•  

     

                                       UN ANGE FEMELLE

     

    — Je ne peux tout de même pas coucher avec mes bêtes pendant deux mois, dit Rose à Mona, en lui racontant sa mésaventure. Une fois par hasard, passe encore, mais l'habitude est vite prise. Et j'en connais un qui n'apprécierait pas, à son retour.

    — Ce n'est, effectivement, pas très hygiénique, concède en riant la quadragénaire. Ceci dit, si ça te rassure…

    — Je dois bien avouer que sans Julie et Bébête, je serais à ramasser à la petite cuillère, ce matin.

     Je te suggérerais bien une autre solution, remarque…

    Laquelle ?

    Que je m'installe ici jusqu'au retour d'Amir.

    Tu ferais ça pour moi ?

     Je ferais TOUT pour toi.

    Rose, éblouie :

    Tu es vraiment la meilleure amie que j'aie jamais eue.

    Et de bénir le ciel d'avoir mis sur sa route, après madame Izmirlian, après Têta, après Omane, l'un de ces anges femelles qui vous couvent sous leurs ailes.

     


    13 commentaires
  •  

     

                         TERREUR NOCTURNE

     

    Rose se redresse d'un bond, le cœur houleux. Au fait, a-t-elle bien verrouillé la porte d'entrée ? Quelquefois, si on n'y prend pas garde, le loquet s'enclenche de travers.

    « Il faut que j'aille vérifier, sans quoi, je vais avoir les jetons toute la nuit. »

    Mais pour ça, elle doit repousser les draps qu'elle a enfin réussi à réchauffer, sortir de sa chambre, descendre l'escalier glacial, traverser la cuisine (qui n'a pas de rideaux et dont les fenêtres s'ouvrent, tels deux trous béants, sur le jardin obscur), gagner le vestibule… En pensée, elle effectue, mètre après mètre, l'éprouvant itinéraire. Et l'estime au-dessus de ses forces.

    Tant pis, les choses resteront en l'état. Ce serait vraiment une coïncidence inouïe si, juste aujourd'hui, un rôdeur essayait d'entrer.

    Forte de cette décision, Rose se recroqueville sous ses couvertures, ferme les yeux. Tend l'oreille vers la double respiration, si rassurante, de ses enfants, venant de la pièce contiguë toujours ouverte. Et, sursaute à nouveau.

    Cette fois, pas de doute, elle a entendu un bruit bizarre, au rez-de-chaussée.

    Couverte de chair de poule, elle actionne à tâtons la poire de la lampe de chevet. Mais la lueur tamisée ne dissipe les ténèbres que pour mieux en accentuer la profondeur. Les zones d'ombre qu'elle génère sont plus chargées de mystère, encore, que l'obscurité.

    Aiguillonnée par une panique qu'elle sent monter en elle — et qui bientôt, elle le sait, la submergera —, Rose saute du lit, court jusqu'à l'interrupteur. La lumière blême du plafonnier inonde la pièce. 

    — Qui est là ? crie-t-elle, en entrouvrant la porte qui donne sur le palier.

             Un frôlement lui répond, suivi du fracas caractéristique d'une chute d'objet.

    « Mon Dieu, il y vraiment quelqu'un en bas ! »

    D'un bond, elle fait volte-face et reclaque la porte à laquelle elle s'adosse. Puis, tout en comprimant les battements désordonnés de son cœur, elle réfléchit. L'intrus, quel qu'il soit, va forcément monter si personne ne l'en empêche. Et en haut, qu'y a-t-il ? Ses enfants. Pas question qu'elle les expose à un danger quelconque !

    « Au fait… Julie n'a pas aboyé, réalise-t-elle soudain, une montée d'adrénaline au ventre. Ce n'est pas normal, ça ! Est-ce que le type l'aurait… tuée? Ça signifie qu'il est armé. Mais pas d'un révolver, j'aurais entendu le coup de feu ; d'un couteau, probablement. »

    Des titres de faits-divers l'assaillent sans crie gare. Macabre découverte dans un petit village libanais : une mère et ses deux enfants, égorgés par un serial-killer. Les victimes baignaient dans leur sang, au côté de leurs animaux, eux aussi sauvagement dépecés. « On a entendu leurs hurlements d'agonie, mais on n'a pas osé intervenir », avouent les voisins…

    — Tu arrêtes tes délires ? se tance-t-elle tout haut. Au lieu de te laisser mener par ton imagination, prends-toi par la main et va voir ce que c'est. Allez, du cran ! Montre que tu es un homme !

