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                                                       AU SECOURS !

     

             Dans l'état d'effroi que l'on devine, Rose se re-barricade et saute sur le téléphone. Il lui faut de l'aide. De l'aide, à tout prix. Or, la seule personne à même de l'aider dans les circonstances présentes, c'est son beau-frère.

    Elle l'appelle donc, quitte à rompre la loi du silence instaurée par Omane. Il s'agit d'un cas de force majeure, n'est-ce pas ?

             Durant un bon moment, l'appareil sonne dans le vide. Puis l'on décroche, et une voix ensommeillée bredouille :

    Allo ?

    Rachad, au secours, crie Rose.

    Instantanément, la voix se raffermit.

    —Qu'est-ce qu’il se passe ?

     — Il y a une folle qui… qui me harcèle. Elle a tué Bébête.

    Une crise de sanglots nerveux l'empêche de continuer.

    Tu veux que je vienne ? demande Rachad.

    — Oh, oui, s'il te plaît. J'ai peur, tu ne peux pas savoir.

                      Cinq minutes plus tard, il est là et, d'un simple regard, jauge la situation.

    Allez, prends tes enfants, je t'emmène à la maison.

    Rose ne se le fait pas répéter. Les enveloppant chacun dans une couverture, elle les transfère, tout endormis, dans la voiture de son beau-frère. Puis elle embarque, suivie de Julie.

    — Et… Omane, qu'est-ce qu’elle va dire ? interroge-t-elle, tandis que Rachad se gare devant chez lui.

    Il y a un bon moment que la question lui brûle les lèvres — depuis qu'elle a téléphoné, en fait —, mais elle se résout seulement à la poser. Avant, elle n'osait pas. Toujours la fameuse politique de l'autruche.

    Elle t'attend, répond Rachad. 

    — Ah ?

    Prends Olivier, je me charge de Grégoire, ajoute-t-il.

    Au claquement de la portière, le patio s'ouvre et la haute silhouette d'Omane se profile dans l'encadrement.

    — Entre, Rose, dit-elle. La chambre d'amis est prête. Va vite y installer tes gosses.

     


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                                     LE CADEAU

     

    Combien de temps dure cette scène odieuse ? Une demi-heure ? Une heure? Rose est incapable de l'évaluer. Noyée dans sa peur, elle n'a plus qu'une pensée, une seule : QUE ÇA S'ARRÊTE.

             Or, ça finit par s'arrêter. 

             Plus de cris, soudain. Plus de coups. Plus d'aboiements.

    Le silence.

                Lentement, elle se relève, s'approche de la fenêtre. Écarte légèrement le rideau.

    La silhouette massive est toujours là, dans l'ombre, qui l'apostrophe : 

    — Inutile de te cacher, je vois bien que tu m’espionnes.  Mais ne t'inquiète pas, je te laisse : j'ai dit tout ce que j'avais à dire, il ne me reste plus qu'à agir

    Et sur ces mots chargés d'on ne sait quelle menace, Mona s'éloigne en trébuchant, pesante, voûtée comme une vieille. Terriblement, effroyablement pathétique. 

    Ce n'est qu'un faux départ, hélas. Vingt mètres plus loin, elle fait volte-face et revient sur ses pas.

    Ah, j'oubliais mon petit cadeau d'adieu !

    Elle jette quelque chose par-dessus le mur, puis s'en va pour de bon. Rose la suit des yeux jusqu'à ce qu'elle disparaisse, et lorsqu'elle est certaine de n'avoir plus rien à craindre, redescend, déverrouille la porte et se glisse dans le jardin à la recherche du "cadeau".

    Julie, plus vive qu'elle, le trouve aussitôt. Et reste à côté, à geindre en le poussant du museau.

    Dans la pénombre, Rose se baisse, ramasse la "chose", la relâche dans un cri.

    C'est une boule de poil.

    Un cadavre encore chaud.

    Celui du chaton, étranglé.


