•                                                                   LE GRAND FLIP

     

             Ce fut au lever du jour, perceptible par la fenêtre où, lentement, les ombres nocturnes se diluaient, qu’un doute horrible me saisit. Le côté gauche de ma bouche était paralysé. J’avais beau essayer de grimacer, de sourire, les muscles de la commissure restaient inertes. Transie jusqu’aux os, je voulus appeler l’infirmière de garde, mais la sonnette avait glissé entre la table de chevet et le lit ; sans lunettes, j’étais incapable de la récupérer. Il me fallut donc attendre que le personnel de service débarque de lui-même, une bonne heure plus tard. Heure que, bien entendu, je mis à profit pour flipper un max. Déjà qu’on m’avait rasé un demi-crâne et que la chimio allait se charger du reste ; si, en plus, j’étais défigurée…

             L’arrivée d’une stagiaire m’extirpa, par bonheur, de mon cauchemar éveillé.

             — S’il vous plaît, regardez-moi bien, suppliai-je. Mon visage n’est pas déformé ?

             Elle m’assura que non. Méfiante, je réclamai un miroir ; comme il n’y en avait pas, elle me photographia avec son téléphone. Bien que je ne pusse apercevoir qu’une vague forme sur l’écran, ce geste complaisant me rassura quelque peu. Ce qui ne m’empêcha pas de guetter les visites sur des charbons ardents.

             Castor et Olivier, accourus aussitôt qu’on leur donna le feu vert,  confirmèrent : hormis le gros pansement qui m’enturbannait (et sur lequel les infirmières, par facétie, avaient enfilé une sorte de chapeau de shtroumpf en coton bleu), j’avais ma tête habituelle. J’en profitai pour refuser la pompe à morphine : je préférais douiller physiquement que moralement.  Tout compte fait, c’était plus supportable…

     

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                                                                      TOTAL RECALL

     

     

     

             Je n’ai pas la mémoire des chiffres. De sorte qu’au réveil de l’anesthésie, quand on me demanda quel numéro appeler pour rassurer mes proches, je fus incapable de répondre.  Castor, qui s’était fait éjecter de la chambre dès mon entrée au bloc, ayant embarqué toutes nos petites affaires — y compris mes lunettes et mon téléphone portable —, je ne pus donner que mon fixe et celui de Mélanie. Manque de bol, les conditions climatiques déplorables rejaillissaient sur la connexion internet du village, si bien qu’aucun des deux ne marchait. Il fallut donc attendre le matin pour que ma p’tite famille puisse joindre le standard de l’hôpital.

             En attendant, j’étais bel et bien éveillée, et je pétochais grave. L’impression terrifiante de ne plus être soi-même, vous connaissez ? Je crois n’avoir jamais rien éprouvé de pire. Ce n’était pas tant le fait qu’on m’ait tripatouillé le cerveau — ça, après tout, c’était juste une vue de l’esprit : je n’avais mal nulle part et je ne me sentais même pas abattue. En revanche, je ne reconnaissais rien. Cette salle de réa  où je stagnais dans une demi-conscience hallucinée m’évoquait les décors des livres de Philippe K. Dick. J’étais, comment dire ?  Passée de l’autre côté, voyez ?  Dans un univers parallèle qui ressemblait au nôtre,  mais en décalé. La juxtaposition approximative entre cet ersatz de réalité et la réalité réelle laissait transparaître la supercherie. Ces infirmières, qui entraient de temps à autre sur la pointe des pieds vérifier les cadrans,  n’étaient que des robots ; des androïdes programmés pour me leurrer. Leurs allées-et-venues silencieuses en attestaient : elles ne marchaient pas, elles se déplaçaient en apesanteur  à quelques centimètres du sol. L’on m’expliqua plus tard que ce délire paranoïaque — particulièrement aigu chez quelqu’un dont l’imaginaire, depuis tant d’années, barbotait dans les eaux troubles du fantastique et de la SF — était dû à l’anesthésie, ainsi qu’à la morphine qu’on m’avait injectée pour calmer la douleur.

     


     

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       - Et ça vous fait rire ? Les univers de K. Dick et les hostos, c'est bonnet bleu et bleu bonnet.

     

     

     


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                                                              BRÈVES DE CANCER (SUITE)

     

    — Avez-vous été à la selle ?

                  Une femme adore qu’on lui pose de telles questions devant son amant !

                  Histoire d’éluder, je fais « oui, oui » de la tête. Mais l’infirmière insiste :

                   — Vous êtes sûre ? Parce que sinon, je vous donne un laxatif.

