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                                          Des souris et des femmes (bis)

     

             Le jour où ma mère découvrit des traces de pattes dans le beurre et des troutrous surnuméraires dans le gruyère, fut le premier d’une guerre sans merci. Elle courut chez le quincailler acheter du Dératol, produit miracle de l’après-guerre (des grains de blé enduits d’une substance toxique de couleur violette ; de la mort aux rats, je suppose.)

             — Demain, tu verras l’hécatombe ! m’assura-t-elle, en répandant l’horreur devant le garde-manger.

             Cette nuit-là, je ne pus fermer l’œil. Dans l’obscurité, je visualisais les rongeurs, s’approchant sans méfiance de l’appât mortel, le saisissant dans leurs petites mains — si semblables aux nôtres, mais en miniature —, y plantant leurs quenottes…

             Manger est l’acte de vie par excellence ; les animaux le savent d’instinct. A mes yeux, dévoyer cette grande loi naturelle, inscrite dans nos gènes depuis l’origine des temps, tenait à la fois du sacrilège et de la cruauté ultime.

             Ma mère était un monstre, un prédateur de cauchemar. Et si j’acceptais ça, j’en étais un aussi !

             N’y tenant plus, je me levai et gagnai la cuisine à tâtons.

             Vite, vite, avant que l’irréparable se produise, je jetai le grain empoisonné dansla poubelle, puis, je remontai me coucher, avec la bonne conscience du devoir accompli.

             J’étais sur le point de me rendormir quand, l’évidence me fondit dessus. Devant l’inefficacité de son action, maman allait forcément réagir. Racheter un poison encore plus violent, par exemple…Ou placer des tapetteset des pièges sous l’évier… Bref, utiliser tout un arsenal si sophistiqué que je ne pourrais pas le désamorcer. Et je serais bien avancée…

             Mieux valait ruser tant qu’il en était encore temps !

             Je dégotai un vieux reste d’ébly dans le fond du buffet et, histoire de lui donner la couleur adéquate, je le badigeonnai de Banania humide. Puis je versai la mixture dans la boîte de Dératol vide.

             Ma mère n‘y vit que du feu, si bien que le lendemain soir, elle réitéra sa manœuvre, en remarquant, cependant :

             — Pas très efficace, cet anti-souris. Elles ont tout dévoré, et pourtant, je n’ai retrouvé aucun cadavre.

             Durant quelques nuits, je dormis l’âme en paix, sachant que mes protégées se régalaient sans risque. Puis le quotidien reprit son cours, et un matin :

             — La boulangerie est fermée, annonça ma mère. On n’a pas de pain pour le petit déjeuner. Tu veux des biscottes ?

             Je lui décochai un éclatant sourire :

             — Non, non, ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il faut.

             M’emparant de la boîte de Dératol trafiqué, j’en versai dans mon bol de lait et, sous ses yeux médusés, m’en envoyai une bonne rasade.

             Elle faillit se trouver mal.

             Pourquoi ai-je fait ça ? Avec le recul, je me pose la question. Par provocation ? Par vengeance ? Pour lui donner une bonne leçon? Ou faire une blague, tout simplement ? Toujours est-il qu’en proie à une crise de panique, elle m’arracha mon bol, en versa le contenu dans l’évier, puis, se précipitant sur le sirop d’ipéca*, elle m’en administra une dose massive, avec l’aide de papa venu à la rescousse.

             — Il faut l’emmener aux urgences, criait-elle, tandis que, penchée sur la cuvette des WC, je vomissais à fendre l’âme.

             Entre deux hoquets, je lui expliquai le fin mot de l’histoire, ce qui m’évita l’hôpital mais me valut, en revanche, une claque magistrale. En toute honnêteté, je ne l’avais pas volée !

            

                  Ipéca* : vomitif

     

     


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                                            Des souris et des femmes

     

             J’habitais, à Beyrouth, un rez-de-chaussée situé au-dessus d’une cave. Du fait de la vétusté de l’immeuble, les deux niveaux communiquaient entre eux par des trous dans les plinthes, qu’empruntaient les souris pour venir se ravitailler chez moi. Perso, je n’y voyais aucun inconvénient, bien au contraire. Nous partagions en sœurs le pain, le fromage, les fruits, les céréales, et même un petit bout de jambon de temps en temps. Je n’eus jamais à regretter ces largesses, car si, comme le prétend l’adage, « un éclat de rire vaut un steak », je puis affirmer qu’elles me nourrirent au moins autant que je les nourrissais. Les voir traverser l’appartement, les « bras »chargés de leur butin, et trottinant menu sur leurs pattes arrière, était un spectacle des plus réjouissants. Que de fois Alex et moi sommes restés scotchés, à observer leur va-et-vient affairé, en gloussant comme des mômes devant un Walt Disney !

    Or, un jour qu’il vaquait dans la chambre :

      — Viens voir, s’écria-t-il, il y a des sourissons !

    Le mot était adorable (à mi-chemin entre « souriceaux » et « nourrissons », voyez ?), tout autant, d’ailleurs que la chose en elle-même : un nid de Kleenex rose où grouillait une dizaine de nouveau-nés minuscules, au corps translucide, dépourvu de poils. De quoi faire fondre le cœur du rongeurophobe le plus endurci !

               Nous regardions la nichée avec attendrissement quand la sonnette tinta. Je fis un bond en l’air :

               — L’agence immobilière !

             C’était elle, en effet, en la personne d’une jeune femme élégante pilotant un couple entre deux âges : une grosse fatma voilée et un moustachu grisonnant.

               D’un même élan, Alex et moi nous ruons sur le nid, et tandis qu’il le planque dans un coin de la pièce, j’attrape un chapeau de paille que je jette par-dessus, histoire de le dérober au regard des nouveaux-venus.

               — Excusez-moi de vous déranger, dit la jeune femme, mais comme vous partez à la fin du mois, je fais visiter les lieux aux prochains locataires. J’espère que je ne tombe pas trop mal…

    Nous lui assurons que non, en dépit du malaise qu’elle a sûrement perçu, et tandis que ses clients inspectent timidement les pièces encombrées de cartons, nous discutons des dernières modalités.

    Soudain, je lève la tête et mon sang ne fait qu’un tour. La fatma, qui slalome entre les vêtements, les jouets et les sacs plastiques disséminés dans toute la chambre, s’approche du chapeau et, histoire de dégager le passage, lève le pied dans l’intention très nette de le piétiner.

    « Elle va en faire de la bouillie, de mes sourissons ! » pensai-je en un éclair.

    Ni une ni deux, je lui fonce dessus et la bouscule sans ménagement. Sous le choc, elle perd l’équilibre et s’effondre les quatre fers en l’air, avec des glapissements aigus.

    Après m’être confondue en excuses, je lui explique que je tiens beaucoup à ce chapeau, et m’empresse de l’emporter avec ses occupants vers des zones moins malsaines.

               Ma bonne action trouva sa récompense, la nuit suivante. La maman souris, consciente de la menace pesant sur sa progéniture, prit, au sens propre du terme, « les choses en main ». Un par un, elle emporta ses petits vers l’un des interstices qui donnaient sur la cave, pour les mettre à l’abri. Le sauvetage dura des heures. Elle ramenait un bébé, l’introduisait dans le trou, et arc-boutée contre le mur, poussait de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il bascule dans le vide. Puis elle allait chercher le suivant.

     

               Ce fut une bien belle leçon d’amour — et d’humour, par la même occasion.

     

     


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                                             Le Bébé hollandais

     

             J’ai toujours adoré le lait concentré sucré. Or, si, en France, la marque Nestlé a, depuis fort longtemps, le quasi-monopole de cette friandise, la Belgique, elle, importe ses produits laitiers de Hollande. Ainsi peut-on trouver, dans les supermarchés de Bruxelles ou de Liège, des petites boîtes en fer, portant le label Bébé hollandais, et contenant une dose individuelle du délicieux nectar. Leur côté « dînette » rend ces miniatures très attractives, pour les enfants. Seul inconvénient : tout comme le modèle standard, elles sont difficiles à ouvrir et nécessitent l’emploi d’un outil adéquat.

             Or, ma mère, sensible au charme kitch de ces mini-conserves, en avait fait notre calumet de la paix. A chaque fois que nous nous disputions, elle m’en offrait une, en gage de réconciliation.

             Les modalités de ce rituel n’avaient pas échappé à Frédéric (3 ans), de sorte qu’il guettait avec avidité la moindre de nos querelles. Ce fut le cas, ce jour-là. Suite à l’une de mes « faiblesses » (j’avais cédé au caprice de mon fils en remplaçant l’endive de son dîner par une banane), maman me battait froid. Mais, comme de coutume, une fois les tensions apaisées, elle s’en fut chercher un Bébé hollandais chez l’épicier et, à mon intention, le posa sur la table.

             Quelques instants plus tard, un hurlement de douleur s’échappait de la cuisine. Nous nous précipitâmes… Frédéric avait la main gauche en sang.

             S’étant mis en tête de goûter mon cadeau, il avait, à défaut d’ouvre-boîte, utilisé un couteau pointu, et s’était entaillé le pouce jusqu’à l’os.

           Aujourd’hui, à quarante ans passés, il en garde encore la cicatrice.

             Suite à cet incident, je prohibai tout de bon les dangereuses petites boîtes, ce qui mit un terme au touchant symbole.

     

             Maintenant que ma mère n’est plus là, il m’arrive parfois de le regretter.

     


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                                    Tiens ta bougie drrroite !

     

             Dans « Marie-Martine », film tourné par Albert Valentin en 1943, Saturnin Fabre prononce la célèbre réplique : « Tiens ta bougie drrroite ! », (l’accent étant mis martialement sur le mot « droite » comme s’il s’agissait d’un ordre militaire). La génération de mes parents citait volontiers cette phrase, et ma mère en particulier, lorsqu’un de ses rejetons arrondissait le dos — ce qui était souvent mon cas.