    Elle cherche des yeux de quoi se défendre, avise la vieille guitare d'Amir, posée contre le mur, l'attrape par le manche, et, dans un sursaut de courage dont elle ne se serait pas crue capable cinq minutes plus tôt, descend affronter l'indicible.

    Tandis qu'elle pénètre dans la cuisine, l'instrument de musique brandi devant elle comme une massue, un nouveau bruit éclate, tout proche, et…

    … une boule de poil, lancée à pleine vitesse, lui atterrit dans les mollets.

    — Bébête ? ânonne-t-elle, en tournant le bouton électrique. C'est… c'est toi qui fais tout ce raffut ?

    Il semblerait : une tasse éclatée sur le carrelage en atteste.

    Déjà, le chaton revient à la charge. Elle le chope par la peau du cou.

    — Tu as le diable au corps, ma parole ! Si tu savais quelles sueurs froides tu m'as donnée, petit imbécile !

    En entendant sa voix, Julie, qui somnolait dans son panier, cligne des paupières et s'ébroue, avant de venir se frotter contre ses jambes en couinant. Une séance de caresses s'ensuit, que Rose interrompt pour aller tester la fermeture de la porte (parfaitement hermétique). Mais comme elle s'apprête à remonter dans sa chambre, les deux animaux lui barrent le passage.

    — Vous avez envie de rester avec moi, c'est ça ? comprend-elle. Ah, si tout le monde réagissait comme vous…

    Et, les emportant chacun sous un bras, elle regagne son lit où elle les fourre d'autorité.

    Allez, hop ! Au dodo ! 

    Elle se glisse entre eux et alors, alors seulement, sous la protection de ceux que Colette appelait "les petits dieux velus", elle s'endort.

    Au réveil, Grégoire, qui est toujours le premier debout, les trouvera tous trois ronflant en chœur, blottis les uns contre les autre. Sans hésiter, il les rejoindra, se creusera une bonne petite place dans le douillet amalgame de corps, se rendormira… et n'ira pas en classe pour cause de grasse matinée.

     

     


    11 commentaires
  •  

     

                      LES AFFRES DE LA SOLITUDE

     

    Lorsque Mona rentre chez elle, il est presque minuit. En sa compagnie, Rose n'a pas senti le temps passer. Tandis que l'une s'occupait des enfants, l'autre vaquait dans la maison (et réciproquement), si bien que les tâches ménagères, d'ordinaire contraignantes, lui ont semblé légères — presqu'agréables, à la limite. Ensuite, une fois Grégoire et Olivier couchés, elles ont dîné en papotant, pour finir la soirée devant un "café blanc"*, chacune un animal sur les genoux.

    C'est après qu'un cafard monstre s'abat sur Rose. Lorsqu'elle se retrouve à nouveau seule.

    « À cette heure-ci, Amir doit être arrivé à Bruxelles », pense-t-elle.

    Et de l'imaginer lui, l'être autour duquel elle a bâti son existence, dans cette ville dont on l'a exilée, elle se sent doublement trahie.

    Durant toute la journée, la chaude présence de Mona a littéralement gommé Amir de son esprit. Elle ne sentait plus rien, ni le déchirement de la séparation, ni la peur des interminables semaines à venir ; juste un confortable engourdissement, un peu comme l'Aspirine annihile la migraine. Mais là, le médicament a cessé de faire effet et la douleur se réveille, plus virulente que jamais…

    L'état de "manque" — car l'amour est une drogue à accoutumance, n'est-ce pas ? — atteint son paroxysme lorsque Rose se couche. Leur lit, ce cocon où d'ordinaire ils se lovent à deux, lui semble soudain si hostile, si froid…

    Et que dire de cet oreiller vide à côté du sien ?

    « Si j'étais peintre, pense-t-elle, c'est ainsi que je représenterais la solitude : un oreiller vide. »

    Et ses larmes montent, car la forme d'une nuque familière creuse, imperceptiblement, le renflement de plume.

