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                              LES SENTIMENTS

     

     

    — Tout de même, remarque Mona, ton mari ne s'inquiète pas beaucoup de ton sort.

    Sensible à ce qu'elle perçoit comme une critique (or, nul autre qu'elle n'a le droit de critiquer SON Amir !), Rose réagit au quart de tour :

    — Pourquoi s'inquiéterait-il ? Il sait que je suis capable de me débrouiller sans lui.

    — Il n'a pas peur que quelqu'un profite de son absence pour lui piquer sa petite femme ?

    Bien sûr que non, voyons, quelle idée !

    Mona se mord les lèvres.

    — Les sentiments ne se commandent pas toujours : imagine que tu rencontres quelqu'un qui t'apporte plus que lui…

    Elle a un drôle de regard. Intense et fuyant à la fois.

    — Ça, aucun couple n'est à l'abri, admet Rose, conciliante. Mais bon, on ne peut pas vraiment dire que je fréquente beaucoup d'hommes, depuis son départ. 

    Des hommes, non, souffle Mona. Mais…

       Intriguée par ce "mais" resté en suspens, Rose fronce les sourcils.

    Mais quoi ?

    Oh, rien, je disais ça comme ça…

     

     

     


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                              LA LETTRE D’AMIR      

     

    La première lettre d'Amir arrive trois semaines plus tard.

    ­— Ce n'est pas trop tôt ! s'écrie Rose qui, de son côté, en a déjà écrit plusieurs sans savoir où les adresser. 

             Elle déchire fébrilement l'enveloppe. Celle-ci, outre quelques mots rédigés à la hâte : « Tout va bien, la Belgique nous fait un triomphe, je pense à toi et aux enfants, je t'aime », contient un article de journal titré : Gabriel Askar, une voix qui nous vient du Levant. Le journaliste compare le chanteur libanais à Richard Anthony, mentionnant, à l'appui, l'une des chansons de Rose (la moins bonne, râle-t-elle), intitulée (c'est de circonstance) : Reviens-moi. Et de conclure sur cette question existentielle : « Sera-ce le tube de demain ? »

    — C'est bien joli, tout ça, grogne Rose, frustrée. Mais j'aurais préféré qu'il m'envoie un courrier un peu plus… personnel.

    Elle s'empresse néanmoins de le féliciter dans une longue missive qu'elle expédie, avec les précédentes, à l'Hôtel des Princes-évêques de Liège, d'où le groupe rayonne en province, jusqu'aux frontières allemano- luxembourgeoise.

     


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                                     MARY POPPINS

     

             Ainsi, peu à peu, sans s'en rendre compte, Rose finit-elle par laisser la quadragénaire décider de tout à sa place.

            — Écris, je me charge du reste, lui répète celle-ci à longueur de journée.

    La tentation est grande ; Rose n'y résiste pas, et, insensiblement, se retrouve prise au piège.

    Mais peut-on réellement parler de "piège" ? Durant cette période sans Amir qui devrait figurer parmi les plus pénibles de son existence, elle découvre, ô merveille, les joies de la dépendance. Elle qui redoutait tant la solitude est entourée comme jamais. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on se préoccupe d'elle, on flatte ses penchants, on la materne. On lui épargne la moindre corvée. On l'encourage à ne faire que ce qu'elle aime… Quoi d'étonnant à ce que, dans ce contexte idéal, son désir d'écrire prenne le pas sur la prudence ? 

    Je commence un roman, décrète-t-elle un beau matin.

    Bravo ! Tu sais déjà ce que tu vas raconter ?

    — Oh, ce ne sont pas les idées qui manquent. Je n'ai que l'embarras du choix.

    Mais encore ?

    — Ben… en gros, je voudrais me servir de ma propre expérience : une très jeune fille mal dans sa peau se laisse séduire par un vieil artiste et tombe enceinte…

     C'est autobiographique, alors ?

    — Au début seulement. Après, l'histoire vire au fantastique. Derrière le masque jovial de l'homme se cache une entité effroyable qu’on va découvrir peu à peu, tu vois ? La face obscure d'un être révélée progressivement, au fil du quotidien… Mais je ne t'en dis pas plus, tu découvriras la suite en temps et en heure. 

    — Ça a l'air passionnant, en tout cas. Je veillerai à ce que rien ni personne ne te dérange.

