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                                       SUR DES CHARBONS ARDENTS

     

    Neuf heures. Amir émerge, retire ses boules Quiès. (« Autant que l'un de nous deux passe des nuits correctes », a-t-il dit à Rose, en inaugurant cette nouvelle "stratégie du silence" qu'il pratiquera, toute sa vie durant.) Rose a approuvé avec bienveillance : il vient de reprendre les concerts au Saint-Georges et se couche fort tard. Faut donc qu'il récupère. En plus, ça servirait à quoi qu'il dorme mal ? Il ne peut tout de même pas donner le sein à sa place !

    — Omane est à la clinique, lui annonce-t-elle.

    Il bondit :

    — Depuis quand ?

    Cette nuit.

    Ça devrait être fini, alors.

    — Pas sûr. Pour un premier enfant, c'est quelquefois très long. Moi, avec Grégoire, j'ai mis une vingtaine d'heures.

             — Vingt heures ? s'effare Amir. Vingt heures à souffrir le martyre ?

    Flattée, Rose sourit.

    Ce n'était pas le pire.

    Ah ? C'était quoi, alors ?

    Tu n'étais pas près de moi.

     

                                                    *

     

    La matinée se passe à guetter le retour de Rachad.

    — Qu'est-ce qu'il fiche, bon sang, qu'est-ce qu'il fiche ? s'énerve Amir.

    Si on téléphonait ? suggère Rose.

    Bonne idée, tu as le numéro de la clinique ?

     Sur la facture, dans le tiroir du buffet.

    Il appelle, tandis qu'elle prépare le déjeuner de Grégoire. Parlemente quelques minutes. Puis revient, l'air préoccupé.

    Les choses ne se passent pas très bien, apparemment.

    Comment ça, pas très bien ?

    — La standardiste ne m'a pas donné de détails, mais j'ai bien senti qu'il y avait un problème.

    Il se mord les lèvres.

    On devrait peut-être y aller ?

    —Avec les deux petits ? Ce ne serait pas raisonnable… Non, vas-y, toi, et avertis-moi dès que tu en sauras plus.

     


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                        DERNIÈRE SEMAINE AVANT LA FIN DU MONDE

     

    Omane, en revanche, est attirée par le bébé comme les mouches par le miel. Son instinct maternel exacerbé trouve en lui un objet à sa (dé)mesure. Forte de sa précédente expérience, Rose lui apprend comment plier un lange, nettoyer le nombril à l'alcool, donner à téter, faire roter. Omane, qui absorbe avec ravissement ces rudiments de puériculture, fait montre, dans les travaux pratiques, d'une bonne-volonté sans limite, et s'avère, finalement, aussi douée que Rose, sinon plus. De sorte que cette dernière, qui passe la majeure partie de son temps allongée, lui délègue bientôt les soins du bébé — car d'elle, elle n'est pas jalouse. Grégoire en profite pour cajoler sa mère à outrance, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. 

     

                                         

     

    Ce bonheur bascule huit jours plus tard. Dans la nuit du 11 au 12 janvier, très exactement.

     

     

                                                         *

     

                                               

     

    Deux heures du matin. Un coup de klaxon fait sursauter Rose qui allaite Olivier. Elle se lève, se penche à la fenêtre.

    — On va à la clinique ! lui crie Rachad par la portière ouverte.

    Ah, enfin... Tu nous tiens au courant ?

    Évidemment !

    La voiture démarre. Rose, le cœur battant, écoute le bruit du moteur décroître dans le lointain. Puis les rues de Zouk retrouvent leur calme, et elle  n'entend plus, dans l'obscurité, que l'inlassable chuchotement de la morne pluie d'hiver.

    — Dans quelques heures, tu auras un cousin, promet-elle à Olivier.

     

    En fait, ce sera une cousine.

    Nadège.

    Une pauvre petite cousine qui n'aura pas eu de chance…

     

     

     


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                                                              RETOUR AU NID

     

    Vu la tournure des événements, au bout du troisième jour, Rose décide :

    — Je m'en vais. 

     Lorsque, par l'intermédiaire d'Amir, elle fait part de sa décision au médecin, celui-ci pousse les hauts cris :

    — Jamais de la vie, c'est bien trop dangereux ! Vous risquez des complications.

