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                                                LA HONTE !

     

     

    — Allez, viens, on s'en va, dit Rose, repoussant le chawarma à peine entamé.

    Elle essuie la bouche et les mains de Grégoire à l'aide d'une serviette en papier, constate qu'il colle toujours autant, plonge la serviette dans le verre d'eau, réitère la manœuvre — ce qui ne fait qu'aggraver les choses, car sous l'effet de l'humidité, le papier se décompose.

    — Bon, ça suffit comme ça, finit-elle par soupirer. on te lavera chez l'oncle Henri.

    Puis elle paie et hèle un taxi-service.

    Lorsque ce dernier la dépose sur les hauteurs d'Achrafieh*, elle est aussi poisseuse que son fils. De plus, le sucre mêlé à la transpiration maculent son corsage fripé, de sorte que la robe d'Omane, déjà passablement décalée à l'état neuf, ressemble à présent à une vieille serpillière.

    — Ça nous fera du bien de nous rafraîchir un peu, mon pauvre bichon, constate Rose, en franchissant le perron de la "maison Vermeer".

             Elle sonne. Zénab ouvre, un sourire accueillant aux lèvres. Sourire qui s'éteint aussitôt qu'elle aperçoit sa nièce.

    Ah, c'est toi.

    De l'intérieur parviennent des rires et des applaudissements. Puis une drôle de voix s'élève : « Bonzour les p'tits nenfants ! » Grégoire, intéressé, dresse l'oreille.

    — Tu tombes mal, poursuit la tante, visiblement embarrassée. Ton oncle est absent, et moi, j'organise un goûter d'anniversaire pour le fils d'une amie…

    Chouette, apprécie Rose. Il y a un clown ? Grégoire va adorer.  

    Elle ébauche un pas vers l'avant, mais Zénab lui barre la route.

    Je préférerais que tu ne viennes pas.

    Pourquoi ?

    D'un regard éloquent, la tante jauge sa tenue.

    — Je reçois des gens importants : la femme d'Abou Hallal, le ministre de la Justice, celle du juge Pharaon… Elles ne comprendraient pas.

             Bien qu'elle ait parfaitement saisi de quoi il retourne, Rose n'en laisse rien paraître. D'autant que Grégoire, attiré par les rumeurs de la fête, se trémousse dans ses bras pour qu'elle le pose à terre.

    — Qu'est-ce qu'elles ne comprendraient pas ? interroge-t-elle avec une feinte candeur.

    — Que ma nièce ait une allure de pauvresse, réplique sèchement Zénab.

    Sous l'insulte, Rose se cabre.

    —J'aime mieux ressembler à une pauvresse qu'à une petite bourgeoise coincée !

    Et, en dépit des protestations de Grégoire, elle fait volte-face, drapée dans une dignité de reine offensée.

             Mais une fois dans la rue, sa colère retombe, la laissant désemparée et subitement honteuse de son apparence. C'est ma foi vrai qu'elle a une dégaine pas possible. « Tu es attifée comme l'as de pique » dirait sa mère, qui aime les formules lapidaires. Seule la beauté sculpturale d'Omane peut, sans dommage, se parer de la sorte. Sur elle, c'est somptueux ; sur Rose, navrant.

    —Et Amir qui ne vient me chercher que dans deux heures, se morfond-elle. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire en l'attendant ?

    Elle s'éloigne cahin-caha et, par un hasard qui n'en est pas un, se retrouve devant l'impasse de Mme Izmirlian*.

    — Tu sais quoi, mon poussin ? On va aller chez une très gentille dame.

             Un peu réconfortée par cette perspective, elle gagne d'un pas allègre l'immeuble aux volets verts.

    Son ancienne logeuse l'accueille à bras ouverts.

    Rose, quel bonheur ! J'en connais un qui va être content.

    À ces mots, Rose s'illumine.

    Habib est là ?

    Nous prenions justement le café ensemble.

    L'instant d'après, encadrée par ses deux amis — sa famille arménienne — Rose ronronne. Ici, au moins, on l'aime, on la dorlote. On l'admire !

    J'adore ta tenue, assure Habib avec ferveur.

     Ah bon ? Tu ne trouves pas que j'ai l'air d'une pauvresse ?

    — Quelle idée ! Tu as un côté princesse guerrière, au contraire. Jeanne d'Arc en position intéressante.

    Elle rit.

    — Mon mari dit "Gavroche déguisé en reine de Saba". 

             — Il a de la jugeote, cet homme-là, en plus d'être beau gosse, assure sentencieusement Habib.

    — Le problème, ajoute Rose, c'est que nous sommes dégoûtants, le petit et moi. Il a mangé de la glace et m'en a fichu partout.

