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                                  Les paradis artificiels

     

             Ma mère, qui avait été, tout au long de sa vie, pétrie d’a priori, changea, sur ses vieux jours. Rigoureuse — voire rigoriste —, adepte forcenée d’une alimentation saine et naturelle, elle se laissa gagner par les « vices » de l’époque que son esprit défaillant n’était plus à même de contrer. Prenons le Coca-cola, par exemple, qu’elle vouait depuis toujours aux gémonies.  

            — Le Coca, c’est le diable, répétait-elle souvent.

            Et d’affirmer que cette boisson chimique, importée des Etats-Unis, provoquait le cancer et rongeait les boyaux.

            Jusqu’au jour où Olivier, par une sorte de revanche facétieuse, lui proposa de goûter « une tite gorgée, pour voir ». Ô surprise, elle trouva cela délicieux, se resservit un verre et finit la bouteille.

            Idem pour le cannabis dont je lui fis une tisane « pour l’aider à dormir ». Le résultat dépassa mes plus folles espérances. Elle qui, d’ordinaire, était insomniaque, passa une si bonne nuit que je récidivai, le lendemain. L’effet placébo ayant sans doute joué, elle ne cessa, dès lors, de chanter les louanges de « cette plante miraculeuse qu’on devrait prescrire d’office à toutes les vieilles personnes » et m’en réclama chaque soir.

            De sorte que je bénis la maladie d’Alzheimer qui, en altérant sa personnalité, lui permit de découvrir, avant de nous quitter, des voluptés insoupçonnées.

     

     

     


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                             Le livre que je suis fière de ne pas avoir écrit

     

           Eviter de parler de ce qu’on ne connaît pas est, à mes yeux, la règle d’or de la littérature jeunesse. Aussi, lorsqu’un de mes éditeurs me commanda un roman sur l’anorexie, m’empressai-je de refuser.

           — Pourquoi ? s’étonna-t-il. Tu abordes souvent les grands problèmes de l’adolescence, non ?

           — Oui, dans la mesure où ils me sont familiers. Mais je n’ai jamais été anorexique, mes enfants non plus, ni personne de mon entourage. Ce que je pourrais écrire là-dessus sonnerait forcément faux, et j’aurais toutes les chances de sortir des conneries.

           — Bah, il suffit de te documenter. La presse et la télé ne parlent que de ça ; c’est le thème à la mode. Et l’édition jeunesse n’est pas en reste : tous nos concurrents l’ont abordé. Leurs bouquins se vendent comme des petits pains ; ce serait idiot de ne pas surfer sur la vague !

    S’il y a bien un truc qui m’insupporte, c’est ce genre d’opportunisme, qui exploite cyniquement une véritable souffrance.

           — Raison de plus, explosai-je. Les lecteurs intéressés par ce sujet n’ont que l’embarras du choix. Un livre supplémentaire ne leur apporterait rien, surtout écrit sans conviction.

                     Je plantai donc là l’éditeur déçu qui fit appel, pour concrétiser son projet, à l’une de mes collègues, bien plus calée que moi en la matière. Dans les mois qui suivirent sortit un roman qui, si je me souviens bien, connut un beau succès de librairie avant d’être adapté en téléfilm. L’éditeur dut se féliciter de mon refus et, tel que je le connais, s’en attribuer le mérite.

                     Perso, je suis assez fière de ne pas avoir cédé. Même si, une fois encore, j’ai raté le coche.

     


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                              Quand le rap est, quand le rap est là,

                              La techno s'en, la techno s'en va...

     

    En 1995 parut mon best-seller : la Bibliothécaire (plus d’un million d’exemplaires vendus, une dizaine de prix, autant de traductions, et l’aval de l’Education Nationale qui l’inclut dans le programme des collèges). Ce qui ne l’empêcha pas, avant sa parution, de subir les outrages d’une éditrice stagiaire en mal de reconnaissance.

             Cette personne, par ailleurs charmante, trouva judicieux d’apporter à mon texte — sans m’avoir préalablement consultée —, des modifications qui me valurent un moment de honte mémorable.