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                                     UNE FORME TITUBANTE DANS L’OMBRE

            

             Vingt-deux heures et des poussières. Rose est occupée à changer Olivier, après la dernière tétée, quand un cri résonne dans la rue :

    Rose !

    La voix qui l'émet est si discordante, si éraillée que, de prime abord, elle ne la reconnaît pas. Surprise, elle couche son fils et se penche à la fenêtre. Dans l'ombre se dessine une forme titubante dont le visage levé grimace sous la lune.

    — Mona, c'est… c'est toi ?  

             La réponse lui parvient, sifflante :

    Oui, c'est moi, kalba*!

    M'enfin, proteste Rose, soufflée.

    — Je t'ai attendue toute la journée. Pas un mot, pas un coup de fil. Tu es un monstre, tu entends ? UN MONSTRE.

             Il y a tant de souffrance dans cette accusation que le premier réflexe de Rose est la pitié.

             « Il faut que je descende la réconforter », se dit-elle.

             Mais quelque chose la retient : Mona n'est pas dans son état normal.

    Justement, je voulais… se contente-t-elle de répondre.

    Un ricanement lui coupe la parole.

    — Tu n'as rien à vouloir, petite idiote ! C'est moi qui veux. Et tu sais ce que je veux ? Je veux ta peau, ah ah ah ah.

    « Elle est saoule, réalise Rose. Saoule et… dangereuse. »

             Et, ni une ni deux, elle referme la fenêtre.

             Ce geste malencontreux (?) met un comble à la fureur de la quadragénaire. Ses éructations redoublent, passant sans transition du mode rauque au suraigu. Reproches et insultes fusent, dans un français mêlé d'arabe, entrecoupés de rires avinés, de pleurs, de gémissements.

             Rose, terrifiée, tire les rideaux et court se réfugier au fond de la pièce, entre le berceau d'Olivier et le lit de Grégoire (qui, par chance, a le sommeil lourd).

             « Elle est folle, folle à lier, se répète-t-elle. Quand je pense que je l'ai fait entrer dans ma maison et… et… que  je lui ai confié mes enfants ! Je… (Montée d'adrénaline :) Mon Dieu, la clé ! Elle a la clé ! »

              Avec un hoquet d'épouvante, elle dévale jusqu'au rez-de-chaussée, vérifie la bonne fermeture des volets, glisse sa propre clé dans la serrure, et, tant qu'à faire, pousse le canapé devant la porte.

             Dans la rue, le tintouin continue de plus belle, assorti à présent de coups sourds.

              — Salope ! Salope ! Je t'aurai ! glapit Mona, en heurtant des deux poings la petite porte du jardin. Je vous aurai, tous, tes enfants aussi !

    Julie aboie à s'en briser les cordes vocales. À proximité, une voix d'homme hurle :

    Bas, ia akrou charmouta*!

    Airi fik *! » réplique Mona sur le même ton.

     Rose remonte dare-dare, les mains pressées sur les oreilles, et se barricade dans sa chambre.

     

                                                                                                  * Kalba : chienne

    ·      — Ça suffit, espèce de putain !

    ·      — Va te faire foutre !

                                             


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                                                               DOUTES

     

             Hélas, ça n'empêche pas de penser, bien au contraire. La couverture sous le menton, un loupiot à droite, un loupiot à gauche, Rose barbote dans ses doutes et ses contradictions. Tantôt, la colère l'emporte : « Non mais qu'est-ce qu'elle s'imagine, cette bonne femme ? Qu'il suffit d'un claquement de doigts pour que je lui tombe dans les bras ? » À cette idée, elle frémit de dégoût. « Décidément, les Nana (!), ce n'est pas ma tasse de thé. »

            Le souvenir de Claire et des soupçons pesant sur elles la distrait un instant.

