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    CE N’EST QU’UN AU REVOIR

     

     

             Et vient le jour du départ. Rose n'a pas fermé l'œil de la nuit, écoutant dans l'ombre respirer son homme.

             « C'est la dernière fois… », se répétait-elle jusqu'au vertige.

             Tous les épisodes de leur courte vie conjugale défilaient dans sa mémoire, teintés de l'intense regret de "ne pas en avoir assez profité". D'avoir gâché, par inconscience, des moments uniques qu'elle eût dû savourer à petites gorgées gourmandes, comme un nectar.

    Bref, ces heures précédant un voyage somme toute anodin ont pris, pour elle, des allures de veillée funèbre. Cependant, par fierté, elle n'en laisse rien paraître, si bien que lorsqu'Amir s'éveille aux aurores — lui non plus n'a pas très bien dormi, mais pour de tout autres raisons  —, il la trouve active, fraîche, et même un tantinet maquillée (l'anticernes, quelle belle invention !) De plus, elle chantonne.

    Tu as l'air en pleine forme, remarque-t-il.

    Et elle, si désinvolte qu'elle en devient ridicule :

    Oh oui, je pète le feu.

    Elle attendra pudiquement qu'il soit parti pour s'effondrer. De sorte que, en montant dans le taxi qui l'emmène à l'aéroport, il lui glisse à l'oreille :

    — C'est de te débarrasser de moi qui te rend si joyeuse ?

    — Peut-être, répond-elle, méchante et héroïque. Que veux-tu, mon chéri, la liberté, ça grise !

    C'est cette curieuse image qu'il emportera d'elle : un petit visage crispé à l'extrême, mâchoires serrées, nez froncé, œil humide, mais arborant un large sourire de défi. Le visage d'une Rose inconnue…

     

     

                                                *

     

    Assise au bord du lit où flotte encore l'odeur du Bien-Aimé, Rose sanglote. Elle se sent seule à hurler. Grégoire est à l'école, Olivier dort. Personne n'a besoin d'elle. Sa vie va à vau l'eau.

    Soudain, un léger grincement. La porte, mal fermée, s'entrebâille, poussée de l'extérieur.

    Qu'est-ce que … ? sursaute-t-elle.

    C'est Julie.

    Bien qu'elle n'ait pas le droit de monter dans les chambres, la chienne, si docile d'ordinaire, a bravé l'interdit. Impavide, elle s'avance vers sa maîtresse. Pose les pattes avant sur ses genoux. Lève le museau. Et, gravement, lèche ses larmes.

     

    http://nsm08.casimages.com/img/2014/03/10//14031001321216601912051318.jpg

     

     


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                 LE TEMPS DES ANGOISSES (BIS)

     

     

    Courir d'une traite jusqu'à l'institut Saint-Joseph ne lui prend pas dix minutes. Lorsqu'elle y parvient, hors d'haleine, la récréation bat son plein. Au travers de la grille, elle hèle une surveillante :

    Je voudrais parler d'urgence au directeur.

                — Euh… je ne sais pas si… hésite la jeune femme, prise de court.

    C'est très important. Ça ne PEUT pas attendre.

    Son débit saccadé et l'expression tragique de son visage, plaident en sa faveur.

    — Attendez-moi, je vais voir s'il est disponible, concède la surveillante.

    Elle s'éloigne d'un pas vif, revient presque aussitôt.

    Il vous attend.

    En traversant la cour, Rose cherche son fils des yeux. Et finit par l'apercevoir, au centre d'une ronde, riant à gorge déployée. C'est pourtant vrai qu'il n'a pas l'air traumatisé !

    Ce constat achève de la déboussoler, de sorte qu'en arrivant dans le bureau directorial, elle a perdu tout son aplomb.

    Le Jésuite lui dédie un sourire poli.

    Que puis-je pour vous, madame ?

    Euh… je… je… commence Rose qui n'en mène pas large.