     

             Je vous explique. L’un des héros de l’histoire, le jeune rappeur Doudou, avait un langage bien à lui, à la fois rimé et rythmé, de sorte que le lecteur pouvait danser sur ses paroles ou les chanter, au choix. Ainsi trouvait-on, page 71 :

     

             Dans le ciel, la lune pointe sa tête ;

             Nous v’là près d’la bibliothèque.

             C’est tell’ment grand et tell’ment beau

             Que yo ! j’ai l’cœur qui fait l’gros dos!

     

             Dérangée, sans doute, par cette métaphore qu’elle jugeait obsolète, la stagiaire la remplaça par :

     

             Dans le ciel, la lune pointe sa tête ;

             Nous v’là près d’la bibliothèque.

             C’est tell’ment grand et tell’ment beau

             Que yo ! ne manque plus qu’ la techno.

     

             A la relecture des épreuves, je ne relevai pas la « correction » noyée parmi tant d’autres. On ne répétera jamais assez à quel point le bras de fer avec son éditeur est usant pour un auteur. (Ayant abordé maintes fois ce sujet dans mes romans et mes articles, je n’y reviendrai pas. Qu’on se souvienne simplement que, dans un manuscrit digne de ce nom, rien n’est laissé au hasard. Chaque mot, chaque virgule, chaque alinéa, est soigneusement pesé et réfléchi. Une fois « remanié » par une main étrangère, le texte perd son rythme, sa vivacité, sa cohérence, et se retrouve souvent truffé de répétitions, d’erreurs, voire d’invraisemblances.)

             Bref, le livre parut, agrémenté de ce vers que, de guerre lasse, j’avais validé.

             Hélas.       

     

             Dans les mois qui suivirent, je fus invitée par un établissement scolaire à rencontrer des élèves de cinquième, pour leur parler de mon roman et répondre à toutes leurs questions. En principe, je maîtrisais bien ce genre d’intervention. Mais cette fois-là…

             — Eh, m’dame, m’interpella un gamin de but en blanc, pourquoi Doudou il dit : « Ne manque plus qu’la techno » ?

             Prise de court, je bredouillai: 

           — Euh… parce qu’il aime bien ça, je suppose…

    Tollé général.

           — M’enfin m’dame, tout le monde sait que les rappeurs détestent la techno !

             (Euh… ah bon ? moi, je l’ignorais. La correctrice aussi, apparemment.)

             Devant mon embarras, la classe devint houleuse. Des propos agressifs fusèrent de toute part.

             — On imprime n’importe quoi, alors, dans les bouquins ? lança un élève, visiblement déçu.

             — Pourquoi vous écrivez des mensonges ? interrogea un autre.

             A l’évidence, mon manque de rigueur les choquait et ils tenaient à le faire savoir. L’occasion était trop belle d’en remontrer à un adulte, surtout un écrivain (censé, de par son métier, avoir la science infuse). Le ton montait, montait, agrémenté d’insultes et de gros mots. La prof, dépassée, tentait en vain de calmer le chahut.

             — Faites quelque chose, voyons ! finit-elle par me supplier. Expliquez-leur que vous ne vous êtes pas moquée d’eux, et tâchez d’être convaincante, c’est le seul moyen d’en venir à bout.

             Leur expliquer ? Et quoi, grands dieux ? Que je n’y connaissais rien en musique moderne ? Que le vers litigieux m’avait été imposé par l’éditeur ? Choix cornélien : ou je passais pour une fumiste et je perdais toute crédibilité, ou j’avouais ma faiblesse et j’avais l’air d’une truffe.

             Ayant opté pour la seconde solution, je chargeai la stagiaire au maximum — ce qui, vu le tour pendable qu’elle m’avait joué, me fit plutôt plaisir, et captiva mon auditoire.

             Après quoi, je m’enquis, selon mon habitude :

             — Avez-vous encore des questions à poser ?

           Quelques doigts se levèrent ; je désignai l’un d’eux.

             — Oui ?

             — M’dame, si c’est pas vous qui écrivez vos livres, pourquoi vous les signez, alors ?

            

           Voilà qui était frappé au sceau du bon sens !