             « Ah, là, là, les bonnes sœurs, comme fines psychologues ! Mona ne vaut guère mieux, note bien : espérer que je trompe Amir avec elle… Encore, bon, elle serait jeune et belle —style les héroïnes des livres de Colette —, ce serait, sinon possible, du moins plausible. Mais ELLE. Punaise, à croire qu'elle ne s'est jamais regardée dans une glace ! »

             À d'autres moments, son bon cœur prend le dessus :

             « La pauvre, elle a besoin d'amour, comme tout le monde. Et vu qu'elle ne supporte pas les hommes, elle prend ce qu'elle trouve, c'est-à-dire moi. Il n'y a aucune raison que ça me vexe. Je devrais plutôt être attendrie, à la limite. »

    — Maman, où l'est, Nana ?

             — Elle est retournée chez elle, mon chéri. Elle avait plein de choses à faire.

    « En plus, dans la culture arabe, les relations lesbiennes n'ont pas la même connotation que chez nous. C'est la réponse logique aux harems, à la polygamie, au machisme ancestral. »

    — Ne gigote pas comme ça, tu vas faire tomber ton frère.  Allez, descends du lit et va jouer avec Julie.

    « Pourquoi j'ai réagi aussi violemment ? Après tout, être désirée n'a rien de dégradant, même par une femme. Est-ce que, par hasard, j'aurais autant de préjugés que mes parents ? » 

    — Arrête, Grégoire, on ne tire pas la queue des chiens ! Tu aimerais, toi, qu'on te tire les oreilles ?

    « Ceci dit, elle aurait pu garder ses sentiments pour elle, cette grosse bêtasse… Et éviter de passer à l'acte, surtout ! C'est ça, en fait, qui m'a foutue en rogne : quelque part, j'ai ressenti son geste comme une sorte de viol. Rien que d'y penser, tiens, j'en ai la nausée .»

             Bref, la journée se passe en tergiversations. Et le soir venu :

             « Quel capharnaüm ! » se dit Rose, devant sa maison qu'une journée sans Mona a suffi à mettre sens dessus-dessous.

    Est-ce ça qui balaie ses dernières réticences ? En tout cas, subitement, sa voisine lui manque. Mais vraiment, hein ! Assez pour qu'elle décide de passer l'éponge.

             « Voilà ce que je vais faire : dès que les enfants seront endormis, je l'appellerai et je lui dirai : « Hier, j'ai été choquée par ton attitude, mais à la réflexion, j'avais tort : si tu as envie de m'aimer, ça te regarde. Moi, je n'ai rien contre, à une condition : qu'il n'en soit plus jamais question entre nous.» C'est vrai, quoi : du moment qu'elle n'attend rien en retour — rien de physique, je veux dire — je ne vois pas pourquoi je me formaliserais. »


             Apaisée par cette sage décision, Rose attend patiemment la nuit.

     

            


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                                       SOMBRE DIMANCHE

     

     

             — Maman ! Où l'est, Nana ?

             Rose, agressée par la lumière, cligne des yeux.

             — Grégoire ? Tu es déjà levé ?

             — Nana l'est pas là, insiste le petit garçon.

             D'un geste automatique, Rose cherche sa montre, posée sur la table de chevet, et la consulte.

    — Quoi ?! Dix heures vingt ? Mon pauvre chéri, tu dois être affamé… Et Olivier ? Comment ça se fait qu'il ne réclame pas ?

             Elle saute sur ses pieds, se rue dans la chambre voisine ; le bébé dort à poings fermés.

             — C'est vrai qu'il a eu du rab de tétée, cette nuit, se souvient-elle.

             Et, sans crier gare, une gigantesque déprime lui fond dessus.

     

             Ayant nourri tout son petit monde, ouvert aux animaux et constaté qu'il faisait gris et froid, elle se recouche.

             C'est dimanche.

    Un triste dimanche de novembre.

    L'un de ces jours où l'idée même d'exister est au-dessus de vos forces. Dans ces cas-là, les ours hibernent.

    Les Rose aussi.


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