    —Tu veux que je te prête quelque chose de propre ? propose Mme Izmirlian.

    —  Ce n'est pas de refus, si ça ne vous dérange pas.

             D'un signe, la logeuse montre la salle de bains.

    —Va vite prendre une douche, je t'apporte le nécessaire.

     

    Dix minutes plus tard, toute fraîche et ayant récuré son fils de fond en comble, Rose réapparaît dans une blouse à fleurs d'une laideur extrême, qui sent bon la lavande et le savon de Marseille.

    Appréciation mitigée d’Habib :

    Décidément, tout te va.

    Mais sa lippe dément.

    Rose s'en fiche. Dans les yeux de ce gros-là, elle se sent toujours belle. Ne lui a-t-il pas déclaré un jour : « Si je virais ma cuti, tu serais la seule femme capable de me séduire » ?

     

             * Achrafieh : quartier chrétien de Beyrouth

             * Mme Izmirlian : logeuse de Rose dans « Soleil Rose »

     


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                                                                      PHOBIE

            

    Tout en tentant vainement de lui glisser en bouche un petit morceau de viande, de pain ou de tomate entre deux cuillerées de crème à la fraise, Rose regarde autour d'elle. Dans le calme de Zouk, elle a perdu l'habitude de la foule, si bien que celle-ci lui donne un peu le vertige. D'autant que les coups de klaxon, dont usent et abusent les automobilistes, créent un bruit de fond assourdissant.

    — Pfiou, on est mieux sous nos arbres et dans nos chants d'oiseaux, hein, dit-elle à son fils.

    Soudain, un passant attire son attention. Grand, probablement jeune — une belle silhouette, en tout cas —, il a la tête entièrement couverte de gaze blanche, hormis une étroite fente pour les yeux.

    Rose, qui dévorait son chawarma avec entrain, en perd aussitôt l'appétit

             « Mon Dieu, pense-t-elle, subitement glacée. Quelle atrocité cache donc ce pansement ? »

             Si une chose au monde la terrifie, c'est bien la défiguration. Elle se rappelle, adolescente, être sortie précipitamment du cinéma où l'on projetait un film de chevalerie, parce qu'au cours d'une scène de bataille, l'un des protagonistes avait fourré une torche allumée sous le heaume de son adversaire. Personne n'avait compris sa réaction, à l'époque, même pas elle. Mais c'était plus fort que sa volonté, plus fort que sa raison. Insurmontable.

             D'ailleurs, n'est-ce pas en menaçant de vitrioler Monique que Louis de Backer l'a eue ?*

             Elle s'est souvent demandé d'où lui venait cette phobie. Et, à force, a fini par comprendre.

             Elle devait avoir six ou sept ans, par là. À cent mètre de chez elle, rue Wiertz, se trouvait Le Calvaire, une institution religieuse accueillant — elle l'apprit plus tard — des cancéreuses de la face en phase terminale. On n'apercevait jamais personne, dans le jardin dominé par une grande Vierge en pierre. Suzanne Vermeer, cependant, s'y rendait régulièrement, chargée de fleurs ou de pralines. Cela intriguait Rose, d'autant qu'à ses questions, sa mère répondait, évasive : « Je vais rendre visite à mon amie Adeline ». Or, "Adeline" était un nom de princesse, dans l'imagination déjà féconde de la fillette. De là à considérer la mystérieuse inconnue comme une héroïne de conte de fées, prisonnière d'un quelconque sortilège, il n'y avait qu'un pas. Rose le franchit allègrement. Mais à ses demandes réitérées de l'accompagner, sa mère objectait à chaque fois : « Tu es bien trop petite », ce qui exacerbait encore son désir.

    Un jour, pourtant, devant son insistance, Suzanne céda. Main dans la main, elles sonnèrent à la grille du jardin silencieux. Une bonne sœur en cornette vint ouvrir, et les introduisit dans un parloir aux fenêtres occultées par des vitraux lie-de-vin, à la mode flamande. Le lieu était étrange, l'atmosphère pesante. Une grosse horloge ronflait dans un coin et, sur la cheminée, trônait une gravure du Christ exhibant en souriant son cœur percé d'épines. Rose, dans sa logique d'enfant, jugeait ce sourire parfaitement déplacé. Les épines, ça fait mal. Lorsqu'on s'en enfonce une dans le doigt, c'est très douloureux, alors, pensez, dans le cœur ! À la place de Jésus, elle, elle aurait pleuré…

    Elle en était là de ses réflexions quand Adeline entra. Sa mère se leva, la salua d’un air enjoué et l' embrassa. Rose, pour sa part, resta muette d'épouvante. Car Adeline n'était pas une princesse, ah,  ça non ! C'était une femme très maigre, aux cheveux gris, dont le visage difforme se dissimulait vaguement derrière des lunettes noires.

