• grands moments de solitude 85 (tome 2)

     

                                         Fruit défendu

     

             J’ai toujours soupçonné ma mère d’un brin de sadisme. C’était l’époque qui voulait ça, je suppose. Sous couvert de l’alibi : Qui aime bien châtie bien, les bonne gens usaient, envers leur descendance, de l’abus de pouvoir si cher à l’être humain. Que de fois l’on m’a dit, lorsque je protestais contre une punition que j’estimais injuste : «  Tu devrais nous remercier, ça nous fait plus de mal qu’à toi. L’éducation n’est pas une partie de plaisir, c’est un devoir sacré ! »

             L’histoire de la pastèque illustre à ravir ce préambule. Nous passions nos vacances en Italie, mes parents et moi. A l’arrière de la voiture, il faisait une chaleur torride. Or, sur le bord de la route, des marchands ambulants vendaient des demi-pastèques sur lit de glace pilée qui me faisaient saliver. Ces courges exotiques, encore inconnues en Belgique, excitaient ma curiosité. Imaginer leur saveur, leur fraîcheur, leur chair rose fondant sur la langue, me titillait les papilles, au point que je me mis à tanner mes parents pour qu’ils m’en achètent une. A contrecœur, papa finit par s’arrêter, en grommelant que ces haltes faisaient baisser sa moyenne, et maman, réfractaire par nature à toute nouveauté, s’en fut traîner sans enthousiasme près des étals.

             —  Cent lires pour ça, ce n’est pas donné ! l’entendis-je récriminer.

             L’instant d’après, elle me tendait une tranche fraîchement coupée.

             Je me ruai dessus et l’engloutis avec voracité. Déception ! Cette pulpe aqueuse, sans goût, pas assez mûre, était loin des délices que j’avais imaginées ; dès la première bouchée, je fis la grimace et repoussai le fruit tant convoité, ce qui mit ma mère hors d’elle.

             — Tu l’as voulue, cette pastèque, tu la mangeras, décréta-t-elle.

             Elle la posa près de moi, dans un grand sac plastique, et ce fut le début de mon calvaire. Car avec la chaleur, le fruit commença à se déliter, répandant une odeur doucereuse qui, non seulement me donnait la nausée, mais attirait les mouches. Et quand je m’en plaignais :                                                                                                                                                                                            

               — Tant pis pour toi, disait maman. Si ta pastèque te gêne, tu n’as qu’à la manger. Comme ça, tu en seras débarrassée… et nous aussi.                          

             J’eus beau pleurnicher, râler, trépigner, la supplier de virer cette chose qui m’écœurait, elle ne voulut rien entendre.

             — Au prix où je l’ai payée, tu ne songes quand même pas à la jeter, vitupérait-elle. Les sous, on voit bien que ce n’est pas toi qui les gagnes !

             L’épreuve de force dura trois jours, au terme desquels mon père craqua. Garant la voiture sur le bas-côté, il ouvrit ma portière, prit la pastèque pourrissante et, sans un mot, la balança dans le fossé.

             — Tu as tort, lui reprocha ma mère. Ce n’est pas en cédant aux caprices de ta fille que tu lui rends service. Tu veux vraiment qu’elle devienne insupportable ?

             Il ne répondit pas mais baissa toutes les vitres pour évacuer l’odeur.

             Durant des mois, je gardai cette pestilence dans les narines, et pris à tout jamais les pastèques en horreur. L’anecdote, en revanche, fit le tour de la famille qu’elle divertit beaucoup.

           — S’il n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais pas cédé, concluait ma mère, à chaque fois qu’elle la racontait. Ça nous aurait peut-être gâché les vacances, mais au moins, la petite n’aurait pas eu gain de cause. Son papa la gâte trop, je ne cesse de le répéter. C’est un très bon mari, mais comme éducateur, il ne vaut pas un clou !

            

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 20 Août 2015 à 10:16

    On devait s'en payer une tranche, avec maman. Sacrée maman.

    2
    Jeudi 20 Août 2015 à 10:24

    Mais elle avait tort, maman : Gudule n'a jamais été une fille capricieuse. C'était une délicieuse petite bonne femme toute simple, pas du tout le genre casse-couilles.

    3
    Jeudi 20 Août 2015 à 10:29

    Et papa se fichait comme d'une guigne de l'éducation de sa fille au moment où il s'apprêtait à défuncter dans la plus horrible des asphyxies. Il a eu le geste qui sauve.

    4
    Yunette
    Jeudi 20 Août 2015 à 11:53
    Niveau nourriture, je ne cède pas uniquement quand les mômes jouent les morfales égoïstes : "j'en veux d'autre/plus" sans penser aux autres et ne finissent pas avec un "j'ai plus faim"...
    Le pire étant les gâteaux transformés en charpie immonde... là je suis intransigeante... puisque je ne peux même pas finir ! ^^
    5
    Mardi 25 Août 2015 à 11:10

    Whaw... un bien gros fruit, pour un si p'tit estomac !

    Donc, la moyenne du papa eut forcement baissé si Gudule l'avait mangé, et môman aurait râlé ce coup-ci sur la fréquence des arrêts "pipis"...

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