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                                        OUI, POURQUOI, AU FAIT ?

     

             A cause d’une question qui  me tenaillait chaque jour davantage : et si l’œuf de la mort, clipé  à la paroi interne de mon crâne, s’était multiplié avant qu’on le retire, hein ?  Le chirurgien m’avait bien expliqué que la tumeur, de par son emplacement, n’avait pas causé de dégâts irréversibles — les sièges de la vue, de la parole, de la mémoire, des réflexes moteurs étant placés nettement plus bas, en direction de la nuque. Mais rien ne prouvait qu’une métastase sans foi ni loi n’irait pas, le cas échéant, se loger pile poil  dans cette zone à risque, et une telle éventualité me glaçait les sangs !

     

             Il me fallut attendre plusieurs semaines avant qu’un toubib moins hermétique que ses confrères m’affirme que les cancers cérébraux n’essaimaient pas. En revanche, ils pouvaient parfois repousser au même endroit.

             — Mais vu que vous en connaissez déjà les effets, et que de plus, vous serez sous étroite surveillance, on agira immédiatement, ajouta-t-il.

              J’en restai comme deux ronds de flan.

    — Ah bon ? Personne ne me l’a dit, ça !

      Peut-être ne l’avez-vous pas demandé ?

             Foutrediou ! Quand je pense que ma mère m’a répété toute mon enfance : « On se repent toujours d’avoir trop parlé, jamais de s’être tu !  » Quelle connerie, l’éducation !

     


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                                             EMPLIR D’ÉTOILES UN CORPS QUI TREMBLE

     

            

                 Au début des années quatre-vingts, j’avais écrit, dans une « Psychanalyse de la braguette » (ma rubrique mensuelle chez Fluide Glacial) : Le jour de la fin du monde, si je peux me blottir entre les bras d’un homme, j’en aurai rien à battre du Grand Chambardement. Bon, des bras d’homme — et quel homme ! — m’étant ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’était le moment de mettre ce concept en pratique. Je pensai donc à la mort, et j’y pensai beaucoup. En permanence, même. Disparaître avant  de n’être plus (qu’un légume, une épave, un objet de répugnance, au choix)  était devenu mon obsession. Mais bon, se flinguer, c’est pas facile, et ça demande un courage que je n’aurai jamais. Quant au suicide médicalement assisté, si nos voisins du Nord ont l’humanité de le pratiquer, même à dose homéopathique, ce privilège nous est refusé, à nous, Français. On en viendrait à souhaiter, aux obscurantistes qui nous gouvernent, les agonies les plus atroces afin que, se sentant directement concernés, ils ouvrent enfin les yeux sur celles de leurs électeurs.

                « Ah, comme j’aimerais ne pas me réveiller ! » me répétais-je chaque soir. M’éteindre doucettement dans une étreinte très tendre, bercée par le chant des grenouilles. Que ma dernière vision soit un visage penché sur moi, illuminé par le plaisir ; et ma dernière sensation avant le néant final : « emplir d’étoiles un corps qui tremble, et tomber mort, brûlé d’amour, le cœur en cendre », selon la si jolie expression de Jacques Brel.

               Parfois, ce vœu pieux (ou impie, suivant l’angle où l’on se place ) j’osais en faire part à Castor qui me répondait dans un sourire :

    — Pourquoi veux-tu mourir entre mes bras alors que tu peux y vivre ?


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                                   LES HAPPY END’S NE SONT PLUS CE QU’ELLES ÉTAIENT

     

     

             N’empêche que le scénario tournait au Grand-Guignol. Je m’en ouvris à Olivier que sa sensibilité d’écrivain rendait apte à comprendre mes divagations.

             ­ ­— Tu es en pleine confusion mentale, me dit-il. Mais n’aie crainte, c’est juste l’effet des médocs. J’ai connu ça pendant ma dépression nerveuse. Ne lutte pas, laisse-toi aller, tout reviendra de soi-même à la normale.

             Je m’efforçai de suivre son conseil, mais encore fallait-il pouvoir… Ce laisser-aller, en opposition totale avec ma nature, me demandait un effort immense, un peu comme celui fourni par le passager d’une moto, à qui l’on recommande de suivre sans résister les mouvements de la machine — quitte, dans les tournants, à frôler le bitume de la jambe. Ne pas se raidir pour affronter sa propre peur. Devenir tout mou, tout passif… Or, la passivité, je n’étais pas programmée pour.  Ni la mollesse que je surnommais avec dédain « la moulitude ».

             Afin de me motiver, je me raccrochais à cette idée de scénario qui ne cessait de me surprendre — voire, de m’intéresser par son excès de médiocrité : accumulation de séquences tragiques qui sonnaient faux, dialogues affligeants, inconsistance des personnages, que sais-je encore ?  Je nous revois assis autour de la table, Olivier, Brigitte, Claude, Castor et moi, pour le repas du soir.  Nous évoquions sur le mode plutôt humoristique « la fin du monde qui avait commencé,  non sous forme d’Apocalypse mais par bugs successifs, de préférence minables ». Et chacun d’entre nous d’énumérer  ce qui lui semblait ne pas tourner rond dans cette histoire absconse — à commencer par les aberrations de la météo.

             «  Quelles répliques à la con ! me disais-je, atterrée, en écoutant mes propres paroles, aussi nulles (si pas plus) que celles de mes comparses. Un ramassis de poncifs d’une platitude sans nom. Audiard doit se retourner dans sa tombe. »

            

     


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                                                                  DES RIRES DANS LA NUIT

     

             Allongée dans le noir, j’écoutais le chant des grenouilles montant de la vallée, en fredonnant intérieurement  cette chanson de mon enfance :

     

                              La nuit est limpide

                              L’étang est sans ride

                              Dans le ciel splendide

                              Luit le croissant d’or

     

                              Orme, chêne ou tremble

                              Nul arbre ne tremble

                              Au loin le bois semble

                              Un géant qui dort

     

                              Chien ni loup ne quitte

                              Sa niche ou son gîte

                              Aucun bruit n’agite

                              La terre au repos

     

                              Alors, dans la vase

                              Ouvrant en extase

                              Leurs yeux de topaze

                              Chantent les crapauds…

     

             Ce fut au milieu du dernier couplet que les rires éclatèrent. Des rires parfaitement incongrus dans le contexte. Je m’arrêtai de respirer. Le village, peuplé en majorité de gens âgés, est toujours silencieux, la nuit…

             Dans l’ombre bruissante, ces rires — issus, bien sûr, de mon imagination —  semblaient me narguer. Me revinrent en mémoire d’autres hallucinations auditives qui, depuis quelques mois m’assaillaient régulièrement. Une rumeur de pluie, entre autres, qui, même par temps sec, m’emplissait les oreilles dès que je fermais les yeux. Ou la sensation qu’un groupe de personnes discutait sous ma fenêtre sans que je puisse comprendre ni de qui il s’agissait, ni de quoi ils parlaient. Bien qu’intriguée, je n’avais pas vraiment prêté attention à ce brouhaha interne (qui évoquait pour moi le titre d’une autobio de Steven Tyler : « Est-ce que le bruit dans ma tête vous dérange ? »). Mais là, il s’agissait de tout autre chose. Pas d’un murmure diffus qui vous hante presque à votre insu ; plutôt de la bande son d’un cauchemar… 

             En gros, ces rires surgis de nulle part me donnaient la chair de poule.

             Ils m’épouvantaient littéralement.

             C’était la quintessence de ma réalité altérée ; la preuve indéniable que je perdais la boule.

             J’allais céder à la panique quand la voix de Castor me chuchota à l’oreille :

    — On ne s’ennuie pas dans ton village, dis donc !

    Ce fut comme une main m’arrachant à l’abîme.  Une bouée dans l’océan d’effroi où je sombrais.

    —Tu… tu entends, toi aussi ?

      Evidemment : une bamboula pareille, faudrait être sourd !

    La reconnaissance me jeta contre lui, et nous fîmes l’amour comme jamais.

     

                  J’appris le lendemain que les copains de Yohann — le jeune bûcheron mort dans la forêt —  lui avaient rendu ce dernier hommage, ma foi fort émouvant : une promenade nocturne dans les rues qu’il aimait. Ces rires soulageaient la tension nerveuse qui les oppressait depuis des heures. Ce fut, je le suppose, leur ultime manière de communiquer avec lui, par-delà les paroles et par-delà les pleurs.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                                  


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                                                                    MAUVAIS SCÉNAR

     

             Sur ces entrefaites, l’hôpital nous « libéra ». Devant mes demandes réitérées, le chirurgien, estimant sans doute mon milieu familial plus restructurant que l’environnement hospitalier, s’était laissé convaincre. Castor me ramena donc chez moi le samedi suivant, avec armes et bagages.

             Une triste nouvelle m’y attendait : l’un de mes copains, un gosse de vingt-cinq ans rayonnant de joie de vivre, avait succombé trois jours plus tôt à un accident de bucheronnage, en forêt. Tout le village assistait à son enterrement.

             Là, le mauvais scénar devenait franchement merdique.  A tel point que, de prime abord, je refusai d’y croire. Mais le glas qui sonnait me mit les points sur les « i ». Et aussi le fait que les rues soient vides, puisque tout le monde était au cimetière…

             D’autre détails —  même s’ils semblent dérisoires en regard de ce drame  — vinrent, si besoin était, étoffer mon « Mauvais scénar » (qui, d’ailleurs ne vit jamais le jour) : ma maison puait. Le café au lait, dont je me gavais d’habitude, était devenu d’une amertume insoutenable. Une tornade semblait avoir balayé mes placards dans lesquels je ne retrouvais rien.  Quant au temps… ah là là, le temps ! Ce mois de juin, avec ses faux airs de Toussaint — crachin, ciel nuageux, vent glacial, lumière morne —  s’inscrivait dans la continuité de l’éprouvant hiver qui durait depuis neuf mois. Une morte saison en plein été, dans la région censée être la plus chaude de France…

     

     

     


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