             — Je vous ai amené ma fille, dit Suzanne en se tournant vers Rose. Allons, viens donner un bisou à Adeline, ma chérie.

             Et comme la fillette se rétractait sur sa chaise.

    —N'aie pas peur, elle ne va pas te manger, ajouta-t-elle.

    Les deux femmes rirent de la plaisanterie, puis la défigurée tendit sa joue. Ce qui se passa ensuite, Rose ne s'en souvient pas. Son esprit a tout effacé. Sauf le hurlement. Un hurlement à ébranler les murs. Mais l'a-t-elle réellement poussé ou seulement imaginé ? Et cette scène digne d'un film d'horreur, l'a-t-elle vraiment vécue ou simplement rêvée ?

     

                                                                                                                  * voir "La vie en Rose"


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                                                        ALLÉCHANT PROJET

     

    Une heure plus tard (dont la moitié d'embouteillages), Rose débarque rue Hamra, devant l'imposant immeuble d'Orient-Magazine. L'ascenseur émerveille Grégoire qui applaudit, et proteste au moment d'en sortir.

    — Chut, lui recommande Rose. On va chez mon patron, celui qui nous donne des piastres pour acheter à manger. Alors, sage, hein ! Sans quoi…

    Elle ne précise pas la menace, mais son doigt levé et son froncement de sourcils sont assez éloquents par eux-mêmes. Suffisamment, en tout cas, pour que l'enfant se tienne tranquille… oh, cinq minutes, au moins.

    L'accueil est chaleureux, d'autant que Rose apporte un projet qu'elle concocte depuis un bout de temps. Son état actuel ne la prédisposant pas au stress des reportages, elle cherchait une rubrique peinarde et l'a trouvée. Le Coin des petits ça s'appelle, et c'est inspiré du Coin des artistes de la Semaine de Suzette, hebdomadaire belge auquel, enfant, elle était abonnée.

    — Le principe est simple, explique-t-elle à Alexandre Hélou. Nos lecteurs ont des enfants qui dessinent, écrivent, bricolent, bref s'expriment. On lance un appel pour qu'ils nous envoient leurs "œuvres", on les publie et on récompense les meilleures.

    Bien qu'elle y mette du cœur, sa proposition ne suscite pas un enthousiasme débordant, loin s'en faut. Le directeur d'Orient-Magazine fait la moue.  

    Nous ne sommes pas un journal pour les jeunes, rétorque-t-il.

    L'Hebdo du Liban non plus, et pourtant, les contes qu'ils publient ont augmenté leurs ventes. Leur revue n'est plus seulement celle des parents, mais intéresse toute la famille. Et si les adultes oublient de l'acheter, ce sont les mômes qui la réclament.

    Sensible à l'argument concurrentiel, Alexandre Hélou hoche la tête.

    —Soumettez-moi une page-pilote que je puisse juger sur pièce. Je consulterai mon équipe, et si l'idée leur plaît, on lance l'opération.

             Il sourit à Grégoire, lui tapote la joue.

    — Voici sans doute notre premier candidat ?

             — Pourquoi pas ? roucoule Rose. Ses gribouillis sont très jolis, hein, mon bichon ! Hier, il a fait un portrait de son papa, vous seriez étonné de la ressemblance.

    Il tient de sa mère, rétorque aimablement le directeur.

    Rose sort de là regonflée à bloc.

    — Si nous allions manger un chawarma ? propose-t-elle à son fils, en lui indiquant une terrasse.

             — Awama ? répète Grégoire.

             — Oui, les bons sandwichs de viande qui tournent, là, sur le gros machin…

             Elle s'approche de la plaque électrique où rôtissent les lamelles de mouton, tassées en un cône compact. Un fumet succulent s'en dégage. Mais si elle espérait tenter le petit garçon, c’est loupé : il n'a d'yeux que pour les glaces des autres consommateurs.

    — Veux ça ! exige-t-il, le doigt pointé vers une table voisine.

    Va pour la glace, cède Rose. C'est jour faste, aujourd'hui.


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                                                 VIRÉE EN VILLE

     

    Fin septembre.

    — Je descends à Beyrouth, annonce Amir un beau matin. On a rendez-vous avec l'orchestre pour un nouveau contrat à l'hôtel Saint-Georges.

    Rose, qui rêvassait dans son hamac, saute sur ses pieds.

    — Je vais avec toi : ça fait une éternité que je ne suis pas passée au journal, ils doivent se demander ce que je deviens. Et puis… il faudrait quand même que j'aille voir mon oncle et ma tante.