    Elle se sent revenue cinq ans en arrière, lorsque, convoquée pour quelque fredaine dans le bureau de Mère Supérieure, elle se tortillait, en proie à une subite — et impérieuse —envie de pisser.

    « Allons, tu n'es plus une élève, tu es une MAMAN, se raisonne-t-elle mentalement. Tu défends ton fils en péril. Alors, arrête de jouer les gamines attardées. »

    — J'ai entendu dire que vous frappiez vos élèves, lance-t-elle, de but en blanc.

    L'ecclésiastique fronce les sourcils.

    Pardon ?

           Elle répète, d'une voix qui flanche un peu entre le "fra" et le "piez".

    — Calmez-vous, je vous en prie, l'exhorte-t-il sèchement — ce qui met un comble à son désarroi. D'où tenez-vous cette information ?

    De… euh… je préfère taire le nom de la personne.

    — Il s'agit d'un mensonge, madame Tadros. D'une infâme calomnie, destinée à nous décrédibiliser aux yeux des parents. Je vous en donne ma parole d'homme d'église.

    C'est qu'il a l'air sincère, le bougre !

                — Vous… vous me jurez que ce n'est pas vrai ? insiste Rose, éperdue.

    — Sur ce que j'ai de plus sacré. Et si cela ne vous suffit pas, nous irons de ce pas poser la question au personnel enseignant, qui confirmera.

    Rose avale sa salive avec difficulté.

    Inutile, je… je vous crois.

    — Votre fils s'est-il plaint ? reprend le directeur, savourant visiblement sa trop facile victoire. Avez-vous décelé sur lui des traces de sévices ?

    Non, non… jamais.

    Vous semble-t-il inquiet, lorsqu'il franchit nos murs ?

    Non.

    — Alors, pourquoi accorder foi à des propos malveillants que rien, dans l'attitude de la "victime", n'accrédite ?

    Les yeux du directeur se vrillent dans les siens, dénués d'indulgence. Redoutable retournement de situation : elle venait en accusatrice, et c'est elle, à présent, l'accusée. Il ne lui reste plus qu'à présenter ses excuses avant de battre en retraite, en maudissant Amir de l'avoir, exprès (!), fourrée dans ce pétrin.

    « Ça, il va me le payer », rumine-t-elle.

    L'engueulade qui suivra, le soir même, aura au moins un avantage : vider l'abcès. Rose y déversera toute sa détresse présente, passée et à venir, sans toutefois l'exprimer clairement. Elle s'en voudrait trop de briser dans l'œuf la carrière de son mari, de jouer la carte du chantage affectif pour qu'il renonce à cette chance inespérée :  une tournée en Europe, pour un obscur petit musicien libanais. Et ce, bien qu'elle sache pertinemment qu'entre cette tournée et elle, pour peu qu'elle le lui demande, c'est elle qu'il choisirait sans hésiter (quitte à le lui reprocher jusqu'à la fin de ses jours).

    Non, elle se ferait couper la langue plutôt que d'exiger de lui un pareil sacrifice.

    En revanche — insondables contradictions de l'âme humaine —, elle lui tient rigueur de sa propre abnégation et s'emploie mordicus à la lui faire payer. En lui imputant, entre autres, sa honte de l'après-midi — ce qu'il réfute avec indignation.

    Après une dispute homérique dont il sortira grand vainqueur, il conclura sarcastiquement :

    — Ma pauvre Rose, ton manque de jugeote te perdra… mais c'est ce qui fait ton charme !

    Que voulez-vous répondre à ça ?

     

     

     

                     

    * Fender Stratocaster : marque de guitare électrique  mythique dans les années 1950-1960

     

     


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  • Merci pour la -2jolie critique !

     

    http://www.noosfere.com/icarus/livres/niourf.asp?numlivre=2146586699#Crit_2957


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                                    LE TEMPS DES ANGOISSES

     

    Durant les jours qui suivent, Amir ne tient pas en place. Outre les formalités inhérentes au voyage — passeport, visas, billets, bagages —, une tonne d'occupations de dernière minute l'accapare : révision des instruments (sa Fender Stratocaster* donne des signes de fatigue), achat d'un nouveau micro, enregistrement du matériel à la douane, ultimes mises au point du répertoire, etc. De sorte qu'il passe de moins en moins de temps à la maison.

    — J'ai l'impression que tu n'es déjà plus là, lui reproche Rose, au terme d'un week-end maussade. (La saison des pluies qui débute est en accord parfait avec ses états d'âme.)

    L'excitation de son mari l'irrite au plus haut point, d'autant qu'il ne fait rien pour la dissimuler. Si, au moins, le regret d'être séparé d'elle venait tempérer ses ardeurs, mais même pas.  Il flotte sur un petit nuage — que dis-je, il s'y consume d'impatience !

    Déjà plus là, en effet.

    Déjà ailleurs, très loin. À des milliers de kilomètres. De l'autre côté de la Méditerranée…

    Et elle, pendant ce temps-là, se morfond dans un isolement qui n'est que le prélude à ces deux longs mois de "célibat" dont la perspective la transit.

    Ce genre de situation dégénère, forcément. Il faut que ça pète à un moment ou à un autre, ne serait-ce que par mesure d'hygiène. Rien ne gangrène autant un couple qu'une frustration qui s'éternise.

    L'occasion en est, bien involontairement, fournie par Mona Aoun.

    — Tu sais ce que j'ai appris ? annonce-t-elle un beau matin à Rose. Il paraît que les punitions corporelles sont monnaie courante, chez les Jésuites. Je le tiens d'un de leurs anciens élèves. Grégoire ne s'est jamais plaint d'avoir été battu ?

    Rose reçoit l'information comme un coup de poing dans l'estomac.

    — HEIN ? bondit-elle. Ils osent frapper les mioches, cette bande de salauds ! Ça, je l'aurais parié. Je le savais bien qu'on n'aurait pas dû leur confier le petit. Je l'avais dit à Amir, mais il ne veut jamais m'écouter.

    Et, ni une ni deux, elle téléphone à son mari.

    — Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ? grogne ce dernier, lorsqu'au milieu des éructations verbales de sa femme, il parvient à saisir de quoi il retourne.

    Elle insiste. Il faut tout de suite intervenir. Alerter les autorités compétentes, faire fermer cet établissement de merde. Et surtout, surtout, arracher Grégoire aux griffes de ces sadiques !

    — Du calme, l'exhorte Amir. Ne t'emballe pas comme ça, ce n'est sans doute qu'une rumeur sans fondement. 

    — Rumeur ou pas, je veux en avoir le cœur net. Pas question que je laisse ces brutes traumatiser mon gosse !

    — Est-ce qu'il a l'air traumatisé, franchement ? Il n'a jamais été aussi épanoui.

    — C'est l'impression qu'il donne, mais il nous cache peut-être la vérité.  Si ça se trouve, ils le menacent des pires horreurs pour qu'il ne les dénonce pas.

    À bout d'arguments, Amir pousse un soupir exaspéré :

    — Écoute, Rose, je suis à quatre jours de mon départ, j'ai encore une tonne de trucs à faire, alors, si vraiment tu flippes — à tort, à mon avis, mais bon, je n'ai pas les moyens de t'en empêcher —, débrouille-toi toute seule. Renseigne-toi, vérifie tes sources, et pour commencer, interroge le directeur. Après tout, ce n'est pas moi qui vais t'apprendre à mener une enquête !

    Cette démission (ou, du moins, ce qu'elle juge comme tel) n'est pas du tout, du tout du goût de Rose.

    — Merci pour ton efficacité, siffle-t-elle. Père à la noix, va !

    Et elle lui reclaque le téléphone au nez.

    Il rappelle.

                   Elle ne répond pas, et pour cause : elle est déjà dehors.

     

     

                                                                                               

    * Fender Stratocaster : marque de guitare électrique  mythique dans les années 1950-1960

     


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  • http://www.phenixweb.net/DUGUEL-Anne-Truc

     

    470666truc


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