinateurs(trices), des rédacteurs(trices), un photographe, un philosophe, Alex et moi. Les idées s’échangent un peu mollement quand un groupe de punks (ce mouvement tout neuf, venu en droite ligne de Londres) déboule dans les locaux. Une demi-douzaine de grands ados blèmes, en guenilles cradoques et gros godillots, les cheveux rasés ou hérissés et teints de couleurs vives, brandissant des pancartes « no future » tout en braillant des slogans nihilistes.
Devant notre air effaré, M. déclare :
— C’est moi qui les ai invités, histoire de bousculer un peu notre petit train-train.
Ah ? Bon.
— Installez-vous, ajoute-t-il à l’intention des nouveaux-venus, et prenez part aux discussions.
C’est mal connaître les trublions, qui s’empressent de foutre leur zone. Ils interpellent les uns, insultent les autres, crachent par terre, grimacent, montrent leur cul. On essaie, tous autant que nous sommes, de faire bonne figure. On rigole de leurs vannes, on s’enquiert de leurs motivations, on répond à leur provoc du tac au tac... jusqu’au moment où l’un d’entre eux — le plus vindicatif — se plante devant Alex en le traitant de ringard, de sale bourge, de minable, de dessinateur à deux balles, etc. C’est d’autant plus odieux qu’après avoir frappé en vain à toutes les portes, Alex commence à peine, professionnellement (et financièrement) à sortir la tête de l’eau.
Ma réaction est aussi violente qu’intempestive — et bien dans le ton de l’agression, finalement. J’ai juste le temps de bondir de ma chaise et de foncer jusqu’aux toilettes où je vomis mon déjeûner dans un bruyant concert de borborygmes. Une seconde de plus et je lui gerbais sur les pompes, à ce connard, dis donc !
Ça a jeté un froid.
La réunion a tourné court.
Et les punks sont repartis, en laissant derrière eux des canettes de bière vides, des mégots de pétards et des papiers gras.
Ce fut la première manifestation de notre fille Mélanie, qui devait naître sept mois plus tard.
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De ressortir, plutôt, aux éditions Nathan, les "Contes et légendes des fées et des princesses" avec une magnifique couverture de François Roca
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Bombe sexuelle
L’amour en chaussettes, quel souvenir !
Le projet était parti d’un gag potache entre l’éditeur Thierry Magnier et moi.
— J’ai toujours eu envie d’écrire un bouquin de cul pour les gosses, m’étais-je écriée, un jour où nous buvions un coup.
— Et moi, j’ai toujours eu envie d’en publier un, avait-il répondu du tac au tac.
— Chiche ?
— Chiche ! Cochon qui s’en dédit !
Propos d’ivrognes, me direz-vous. Eh bien, pas du tout. Le soir même, je me mets au travail et, un petit mois plus tard, le manuscrit trône sur le bureau de Thierry.
Qu’est-ce qui peut pousser une écrivaine pour la jeunesse à de telles extrémités ? Le goût immodéré de la provocation ? L’alcool ? Un mauvais fond, tout simplement ? Non, rien de tout cela. A cette époque, je rencontrais beaucoup d’ados qui, sitôt qu’ils se sentaient en confiance, me faisaient part de leurs inquiétudes et de leurs angoisses. Les plus récurrentes concernaient l’amour — non sous l’angle physique dont ils connaissaient toutes les arcanes par le cinéma et la télévision, mais sous celui du ressenti. « Comment ça se passe, la première fois ? me demandaient-il. Ça fait quel effet ? Qu’est-ce qu’on éprouve exactement ? On a mal ? On a peur ? On a honte ? ». Qui aurait pu répondre, les yeux dans les yeux, à des questions aussi précises ? Les profs ? Les infirmières scolaires ? Les parents ? Non, un livre... Parler de sentiments, d’émotions, d’impressions, de sensations, c’est le boulott des écrivains. Ils ont les mots pour. De plus, avec un texte, nulle confrontation gênante. L’auteur est seul face à sa page, le lecteur également. L’écrit préserve la pudeur de l’un comme de l’autre, et l’information passe tout en douceur.
L’amour en chaussettes raconte donc un dépucelage, par le biais du journal intime de la dépucelée. Et, en plus, il prône le préservatif...
Thierry adore.
Le bouquin sort quelques semaines plus tard ; succès immédiat. Il est sélectionné pour le grand prix de la ville de Rennes. Et c’est là que les choses se gâtent. Des collèges privés montent au créneau et réclament que ce livre abject soit viré de la sélection — ce que les organisateurs refusent. Les protestations, par le biais d’associations de parents d’élèves, parviennent au rectorat, qui donne raison aux organisateurs. Qu’à cela ne tienne : les défenseurs de la morale, transgressant le règlement (qui exige que, par équité, tous les votants aient lu les sept ouvrages en lice) l’éliminent purent et simplement. Leurs élèves ne liront que six romans au lieu de sept, me retirant d’office toute chance de gagner le prix.
Et comme si ça ne suffisait pas, ma boite aux lettres est inondée de courriers d’insultes — dont une partie envoyés par des mômes à l’évidence téléguidés par des adultes. J’imagine mal un gamin de quatorze ou quinze ans criant au scandale et appelant à l’autodafé parce que les héros d’un livre jouent à touche-pipi !
