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                                                                 L’AVEU

     

               Dès lors, Rose redouble de gentillesse envers cette femme qu'elle a si mal jugée.

               Cependant, la nuit suivante :

    Rose…

    Mona ? Tu rêves encore ou tu es éveillée ?

    Je suis éveillée, et… il faut que je t'avoue quelque chose…

    … ?

    — Je t'ai menti… Ce n'est pas de l'amour maternel que j'éprouve envers toi, c'est… de l'amour tout court….

    Rose avale sa salive, ce qui provoque un «gloups»  incongru — qu'elle est d'ailleurs seule à entendre.

    — Les hommes ne m'ont jamais intéressée, poursuit la voix chuchotante, dans le noir. Ils ne savent pas aimer. Ils mutilent, ils possèdent, ils asservissent, mais ils ignorent tout de la tendresse et du don de soi. Leurs baisers sont des morsures, leurs caresses, des coups…

    Oh, là, tu exagères, proteste Rose. Amir…

    — Amir est comme les autres : il te délaisse, pour la gloire factice d'une carrière, au moment où tu as le plus besoin de lui. Je me trompe ? 

    Ben…

    — Il est aussi indigne de ton amour que mon mari l'était du mien. Un dévouement absolu et unilatéral, voilà ce qu'ils attendant de nous, ces montagnes d'égoïsme. Nous leur servons de bonnes, d'infirmières —ou de souffre-douleur. Nous tenons leur ménage, préparons leurs repas, élevons leurs enfants, écoutons leurs doléances, et au bout du compte, que nous reste-t-il ? Des rides, le sentiment d'avoir gaspillé nos plus belles années, et un cœur sec comme le désert…

    Re-gloups.

    Mais… aujourd'hui, tu es libre.

    — Et elle me sert à quoi, ma liberté, tu peux me le dire ? J'ai quarante-cinq ans, je n'ai jamais connu le plaisir, et mon univers se réduit à quatre murs où je vieillis peu à peu en attendant la mort. Charmante perspective, non ? Autant vaudrait en finir tout de suite. 

    Arrête ! Tu n'as pas le droit de dire ça.

    — Et pourquoi donc ? Pourquoi ne pas regarder les choses en face ? Mon destin n'est qu'une lente agonie, à moins que…

    À moins que quoi ?

    … que tu me rendes le goût de vivre.

    Silence. Rose donnerait n'importe quoi pour disparaître. À défaut, elle arrête de respirer, histoire d'être moins là . Et ferme les yeux, selon la bonne vieille politique de l'autruche.

             Quand elle les rouvre, le visage de Mona n'est qu'à quelques centimètres du sien.

    Rose… Ma Rose…

    Comme en rêve, des bras l'enlacent, deux lèvres s'avancent vers les siennes. Un souffle se mêle à son souffle. Et elle, comme dans les rêves — dans les cauchemars, plutôt — demeure paralysée devant l'inéluctable.

             Un baiser passionné lui rend brutalement le sens des réalités.

    Eeeeh ! crie-t-elle, en sautant sur ses pieds.

    D'un bond, elle est dans la chambre des enfants dont elle claque la porte — au risque de les éveiller. Adossée au chambranle, le cœur houleux, les jambes en coton, elle s'essuie frénétiquement la bouche.

    — Rose, qu'est-ce qui te prend ? entend-elle, à travers la parois. Pourquoi réagis-tu ainsi ? Viens, je vais t'expliquer…

    Et elle, crispant les poings :

    — Il n'y a rien à expliquer, Mona. Tout est parfaitement clair. Va t'en, s'il te plaît. Rentre chez toi, on discutera de tout ça demain, à tête reposée.

     La réponse de Mona est couverte par les pleurs d'Olivier, dérangé dans son sommeil. Rose s'empresse de le sortir du berceau.

    Tttt, c'est tout, mon trésor, c'est tout…

            Elle marche à travers la pièce en lui tapotant le dos et finit, de guerre lasse, par lui donner le sein — ce qui, enfin, le rendort.

    Lorsque, l'ayant recouché, elle se décide enfin à regagner sa chambre, Mona est partie. En laissant juste un mot, sur le lit : Pardon.

     


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                                                          SUR LA SELLETTE

     

    Tout quoi ? Les repas, tu veux dire ?

    — Les repas et le reste : tu nous prends en charge, les enfants et moi, tu tiens ma maison, tu te tapes tout le boulot sans jamais rechigner…

    Nouveau sourire de Mona. Un peu implorant. Presque un sourire d'excuse.

    — Je ne pouvais pas te laisser tomber, dans ta situation, commence-t-elle.

    — Tu ne files pas de coup de main à toutes les bonnes femmes seules de la région, tout de même !

    Ne te compare pas à…

    — Bien sûr que si.  Quelle différence y a-t-il entre moi et la vieille Souham qui habite près de chez toi, par exemple ? Elle aussi a besoin d'aide, et pourtant, tu ne lui consacres pas tout ton temps.

    Ce n'est pas pareil.

    Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai de plus qu'elle ?

    Euh…

    Allez, dis-le, Mona ! Dis-le !

    Rose a-t-elle conscience, à cet instant précis, de mettre son interlocutrice au supplice ? N'y aurait-il pas une pointe de sadisme dans son insistance ?

    La quadragénaire baisse les yeux… pour les relever aussitôt et les planter droit dans les siens.

    Tu veux vraiment le savoir, Rose ?