    Pfff, pour ce qu'ils s'intéressent à toi.

    —Oh, de son côté à lui, pas de problème.  C'est elle… Mais bon, j'ai pitié d'eux : il y a si longtemps qu'ils n'ont pas vu Grégoire.

    Sa grossesse l'emplit de mansuétude à l'égard de l'humanité tout entière, Zénab comprise.

    — Grouille-toi, alors, conclut Amir en consultant sa montre. On part dans cinq minutes.

    OK, boss.

    Rose se rue sur son fils, le change à toute vitesse, se recoiffe, empoigne son sac… non sans trébucher une demi-douzaine de fois dans l'ourlet de sa robe.

    — Faudrait que je la raccourcisse, grogne-t-elle, en installant Grégoire à l'arrière de la voiture. Je vais finir par me casser la figure, maladroite comme je suis.

    Elle prend place à son tour.

    — Mais j'ai peur que ça laisse une marque dans le tissu.

    Bien loin de ces considérations pratiques — et éminemment féminines —, Amir démarre.

    Tu en auras pour longtemps ? s'enquiert Rose.

    — Je ne sais pas exactement. Le directeur du Saint-Georges nous invite à bouffer. Le temps de discuter, on devrait avoir fini vers trois heures et demie-quatre heures, je suppose.

    — Ce sera parfait pour moi. Je grignoterai un morceau près du journal et j'irai prendre le café rue Abdel-Wahab. On se retrouve à quatre heures et demie chez mon oncle ?

    — D'accord, mais je te préviens, je n'entre pas. Je me gare devant chez lui et je t'attends dans la voiture. Tâche d'être exacte.

    — Promis-juré. De toute façon, je ne compte pas m'attarder : au bout d'un moment, Grégoire devient pénible.

    Sentant qu'on parle de lui, le petit garçon se manifeste :

    — Veux gâteau !

    Rose plonge dans son sac, en sort un petit-beurre qu'elle lui tend, tout en remarquant :

    Tu vois, il commence déjà.


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                                           GROSSESSE LIBANAISE

     

    Désormais, lorsque Rose et Omane, de plus en plus imposantes au fil des semaines, se promèneront dans les rues de Zouk, c'est tout l'opéra classique qui défilera à travers elle. Ce qui ne troublera personne, l'habillement féminin, dans cette population en majorité musulmane —djellabas richement brodées, tchadors, babouches multicolores —, étant somme toute assez proche du costume de théâtre. Mieux : son renoncement (provisoire) aux modes européennes, jugées provocatrices et impudiques, rapprochera Rose de la tranche la plus radicale des villageoises qui, jusque là, voyait d'un mauvais œil l'incursion d'une franzawia * dans leur communauté. Dès lors, n'ayant plus d'inquiétude pour la vertu de leurs hommes, elles s'intéresseront avec bienveillance aux phases d'une grossesse dont leur regard aiguisé jaugera, mois après mois, les progrès. Les pronostics quant au sexe du bambin à venir iront bon train, ainsi que les conseils — assez fantaisistes, au demeurant — pour modeler ce dernier à sa convenance. À savoir : manger exclusivement de la viande pour un garçon et des fruits pour une fille, ou s'exposer soit aux rayons du soleil, soit à ceux de la lune. D'autres recettes viendront compléter ce "parfait manuel de la future mère" : fixer durant trente minutes, chaque matin et chaque soir, la photo de la personne à laquelle on souhaite que ressemble l'enfant. Se laver les parties avec du lait de chèvre afin qu'il ait la peau bien blanche. Se masser le ventre à la purée de mangue pour que sa chevelure soit claire et abondante. Et, surtout, avoir de fréquents rapports avec le père car cela facilite l'accouchement.

    En-dehors de la dernière, dont elle apprécie le bon sens et qu'elle suit à la lettre, Rose considère toutes ces suggestions comme des balivernes de sous-développés. Omane, que l'arrogance des "européens bouffis de certitudes" insupporte au plus haut point, lui en fait souvent le reproche, ce qui donne lieu à des discussions sans fin. Entre le cartésianisme de l'une et les superstitions de l'autre, Rachad et Amir se gardent bien de prendre parti. Ils se contentent de sortir, qui son pinceau, qui son Nikon, et portraiturent les harpies sur le vif. Croquis et instantanés, dignes des commères de Brive-la-Gaillarde chères à Brassens, serviront, par la suite, à illustrer un sketch intitulé : Disputes de grosses bonnes femmes dont Rose sera très fière et qui, quelques années plus tard, adapté par deux humoristes (mâles) en vogue, récoltera un franc succès au Théâtre du Liban.

     

     

                                                         * Franzawia : française

     

     

     

     


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