             Fut-ce un effet de l’habitude ? Du mimétisme propre aux enfants ? Ou simplement l’envie de faire mon intéressante ? Un jour, au Thier-à-Liège, je lançai : « Tiens ta bougie drrroite ! » à l’un de mes grands cousins, en présence de ses frères. S’ensuivit un fou-rire viril (et général) dont je fus profondément mortifiée. Prise de pitié, ma tante m’expliqua, autant que faire se pouvait, la notion de double-sens, ce qui décupla encore ma confusion. Et j’en voulus beaucoup à ma mère dont l’innocence m’avait, par ricochet, couverte de ridicule. Ainsi appris-je à mes dépens — mais pour mon édification — que les expressions toutes faites sont souvent plus complexes qu’il n’y paraît à première vue. Ce n’est, en fin de compte, qu’une combinaison de références culturelles dont l’emploi n’est jamais totalement anodin.

             Excellent constat pour une future écrivaine !

     


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                                         Fruit défendu

     

             J’ai toujours soupçonné ma mère d’un brin de sadisme. C’était l’époque qui voulait ça, je suppose. Sous couvert de l’alibi : Qui aime bien châtie bien, les bonne gens usaient, envers leur descendance, de l’abus de pouvoir si cher à l’être humain. Que de fois l’on m’a dit, lorsque je protestais contre une punition que j’estimais injuste : «  Tu devrais nous remercier, ça nous fait plus de mal qu’à toi. L’éducation n’est pas une partie de plaisir, c’est un devoir sacré ! »

             L’histoire de la pastèque illustre à ravir ce préambule. Nous passions nos vacances en Italie, mes parents et moi. A l’arrière de la voiture, il faisait une chaleur torride. Or, sur le bord de la route, des marchands ambulants vendaient des demi-pastèques sur lit de glace pilée qui me faisaient saliver. Ces courges exotiques, encore inconnues en Belgique, excitaient ma curiosité. Imaginer leur saveur, leur fraîcheur, leur chair rose fondant sur la langue, me titillait les papilles, au point que je me mis à tanner mes parents pour qu’ils m’en achètent une. A contrecœur, papa finit par s’arrêter, en grommelant que ces haltes faisaient baisser sa moyenne, et maman, réfractaire par nature à toute nouveauté, s’en fut traîner sans enthousiasme près des étals.

             —  Cent lires pour ça, ce n’est pas donné ! l’entendis-je récriminer.

             L’instant d’après, elle me tendait une tranche fraîchement coupée.

             Je me ruai dessus et l’engloutis avec voracité. Déception ! Cette pulpe aqueuse, sans goût, pas assez mûre, était loin des délices que j’avais imaginées ; dès la première bouchée, je fis la grimace et repoussai le fruit tant convoité, ce qui mit ma mère hors d’elle.

             — Tu l’as voulue, cette pastèque, tu la mangeras, décréta-t-elle.

             Elle la posa près de moi, dans un grand sac plastique, et ce fut le début de mon calvaire. Car avec la chaleur, le fruit commença à se déliter, répandant une odeur doucereuse qui, non seulement me donnait la nausée, mais attirait les mouches. Et quand je m’en plaignais :                                                                                                                                                                                            

               — Tant pis pour toi, disait maman. Si ta pastèque te gêne, tu n’as qu’à la manger. Comme ça, tu en seras débarrassée… et nous aussi.                          

             J’eus beau pleurnicher, râler, trépigner, la supplier de virer cette chose qui m’écœurait, elle ne voulut rien entendre.

             — Au prix où je l’ai payée, tu ne songes quand même pas à la jeter, vitupérait-elle. Les sous, on voit bien que ce n’est pas toi qui les gagnes !

             L’épreuve de force dura trois jours, au terme desquels mon père craqua. Garant la voiture sur le bas-côté, il ouvrit ma portière, prit la pastèque pourrissante et, sans un mot, la balança dans le fossé.

             — Tu as tort, lui reprocha ma mère. Ce n’est pas en cédant aux caprices de ta fille que tu lui rends service. Tu veux vraiment qu’elle devienne insupportable ?

             Il ne répondit pas mais baissa toutes les vitres pour évacuer l’odeur.

             Durant des mois, je gardai cette pestilence dans les narines, et pris à tout jamais les pastèques en horreur. L’anecdote, en revanche, fit le tour de la famille qu’elle divertit beaucoup.

           — S’il n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais pas cédé, concluait ma mère, à chaque fois qu’elle la racontait. Ça nous aurait peut-être gâché les vacances, mais au moins, la petite n’aurait pas eu gain de cause. Son papa la gâte trop, je ne cesse de le répéter. C’est un très bon mari, mais comme éducateur, il ne vaut pas un clou !

            


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