    Elle prend une large inspiration.

    — Eh bien, tu es la fille que j'aurais aimé avoir. En "me tapant tout le boulot", comme tu dis, j'agis dans mon propre intérêt : je me donne l'illusion d'être mère et grand-mère, tu comprends ?

    Un tombereau de remords se déverse sur Rose.

    — Ta… ta fille ? ânonne-t-elle, tout en s'insultant mentalement :  « Saleté puante ! Crétine ! Don Juanne à la manque ! Faut-il que tu sois d'une malveillance crasse pour avoir prêté je ne sais quelles intentions à cet ange de bonté ! »

    Si elle s'écoutait, elle se giflerait.

    — Oh, je ne me compare pas à ta véritable mère, rassure-toi,  poursuit Mona, prenant son trouble pour de la désapprobation. Et je ne cherche pas à lui voler ton affection. J'essaie juste de la remplacer un peu, dans la mesure de mes faibles moyens.

    Rose secoue la tête, sincère cette fois :

    — Tu la vaux largement ! Elle et moi, on ne s'entend pas très bien, tu sais. En fait, je ne corresponds pas du tout à sa notion de "fille idéale". Je suis même exactement l'inverse.

    — Comment ça ? s'indigne Mona. Mais tu ES la fille idéale, ma Rose. On a envie de te dorloter, de te protéger…

    — Ma belle-sœur disait la même chose, avant que… enfin, avant d'avoir un enfant à elle. Et quelqu'un d'autre, aussi : une handicapée que j'ai connue, il y a bien longtemps…

    « C'est fou le nombre de nanas dont je fais vibrer l'instinct maternel, réalise-t-elle, tout en parlant. En fait, je ne suis pas une séductrice comme je me plais à l'imaginer, mais une petite fille attardée… Autant pour moi ! »

             Et, ne trouvant rien à ajouter à cet affligeant constat, elle s'en retourne à ses occupations, tête basse, sous le regard pensif de Mona.

     

     


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  • Sortie de "Grands moments de solitude" prévue moments01.jpg

    chez Rivière Blanche, en avril !


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                            TROUBLANT CONSTAT

     

    On ne peut pas toujours nier l'évidence. Suite à ce qu'elle a, bien malgré elle, surpris, Rose se pose des questions qui, jusque là, ne l'avaient pas effleurée (ou à peine). Qui est réellement Mona Aoun ? Pourquoi s'obstine-t-elle à lui rendre service, alors que rien ne l'y oblige ? Quelles sont les véritables motivations de cet altruisme aussi suspect que débordant ? En mettant bout à bout des remarques lancées au hasard, des bribes de conversation, des regards furtifs — mais si éloquents, pour peu que l'on prenne le temps de s'y attarder — et surtout les paroles de cette nuit, la conclusion s'impose d'elle-même : Mona est amoureuse d'elle.

    Enfin… amoureuse n'est peut-être pas le mot exact, mais en tout cas, son attachement dépasse largement le cadre de la simple amitié.

                  « Ni Têta, ni madame Izmirlian, ni même Omane ne se sont comportées comme ça vis-à-vis de moi, raisonne-t-elle. Elles m'aimaient, certes, mais pas d'une manière aussi exclusive, aussi… extrême ! »

    Cette prise de conscience la consterne et la trouble à la fois. Comment elle, la Rose si farouchement indépendante, a-t-elle permis que s'installe une telle situation ?

    « J'ai laissé Mona s'approprier ma maison, mes enfants et moi-même sans rien faire pour l'en empêcher, se reproche-t-elle. Je la remerciais, au contraire. Je lui livrais mes pensées les plus intimes, mes désirs les plus secrets… Gourde que je suis ! Pas étonnant qu'elle ait cru que "c'était arrivé". Et pour m'en dépêtrer, maintenant…»

                   En proie à une parano galopante, la voilà qui en rajoute, qui extrapole. Qui devient aussi suspicieuse qu'elle s'était montrée confiante auparavant. Qui se sent prisonnière du cocon de bien-être tissé autour d'elle par celle qu'elle surnomme à présent l'(a)mante religieuse…

    « Il faut que je réagisse, et vite, avant qu'il soit trop tard, décide-t-elle. Sinon, on s’en mordra les doigts, comme dirait ma mère ! »  

    Et, illico presto, elle va trouver Mona. Celle-ci l'accueille d'un sourire :

    — Je t'ai préparé du kebbé*.

    Rose tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant d'interroger :

    Mona, pourquoi fais-tu tout ça ?

     

                                                                                        * Kebbé : pain de viande au boulgour

     

     


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                                       LES SENTIMENTS (SUITE)

     

               La nuit suivante :

    R… Rose…

    Réveillée en sursaut, Rose se redresse sur le coude.

    Oui ?

    Pas de réponse.

    Mona, tu m'as appelée ?

    Dans le noir monte une respiration régulière.

    « J'ai des hallucinations », pense Rose en refermant les yeux.

    Mais un instant après :

    R… Rose…

    « Ça alors, Mona parle en dormant. Elle doit rêver de moi, je suppose. »

    Amusée, elle tend l'oreille.

    — Rose… je… je t'aime…

    « Quoi ? sursaute Rose, qui croit avoir mal entendu. Qu'est-ce qu'elle raconte ? »

    Mais l'étrange aveu ne se renouvelle pas. Et Rose se rendort sur sa perplexité.

     


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