    Bref, toutes les conditions sont requises pour une nuit d'insomnie — ou de cauchemar, au choix. En plus, comble du comble, la maison craque…

    Ce sont des détails qu'on ne perçoit pas lorsqu'on dort à deux. Pas plus qu'on ne redoute les dangers nocturnes, réels ou imaginaires. Mais seule, oh, seule…

     

                             

    * Café blanc : eau chaude parfumée à la fleur d'oranger, que l'on boit avant d'aller se coucher pour favoriser le sommeil

     


    7 commentaires
  •  

     

                               BIENVEILLANTE  MONA

     

    Et les voilà toutes deux, l'une arrimée à sa poussette, l'autre la dominant d'une bonne tête, qui parcourent les ruelles dont l'éclaircie fait luire le pavé détrempé.

    — Bonne idée, cette balade, remarque Rose. Regarde Olivier, comme il est content. Avec la pluie, je ne le sors pas assez.  Quant à ma Julie…

    — Ah, elle apprécie de se dérouiller le pattes ! rit Mona Aoun, suivant, d'un œil amusé, les aller-retours zigzaguants de la chienne. Pendant que nous avançons d'un mètre, elle en fait dix.

    Elles marchent d'un bon pas, épaule contre épaule, et le soleil d'hiver, rare mais éblouissant, projette leurs deux ombres sur les murets chaulés.

    — On dirait un couple, remarque Mona, montrant du menton les silhouettes, une grande, une petite, précédées de la poussette.

    Hochement de tête de Rose. 

    Ça, tu vois, c'est ce qui me manque avec Amir.

     Il n'aime pas se promener ?

      Non, pas trop.  Il n'a jamais le temps, prétend-il. Pourtant, moi aussi, je suis occupée. Et, le temps, je le trouve !

    Les hommes sont égoïstes, dit pensivement Mona. Pas les femmes.

                — Ça, c'est bien vrai, approuve Rose. Tu en es la meilleure preuve.

    Elles se sourient. « Finalement, ces deux mois ne seront peut-être pas si pénibles que je ne le craignais », pense Rose, ragaillardie.

     

    http://nsm08.casimages.com/img/2014/03/09//14030912325416601912048832.jpg

     

     

     

     

                                                       

     


    17 commentaires
  •  

     

                                  UNE LUEUR DANS LA NUIT

     

     

             C'est dans l'adversité qu'on reconnaît ses amis, dit l'un des fameux proverbes de Suzanne Vermeer. Une heure plus tard, Mona Aoun débarque. Rose l'accueille comme une bouée de sauvetage, et se jette dans ses bras pour pleurer tout son saoul.

    — Ttttt, la réconforte la quadragénaire, en lui tapotant le dos. Aucun homme ne mérite qu'on se mette dans un tel état pour lui.

    Peine perdue : le désarroi de Rose s'apparente au déluge.

    J'étais si heureuse, hoquette-t-elle.

    — Tu l'es toujours, voyons ! Rien n'a changé : ta maison, tes enfants, ton travail…

    Mais je suis seule, Mona.

    Pour deux mois, ce n'est pas le bout du monde.  Et puis, tu m'as, moi !

    Tu es tellement gentille. 

    — C'est bien naturel. Allons, passe-toi vite le visage à l'eau, pendant ce temps-là, je vais nous préparer une petite dînette. D'accord ?

    Je ne sais pas si je pourrai avaler quelque chose.

    — Une salade de poivrons avec de la fêta et des olives, ça se mange sans faim.

             Rose ébauche un faible sourire. Cette sollicitude la touche au-delà de tout.

    Si je ne t'avais pas… souffle-t-elle.

    — Chut ! Yallah*, va t'arranger : tu as du rimmel jusqu'au milieu des joues.

    Lorsque Rose sort de la salle d'eau, la table est mise, Olivier gazouille dans son parc, un disque d'Oum Khalsoum tourne sur la platine, et, suprême clémence, un rayon de soleil filtre entre les nuages.

    — J'irai rechercher Grégoire à l'école, si tu veux, propose Mona Aoun, tandis que Rose — ô prodige ! — attaque le repas improvisé à belles dents.

     — Merci, ça ira. Ne me dorlote pas trop, je pourrais y prendre goût.

    Je n'en demande pas tant, bien que…

    Court silence. Rose, surprise, lève les yeux. Rencontre ceux de Mona qui fuient tout aussitôt.

             — … ce serait mon vœu plus cher, achève celle-ci d'une voix altérée.

    Puis, sans transition :

          — Que dirais-tu d'une petite promenade digestive ? L'averse a cessé, profitons-en !

     

     

    * Yallah : allez, vite, allons. Un mot très utilisé en Arabe.

     


    9 commentaires