     

    La bibliothécaire

     


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                                                                 A bicyclette

     

            Ma première performance à vélo remonte à la fin des années cinquante. C’était au bord de la mer du Nord, à Westende, plus précisément. Je n’oublierai jamais le sentiment de liberté que me procuraient la vitesse et le sifflement du vent à mes oreilles ; une sorte d’ivresse qui s’acheva brutalement dans la carriole de la marchande de crevettes.

             L’engueulade qui suivit, et la centaine de crevettes ramassées une à une, je ne les oublierai pas non plus.

             Ma dernière performance à vélo s’acheva, elle, à Amsterdam, en 1995, dans un groupe de touristes allemands sur lesquels, perdue dans mes pensées, je fonçai sans crier gare. En manière d’excuses, je prétendis que mes freins avaient lâché. C’était un mensonge. Les touristes m’engueulèrent, mais, par bonheur, je ne dus pas les ramasser ; ils se débrouillèrent très bien tout seuls.

             Entre ces deux incidents, un nombre assez redoutable de chutes, collisions, plaies, bosses et impacts divers. Néanmoins, bravant le danger, je m’obstinai. Aujourd’hui, largement sexagénaire, force m’est de me rendre à l’évidence : je ne suis pas douée pour cette discipline. La marche à pied, finalement, c’est très sympa. Ou alors, la moto, mais derrière un motard.

    Westende

                                         Westende, à-peu-près vers cette époque...

     

     


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                                           Monsieur Garabédian (bis)

     

              Je me mis donc en quête d’une nounou et la trouvai sans peine. Il s’agissait de Naïma, ma voisine d’en face, une jeune femme joviale que je connaissais de vue, car elle était toujours accompagnée d’un nain qui, lui-même, ne se déplaçait jamais sans son oud* (dont il jouait à tout propos — et à ravir).

             — Je vous présente mon fils Sami, me dit-elle aussitôt que nous nous fûmes mises d’accord. J’espère que Frédéric n’aura pas peur de lui.

             Peur ? Frédéric ? Je faillis lui rire au nez.

             Rassurée par ma réaction, elle s’abandonna au jeu des confidences.

             — Son apparence rebute certaines personnes, m’expliqua-t-elle ; on l’assimile un peu à un djinn malfaisant. Mais ce n’est pas sa faute, iaharam*, c’est la mienne : si je n’avais pas demandé à la rebouteuse de le faire passer… Avec toutes ses potions, elle m’a pourri le ventre et voilà le résultat. Ah, celle-là, si un jour je la retrouve, je lui crèverai les yeux !

             Je n’osai pas lui répondre que, le nanisme étant génétique, cette tentative d’avortement ne pouvait en être la cause, mais je me promis de le faire un jour.

             — En attendant, Sami a bien du talent, me contentai-je de remarquer. Et Frédéric est fasciné par sa musique.

             C’était la vérité vraie : mon petit garnement, si remuant d’habitude, écoutait, bouche bée les accords de l’instrument. Et il ne pensait même pas à faire des bêtises !

             Dès lors, Sami et lui devinrent inséparables. « Ami » était le premier nom qu’il prononçait en s’éveillant, et, chaque matin, il n’avait qu’une hâte : courir chez la voisine retrouver son copain qui, bien qu’adolescent, lui rendait la pareille.

             Il fallait les voir se précipiter l’un vers l’autre dès que je partais travailler, l’un traînant son oud, l’autre le sac plastique contenant ses langes propres et son biberon d’eau. Main dans la main, ils traversaient la ruelle entre nos deux maisons, puis s’asseyaient par terre et, tandis que Frédéric faisait rouler, vroum, vroum, ses petites autos, « Ami » l’accompagnait d’un de ces chants nostalgiques dont les Arabes ont le secret.

             Ce fut pour eux deux une période heureuse. Pour Naïma aussi, qui, non seulement voyait s’épanouir son fils, mais tirait de l’affaire un gentil revenu.

             Encore un effet du miracle Garabédian !

     

                                      * oud = sorte de mandoline traditionnelle

                                      * Iaharam : Le pauvre

     


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