      Mona tient parole : la maison Tadros devient une tour d'ivoire. Rose apprendra plus tard que Rachad est passé à plusieurs reprises mais s'est heurté au refus catégorique de son "cerbère" :

    — Votre belle-sœur est en pleine création, on ne peut la distraire sous aucun prétexte.

    Vu l'attitude d'Omane, Rachad a mis cela sur le compte des représailles et n'a pas osé insister.

     

                                                                     *

     

    Lorsque Rose émerge, après des heures penchée sur sa machine, c'est pour entendre Mona chuchoter à Grégoire :

    — Chut, pas de bruit, maman travaille !

    Et le petit garçon, si turbulent de nature, répond docilement :

    Oui, Nana, sssut.

    « Elle me l'a transformé, n'en revient pas Rose. Ma parole, c’est Mary Poppins ! »

    Puis elle contemple sa maison, n'y décèle qu'harmonie, ordre et propreté.

    « Elle a TOUT transformé… même moi. »

    Et pas qu'un peu ! Malgré l'absence de son mari, Rose ne s'est jamais sentie aussi bien.  


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                                       COHABITATION (SUITE)

    Nana !

    À peine éveillé, Grégoire fonce dans la chambre comme un boulet de canon. Et à qui tend-il les bras en premier lieu ? Je vous le donne en mille.

    Et moi ? réclame Rose. Je n'ai pas droit à un bisou ?

                  — Je vais préparer le café, déclare Mona, en posant le loupiot près de sa mère.  Tu veux que je t‘apporte un plateau au lit ? 

    Oh, oui, ronronne Rose. J'adore ça.

    L'instant d'après, devant sa tasse fumante :

    — On est des coqs-en-pâte, avec Nana, hein, dit-elle à son fils qui grignote un kàké *. Oups, ajoute-t-elle, tandis que s'élève un vagissement sonore, voilà Olivier qui s'y met aussi.

    Je m'en occupe, dit Mona, mange tranquillement.

    Elle amène le bébé à Rose qui le met au sein, puis remarque :

    Tu devrais le sevrer.

     Pourquoi ? C'est si pratique.

    — Ce le serait encore plus s'il mangeait comme tout le monde. Au moins, tu pourrais t'absenter sans avoir toujours l'œil sur ta montre.  

    Sourire attendri de Rose qui chatouille, du bout de l'index, la bouche gloutonne soudée à son mamelon.

    Il est encore si petit…

    — Neuf mois, tu appelles ça petit ? Tu seras bien avancée quand tes seins pendront comme ceux des filles de la montagne.

    Tu exagères.

    — Pas du tout. D'ailleurs, que tu sois d'accord ou pas, je vais lui préparer une tartine.

    Et Rose, bien que dépossédée de son libre arbitre par cette décision à l'emporte-pièce, ne s'y oppose pas.

     

     

                                                * Kàké : petit pain grillé au sésame

                                               

     


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    COHABITATION

     

     

    — Tu prendras ma chambre, déclare Rose, comme Mona Aoun rentre de l'école où elle est allée chercher Grégoire. Je viens de changer les draps…

    Et toi ?

    Je dormirai sur le canapé du salon.

                — Pas question que je te prive de ton lit. C'est moi qui dormirai en bas.

    — Tu es folle ? Vu le service que tu me rends, le moins que je puisse faire est de te loger correctement, non ?

    Mona ne répond pas, mais revient à la charge, un peu plus tard.

    — Veux-tu que j'aille chercher un matelas chez moi ? On le mettra par terre dans la chambre des enfants, et…

    D'accord, à condition que ce soit moi qui y couche.

    Ainsi font-elles, mais le lendemain matin :

    — Grégoire a grincé des dents toute la nuit, se plaint Rose, au petit déjeuner. C'était agaçant, tu ne peux pas savoir.

    Et ça t'a provoqué une insomnie, je parie.

    Euh… oui.

    — Je le vois bien, tu as mauvaise mine. Sais-tu ce qu'on va faire ? On va mettre ton matelas près de mon lit — enfin, du tien… À moins que la cohabitation avec moi ne te dérange ?

    — Pas du tout, au contraire. J’ai l'habitude de partager ma chambre avec quelqu'un, tu sais.

    Rire de Mona.

    — Je ne ronfle pas, paraît-il… enfin, je ne ronflais pas, du temps de mon mari. 

                Elle ne ronfle pas, c'est vrai. En revanche, elle parle dans son sommeil. Mais n'anticipons pas.

     

     


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