    Le temps réglementaire pour un accouchement est de dix jours. Or, dix jours dans une maternité = le prix d'un frigo. Celui de Rose et Amir n'étant plus de toute première jeunesse, ils envisageaient de le changer lorsque Rose est tombée enceinte. L'achat a donc été remis aux calendes grecques. Mais peut-être qu'en économisant une semaine de clinique…

    Cet argument, ajouté au fait que Grégoire a besoin d'elle, emporte les dernières hésitations de Rose. D'autant que — mais ça, elle n'oserait jamais l'avouer, de peur de passer pour une mère abusive — elle déteste voir les infirmières tripoter Olivier. Il est à elle, à elle seule, ôtez vos sales pattes de mon bébé, mesdemoiselles, ou je griffe. 

    Trois bonne raisons de rentrer au plus vite à Zouk. Sans compter que l'accouchement d'Omane peut se déclencher d'une minute à l'autre, et Rose tient à être présente pour la soutenir.

    Elle signe donc une décharge, et, le 4 janvier au matin, embarque dans la Volvo avec armes et bagages, sous le regard désapprobateur du personnel hospitalier.

    — Tu vas découvrir ta maison, dit-elle au nourrisson qui dort dans son couffin.

    Cette perspective lui noue la gorge d'émotion. Et que dire de la "présentation" d'Olivier à son frère ! Grégoire étant, par crainte de la contagion, persona non grata à la maternité, n'a pas encore vu le nouveau-né. Mais sa tante l'y a préparé, ça oui ! Il est donc follement impatient d'admirer la merveille, dont il s'est fait, sans doute, un portrait erroné.

    D'où sa déception.

    Il espérait un compagnon de jeu et se trouve en face d'une sorte de gnome braillard, qu'il n'a pas le droit de toucher et qui lui pique sa mère. Mettez-vous à sa place. 

    — Il est beau, hein ! s'extasie Rose.

    — Nan, répond Grégoire.                                        

    Et il retourne à ses petites autos, l'œil mauvais.

     

     

     


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                                          LE BAISER AU POMPISTE

     

    Une demi-heure plus tard, laissant femme et enfant endormis l'un contre l'autre, Amir s'en retourne à Zouk, annoncer la nouvelle au reste de la famille. Mais il est si heureux qu'en chemin, une envie impérieuse de partager sa joie le saisit. Or; il pleut des cordes et les rues de Jounieh sont désertes.

    Soudain, une lueur attire son attention. Celle d'une pompe à essence. Il s'y arrête, klaxonne.

    — Je suis papa ! annonce-t-il au pompiste, qui sort de sa guérite en bâillant.

    Et il lui saute au cou avant de redémarrer en trombe.

     

     

                                                   *

     

    Lorsqu'Amir arrive chez lui, Rachad et Omane sont toujours debout.

    — Alors ? s'écrient-ils d'une seule voix. 

                — C'est un garçon. Il est magnifique !

             Embrassades, congratulations. Omane essuie une larme.

                — Tu as un petit frère, chuchote-t-elle à son neveu qu'elle trimballe, depuis des heures, sur ses bras.

             Indifférent à l'heureux événement, Grégoire cache sa tête entre les puissantes mamelles.

    — Qu'est-ce qui lui prend ? s'étonne Amir

                — Je ne sais pas, il est comme ça depuis votre départ.

    C'est du dalaa*.

    — Je ne crois pas. Je le trouve très chaud. Sens son front, toi qui as l'habitude.

    — Tu as raison, il est brûlant. Eh bien, bichon, qu'est-ce qui t'arrive ? Viens voir papa.

    L'enfant change de bras.

    Tu as mal quelque part ? Montre-moi.

    Mutisme de Grégoire, décidément peu coopératif.

    — Il faudrait peut-être prendre sa température, suggère Rachad. 

    Je m'en occupe. Allez vite vous coucher.

    Pour plus de sûreté, Amir installe Grégoire dans le lit conjugal, à la place laissée vacante par Rose. Et ne ferme pas l'œil de la nuit.

