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                                     LA MER QU’ON VOIT DANSER

     

    — Demain, on va el balèch* ? suggère Amir dans un bâillement de bien-être.

    Rose approuve avec enthousiasme. Elle raffole de ces dimanches à crapahuter sur les falaises, à la recherche de petites criques solitaires. C'est qu'au Liban, quasiment toutes les plages sont privées ! Le front de mer est annexé par les clubs nautiques, les hôtels et les restaurants. Ne restent, aux péquenauds qui veulent se baigner gratis, que de minuscules enclaves rocheuses dont la difficulté d'accès entrave l'exploitation.

    Bon, je préviens Rachad et Omane. Départ à six heures ?

    Oh non, c'est bien trop tôt…

    — Disons six heures et demie. Tu prépares le piquenique pendant je passe chez eux ?

    L'enjeu consiste à arriver les premiers, avant que les calanques ne soient prises d'assaut. Car chaque week-end, c'est le rush sur ces rares coins de nature encore sauvages, et les lève-tard en sont réduits, soit à s'incruster auprès de baigneurs déjà en place — ce qui crée de part et d'autre les tensions que l'on devine —, soit à se rabattre sur un endroit payant.

    Tout en regardant s'éloigner son mari, Rose se livre à un rapide calcul : combien peut-on faire de sandwiches avec une demi boîte de thon, trois tomates et un fond de mayonnaise ? 

    ­— Si au moins j'avais pensé à racheter du pain, se morigène-t-elle.

                    À tout hasard elle inspecte le frigo, mais n'y dégote, en plus de l'affligeant inventaire, qu'un yaourt entamé et un tube de sauce tomate en bout de course. Tandis qu'elle aligne, perplexe, les minables denrées sur la table, Amir revient.

                  — Omane prépare des samboussèks* pour tout le monde, claironne-t-il.

    Soupir de soulagement de Rose. Une belle-sœur que rien, jamais, ne prend au dépourvu est, décidément, un cadeau du ciel.

    — Celle-là, si elle n'existait pas, il faudrait l'inventer, affirme-t-elle avec conviction.

     

     

                                    * El-balèch : "le gratuit" (par opposition aux bains de mer payants)

    * Samboussèks : petits chaussons de pâte feuilletée fourrés d'épinard et de pignons de pin.

     

     

     


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    Résumé du chapitre précédent : Été 1966. Après leur mariage, Amir et Rose (qui attend un deuxième enfant) quittent Beyrouth pour s’installer dans le village de Zouk, qui domine la baie de Jounieh.  Rachad, le frère aîné d’Amir et Omane, son épouse — une fascinante diva syrienne, enceinte, elle aussi — occupent une maison voisine.

               

                                                    LE PARADIS, VOUS DIS-JE

     

             S'il existe un paradis sur terre, Rose, sans nul doute, l'a atteint (ou peut-être conquis ?) Ce village de montagne d'où l'on aperçoit, entre les oliviers et les pins parasols, la ligne bleue de la mer, à l'horizon… Cette maisonnette tapie dans la verdure, la sienne, la leur, la "maison Tadros" comme on dit ici… Ce jardin où joue Grégoire, cette pergola ombragée d'une vigne où Amir sirote paresseusement un verre d'arak… