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                                            BON, ET APRÈS ?

     

     

             Une fois racontées les péripéties de ce bel été (de manière succincte, s’entend ; inutile de s’attarder, ni sur des considérations sans intérêt, ni sur des incidents mollement répétitifs), une question cruciale se  posait :

             « Et après, j’écris quoi ?

             « Je ressasse, au risque de lasser le lecteur ?

             «  J’invente, au mépris de la plus élémentaire crédibilité  ? »

             En gros, pour que ce livre ressemble à quelque chose, je l’étoffais d’une flopée de détails superflus ou j’en faisais, sans scrupule, une fiction romanesque ?

             Aucune des deux options ne me tentait, en fait.

             Ma copine Elsa, que j’interrogeais à ce sujet, n’hésita pas :

    — Tu nous mitonnes  un joli conte de fées, point barre ! Un truc avec une fin magique, de manière à forcer le destin.  Sinon, à quoi ça servirait d’être écrivain, banane ?


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                                                                              ÉCRIRE

     

     

             Entre-temps, j’avais commencé plusieurs textes, avant de les abandonner en cours de route.  La fameuse nouvelle, bien sûr, où je mettais en scène une matriarche pourrie, évoluant dans un décor pourri, parmi une pléiade de comédiens minables, dirigés à la mords-moi-le-nœud. Un roman, également, intitulé « Pleurer dans tes bras »  et, comme son nom l’indique, pleurnichard à souhait. Bref, j’ignorais par quel bout prendre cette histoire, mais il fallait que je l’écrive. Il le fallait absolument. 

             — La vie t’offre sur un plateau un merveilleux thème de livre, m’avait dit Olivier. Tu ne vas pas le gâcher, tout de même !  Ce ne serait pas professionnel…

             Encore fallait-il trouver le ton adéquat. Ni cynique, ni larmoyant, ni pompeux, ni résigné. Ni bêtement défoulatoire. Ni à prétention psychanalytique.

             Ni surtout, surtout, auto-complaisant.

     

             Les semaines passaient ; je tournais autour du pot. Parfois, une phrase me titillait ;  bien ou mal gaulée, c’était secondaire. Je la notais, je la biffais. Je râlais un bon coup. Et je recommençais.

    —T’inquiète, disait Castor, ça viendra lorsque ça viendra.

    Il avait raison. Un jour, à force, c’est venu.

     

     

     

            

     


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                                                      MIROIR, MON BEAU MIROIR

     

     

             Si, telle la Jézabel de Racine, je redoutais « des ans l’irréparable outrage  », cette crainte, aujourd’hui, n’était plus de saison.  Les signes que je traquais jadis dans mon miroir — cheveux gris, rides, ridules, coussinets sous les yeux, empâtement des hanches, des chevilles, de la taille —, semblaient bien anodins, comparés aux syndromes qui me frappaient depuis peu. Une vieille en bonne santé, c’est, ma foi,  supportable, et ça peut même encore faire illusion.  Une malade condamnée à plus ou moins court terme, non. Je repensais souvent à ces fleurs filmées  en accéléré. L’on y voyait, hop, hop, naître et s’ouvrir le bourgeon, puis s’épanouir un à un les pétales  avant l’altération finale (le tout — naissance, vie et mort — torché-bouclé en moins de dix secondes.)

             — Comment peux-tu m’aimer dans cet état ? demandais-je à Castor.

             Il riait.

    — Je t’aimerais dans n’importe quel état, voyons.

             Un ange, je vous dis !

             Or, offrir à cet ange une face de pleine lune bouffie par la cortisone me navrait.  Moi qui ai toujours nié la maladie — et, par conséquent, ses stigmates —, je me retrouvais, comme tous les cancéreux,  marquée du sceau d’infamie de la chimio. En dépit de mes casquettes bardées de badges sympas, j’avais le sentiment d’incarner, de manière outrancière, la malédiction de l’époque. Un truc honteux, assez sale et repoussant, un peu comme la vérole au XIXème siècle. Mais Castor, qui était le seul à me voir tête nue,  relativisait ces affres d’un sourire. Il trouvait même moyen d’ajouter que j’étais belle. Cette formule magique, en éloignant la farandole grimaçante de mes spectres, me rendait, un instant, ma chevelure luxuriante et mon intégrité physique. D’autant qu’elle se doublait forcément d’un baiser — autre exorcisme, et non des moindres.

             J’émergeais donc de ses bras telle Vénus sortant de l’onde ; toute neuve à chaque fois. 

             Pour cela aussi — pour cela surtout —, ma reconnaissance lui est acquise à tout jamais.

     

     


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                                                             AOÛT TARNAIS

                             

     

     

             Fin juillet, Frédéric débarqua avec femme et enfants, comme chaque année depuis dix ans. Olivier, Brigitte et Claude en profitèrent pour réintégrer, les uns leurs falaises picardes, l’autre sa forêt canadienne. Et comme le grand beau temps s’était enfin installé, cet été, finalement, n’offrit que peu de différence avec les précédents. Les vieilles pierres, animées par les cris des gamins, leurs courses de vélos, leurs parties de cache-cache et de ballons, en étaient toutes ragaillardies. Lorsqu’ils ne traînaient pas à la terrasse du Roc café, nos vacanciers faisaient du canoë-kayak sur l’Aveyron ou investissaient la base de loisir toute proche. Fred, ayant pris en main les finitions de la galerie, confia sa gestion à Julia, une amie de longue date qui en fit, en quelques semaines, le pôle d’attraction des touristes. Sans l’absence de Sylvain que, d’un commun accord, personne n’évoquait — pour m’épargner, je pense —, nulle ombre n’eut terni l’incandescente lumière de ce mois d’août tarnais.

     

             Une fois de plus, Castor assura. Toujours disponible, toujours à l’écoute ; le grand-père parfait. Comme ses frère et sœur, Fred tomba sous le charme, ainsi que Margo, sa compagne, et leurs deux fois deux mômes.

             Bien que chaque jour, en fin de matinée, nous nous éclipsions pour filer à l'hôpital d'Albi jusqu’à cinq heures du soir, cette pénible contrainte ne le fut que pour nous.  Aux yeux de tous, elle passa inaperçue.

             — On s’est offert une petite fugue en amoureux, répondait Castor aux rares ignorants s’étonnant de notre absence.

             Ce qui les mettait aussitôt à l’aise.

     

     

                                                          


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                                                        LE FANTÔME DE LA CHAPELIÈRE

     

                                               

     

             Le mot « cancer » a un écho très pavlovien, dans ma mémoire. Il m’évoque instantanément Mme Mariette, la chapelière.

             Il y avait près de chez nous, dans le Bruxelles des années cinquante, un joli magasin de chapeaux. Quatre vitrines tout en longueur devant lesquelles je m’attardais avec délices. Des têtes de cire coiffées de bibis à voilettes, de capelines fleuries ou de bérets coquins s’y alignaient, pour mon plus grand bonheur. Digne prêtresse de ce temple de la mode, Mme Mariette ressemblait à ses mannequins. Même peau translucide, même chignon impeccable fixé sur la nuque par un  peigne de nacre, même maquillage discret, elle incarnait pour moi l’idéal féminin tel qu’on le concevait dans la petite bourgeoisie belge de l’après guerre. Ajoutons à cela des tailleurs bien coupés, l’inévitable collier de perles dans l’échancrure du chemisier amidonné et, dès les premiers beaux jours, la petite robe à pois, si chic et de bon goût, agrémentée de gants et d’escarpins blancs…

             Bref, quand j’imaginais mon avenir, c’était sous les traits de cette Ava Gardner flamande (plus distinguée que la vraie, selon les critères spécifiques de ma mère).

             Puis, un beau jour, la chapellerie ferma « pour raison de santé ». Mme Mariette, atteinte d’un mal incurable, s’était, apprîmes-nous, retirée pour toujours dans sa maison de campagne.

    — Elle a tellement maigri qu’elle ne veut plus se montrer, entendis-je maman glisser à papa. Elle qui était si belle, elle a honte de ce qu’elle est devenue, tu comprends ?

    Cette réflexion a priori choquante trouva confirmation quelques semaines plus tard, lorsque la voiture de la commerçante stoppa devant sa boutique. En sortit furtivement une forme décharnée dont le visage, dissimulé sous un voile opaque, ne laissait rien deviner de son terrible secret.

    L’enterrement eut lieu peu après.

     — Ma femme n’était plus que l’ombre d’elle- même, nous confia son mari à l’issue de la cérémonie. Il ne lui restait que la peau sur les os. 

             Le magasin, par la suite, devint une charcuterie, et les mannequins disparurent des vitrines, remplacés par des pâtés en croûte, du lard gras, de la mortadelle et des chapelets de saucisses. Je n’en fus pas affectée outre mesure car mes projets d’avenir avaient changé de visage. L’étoile Bardot commençait à monter au firmament des stars, et, bien que maman la trouvât vulgaire (ou peut-être même grâce à ça), elle incarnait avec brio mon nouvel idéal féminin...

     

     


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