Bref, en me rendant, cette année-là, à la remise du prix (qui, bien entendu, m’est passé sous le nez, alors que L’amour en chaussettes arrivait en tête du classement, dans les établissements publics), je n’en menais pas large. Je craignais d’être accueillie par des huées, voire des tomates pourries. Il n’en fut rien, heureusement. Et deux ans plus tard, le livre ressortait chez Pocket, dans la collection « Toi + moi » — une sorte de série Harlequin pour prépubères. La bombe était désamorcée...
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La minute de volupté
Allez, une fois n’est pas coutume : aujourd’hui, je ne vous raconterai pas un événement honteux, mais plutôt une revanche follement jubilatoire.
En 2000, « J’irai dormir au fond du puits », paru chez Grasset-jeunesse, obtient le Prix des Incorruptibles, catégorie collège — un prix honnête, celui-là, puisqu’il est décerné par les lecteurs eux-mêmes. Grosse cérémonie, délégations d’élèves venus d’un peu partout avec leurs enseignants, cocktail, discours, applaudissements, etc.
Soudain, depuis le podium où on me remet ma récompense, qui aperçois-je, parmi la foule ?
André J.
Il était, à l’époque, éditeur chez Hachette, et, au départ, c’était pour lui que j’avais écrit ce roman. Roman qui n’avait pas eu l’heur de lui plaire, puisqu’il me l’avait refusé avec une lettre commençant par : « Gudule, tu m’as beaucoup déçu ». En dénonçant un certain nombre d’actes cruels, commis envers les animaux dans ce qu’on appelle « la France profonde », je me comportais, selon lui, en Parisienne bornée.
— Imagine ce que vont éprouver les lecteurs dont tu critiques ainsi les traditions ? me dit-il. C’est du racisme anti-province.
Or, les votants étaient, à quatre-vingt pour cent, des collégiens de zones rurales...
Pris à partie par des copines auteures, André fut forcé de reconnaître son erreur. Ce qu’il fit, je dois dire, avec beaucoup de fair-play. Mais ce dut être, pour lui, un vrai beau grand moment de solitude...
Moi, par contre, je flottais sur un petit nuage. S’il y a des instants de jouissance intense, dans ce métier, ce sont ceux-là. Instants trop rares, hélas. Car combien de manuscrits injustement décriés ont droit, ainsi, à une réhabilitation publique ?
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Rêve brisé
Durant nos premières années de vie commune, Sylvain et moi étions fauchés. Mais ce qui s’appelle fauchés, hein ! Une fois le loyer payé, il nous restait à peine de quoi acheter des nouilles chez Ed, et encore...
Un jour, en me baladant dans un dépôt-vente du quartier, je tombe en arrêt devant un buste art-déco en plâtre, patiné façon bronze. J’ai rarement le coup de foudre pour un objet, mais cette Thaïs-là (le nom est inscrit sur le socle) me fait littéralement baver. Le problème, c’est le prix. Toutes les nouilles du mois n’y suffiraient pas, et nous ne sommes pas tentés par un jeûne prolongé...
Je mets donc ma convoitise en berne. Mais à défaut de posséder la merveille, je prends l’habitude de lui rendre quotidiennement visite. C’est comme un rituel. A chaque fois que j’entre dans l’entrepôt, je me demande, le cœur battant, si elle sera au rendez-vous. Par chance, elle est très chère et ne trouve pas d’acquéreur.
Ce manège dure des semaines. Parfois, Sylvain m’accompagne, parfois non. Je reste dix minutes en contemplation puis je m’en vais, pour revenir le lendemain, le ventre noué par l’inquiétude. Est-elle toujours là ?
Hélas, tout est éphémère ici-bas. Un matin, horreur ! Plus de Thaïs...
Tandis que je reste figée devant l’emplacement vide, Sylvain va aux nouvelles. Et apprend que, non, la statue n’a pas été vendue. La veille au soir, bousculée par un client, elle est tombée et s’est brisée.
— Qu’avez-vous fait des morceaux ? demande-t-il.
— On les a mis à la poubelle.
— Je peux les prendre ?
— Si vous voulez.
Sans hésiter, Sylvain se rue vers les grands conteneurs alignés dans la cour, les explore un à un. Et je le vois revenir, son trophée à la main dans un sac en plastique.
Le temps de passer à la supérette chercher de l’araldite, et il se met au travail. Durant quarante-huit heures, il va s’atteler avec une patience d’ange à ce puzzle grandeur nature. Car si le visage, par miracle, a été épargné, les circonvolutions de la chevelure, les épaules, le drapé de la toge sont en miettes. Qu’à cela ne tienne : sans jamais s’énerver, Sylvain trie, assemble, colle entre eux des morceaux parfois microscopiques, ponce, patine, bref reconstitude si bien la statue que même un œil exercé ne verrait pas les raccords. Ainsi, au terme d’un labeur acharné, Thaïs ressuscitée prend-elle triomphalement place sur notre cheminée.
D’où elle tombera, un mois plus tard.
Par ma faute.
Et surtout celle de son concepteur d’origine qui avait prévu un socle trop étroit pour son poids.
Les débris sont toujours dans leur sac en plastique. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’ils nous suivent, dans tous nos déménagement. On ne jette pas un rêve, même s’il est brisé.
Cette jolie image est un cadeau de Castor Tillon
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