    Au matin, il appelle le docteur. Qui diagnostique une rhino-pharyngite carabinée.

    — On va se relayer à son chevet, décrète Omane. Va près de ta femme pendant que je m'occupe de lui, et dès que tu rentreras, nous irons la voir, nous.

     

     

     

                                                                                         * Dalaa : caprice


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                                                            ÇA Y EST ! (BIS)

     

    À la clinique, une mauvaise surprise les attend : le vieux docteur Shaïm, qui a suivi Rose pendant sa grossesse, s'est cassé la jambe. Son remplaçant ne parle pas un mot de français, de sorte qu'Amir se voit dans l'obligation de jouer les interprètes.

    —Le médecin veut t'ausculter, dit-il à Rose, en lui indiquant la table d'examen.

    — Tu restes avec moi ?

    — Non, il préfère pas. Je t'attends dans le couloir. Courage, mon amour !

    Rose, désemparée :

    — Mais… comment je vais comprendre ce qu'il me raconte, si tu t'en vas ?

    Dans l'affolement, ses vagues notions d'arabe se sont évaporées ; elle se sent aussi perdue qu'un cosmonaute échoué sur une planète lointaine. Si c'était en son pouvoir, parole d'honneur, elle refuserait d'accoucher dans de telles conditions. Mais on ne retient pas un bébé contre son gré, et le sien, de toute évidence, est mûr pour le grand saut. Les contractions qui se succèdent à un rythme soutenu ne laissent aucun doute là-dessus.

    — Je ne m'éloignerai pas, assure Amir qui n'en mène pas large. Si tu flippes, appelle-moi.

    Il s'éclipse à regret. Avec un soupir fataliste, Rose se déculotte, se hisse sur la table, glisse ses pieds dans les étriers. Encore heureux qu'elle ait déjà pratiqué cet exercice, du temps de Grégoire ! Dans les circonstances présentes, rien ne lui semblerait pire que l'inexpérience.

    Après un rapide contrôle, le médecin lance un ordre à une infirmière. Celle-ci acquiesce puis, débloquant la table sur roulettes,  la pousse vers la pièce voisine.

    — Où m'emmenez-vous ? interroge Rose.

    Dans la salle de travail.

    (Ah ! elle comprend le français.)

    — Mon mari peut m'accompagner ?

    —  Certainement pas. Ce n'est pas la place d'un homme.

    — Pourquoi ? Il n'a pas le droit de rester pendant mon accouchement ?

    — Bien sûr que non. Imaginez le spectacle que vous risquez de lui offrir !

    Euh…

    Vous voulez le dégoûter de vous ?

    Une contraction particulièrement violente diffère de quelques secondes la répartie — cinglante ! — de Rose, temps que met l'infirmière à profit pour la véhiculer là où elle doit aller. Lorsque, ayant repris son souffle, Rose est à nouveau en mesure de s'exprimer, elle se trouve sous le feu d'un projecteur chirurgical.

    — Je veux mon mari, insiste-t-elle.

    Haussement d'épaules irrité de l'infirmière.

    — C'est une idée fixe, ma parole !

    — En Belgique, les hommes tiennent toujours la main de leur femme pour l'aider à pousser. En plus, j'ai besoin de lui comme traducteur.

    — Ça, je m'en chargerai.

    Devant tant d'obstination, Rose sent la moutarde lui monter au nez. Une colère grandiose enfle en elle. Mais une vraie, hein. Vraie de vraie. Une putain de colère de tonnerre de Brest !

    — Amiiiiiiir ! AMIIIIIIIIR ! beugle-t-elle, de toute la force de ses poumons.

    — Docteur, vite ! hurle l'infirmière.

    Le médecin se précipite, et arrive juste à temps pour recevoir l'enfant, éjecté par l'ire maternelle. Simultanément, Amir accourt, bouscule l'infirmière qui tente de s'interposer, et assiste en direct à l'expulsion de son fils.

    C'est un très grand moment. Un moment d'émotion indicible. Amir embrasse Rose en pleurant, Rose murmure : « C'est un garçon ? Il a bien tout ?», et Olivier pousse son premier cri. 

    Il est minuit pile.


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