                   J’élude à nouveau :

        — Ne vous inquiétez pas, tout va bien.

                     À l’évidence, elle ne me croit pas, et sort de la piaule, la moue dubitative, pour réapparaître cinq minutes  plus tard, brandissant un suppositoire à bout de doigts.

    — Mettez-le quand même, ça stimulera votre intestin.

                 Euh… on ne pourrait pas parler d’autre chose ?  Je sais pas, moi, littérature, cinéma, politique ? Ou même de la pluie et du beau temps ?

     

     

                                                         

     

     

     

                     J’ignore si, durant ses études, le personnel soignant subit une quelconque formation psychologique, mais à mon avis, non. Partant du principe que tout malade est un cas avant d’être une personne, on le traite comme tel, au risque de piétiner le peu d’honneur qui lui reste.  Je pense, entre autres, à ce kiné beau comme le jour, la trentaine, dents blanches, sourire charmeur, se pointant dans la salle de bains alors que je suis en petite tenue pour me proposer « une promenade dans les couloirs » (sans ajouter « mamie » mais en le pensant si fort que je l’entends clairement). 

                    Là, bon, normal,  je craque :

                    — Non mais, ho, allez la faire tout seul, votre promenade ! Vous voyez  bien que j’ai pas de culotte !

                    Tandis qu’il remballe son sourire et s’éclipse, je peste, à l’intention de Castor :

       — Il me prend pour une grabataire, ce connard, ou quoi ?

                     Un « Tu es belle, je t’aime » hilare me rend illico ma dignité en débandade.

        Voilà ce que j’appelle de la psychologie !

     

     


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                                                                BRÈVES DE CANCER

     

             Petit intermède. Allez, juste pour le fun, quelques « grands moments de solitude » hospitaliers qui valent leur pesant d’or.

     

             Une nuit, une infirmière surgit à l’improviste dans notre chambre (et sans frapper, bien sûr).

             «  Ohoo, madame est en galante compagnie ! »  lance-t-elle, à sa collègue, tandis que, très gênés, nous ramenons en hâte les draps sur nous.

             Pas très stimulant  pour la libido, ce genre de visite-surprise !

     

                                      

     

                                                                                     

     

     

     

             Une autre nuit, nous sommes réveillés par ce que nous prenons, d’abord, pour des sanglots, avant de réaliser qu’il s’agit de cris de plaisir.

           ­ — Eh bien, y en a qui s’embêtent pas, s’esclaffe Castor.

             Perso, ça me ravit. Ce genre d’hymne à la vie, dans un lieu de souffrance et de mort,  c’est vachement rafraîchissant, je trouve.  Sauf  que l’instant d’après, des «  bom, bom » furieux contre la paroi nous  rappellent à l’ordre, nous.

             Ça, à tous les coups, c’est l’infirmière de l’avant-veille (ou ses remplaçantes qui se sont donné le mot) !

     

     

     


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  •                                                            LUNE DE MIEL AU PARADIS

     

     

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             L’opération eut lieu quinze jours plus tard. Entre-temps, Castor s’était proposé comme « accompagnant », de sorte que nous passâmes notre lune de miel  dans une chambre d’hôpital — lieu sordide s’il en est mais que sa présence rendait, sinon accueillant, du moins supportable. Mon fils Frédéric, ainsi que Paul, son père, étant venus de Paris m’apporter leur soutien, le corps médical nous accorda une perm de vingt-quatre heures avant le grand jour. Ce bref retour à la normale me donna l’illusion de m’éveiller d’un cauchemar (l’illusion seulement, car  en dépit de la bonne humeur ambiante, de la musique, des enfants, des chiens, et du soleil qui, laborieusement, s’était mis de la partie, ce bonheur factice suintait l’angoisse). Olivier jouait « Le Sud » sur son accordéon, accompagné à la guitare par Barbara et Paul ; Claude battait la mesure,  Castor prenait des photos, Fred portait des lunettes noires. Et Mélanie, sur le qui-vive, tentait d’endiguer les désastres d’Alix (dit « l’intrépide , dit « la Terreur » », dit « Tornado ») qui commençait  à marcher seul.

             Bonus suprême, nous eûmes droit, Castor et moi, à l’une de ces nuits tarnaises sublimement étoilées, que ne vinrent troubler ni l’irruption d’une infirmière, ni la crainte d’être entendus par les voisins.

            


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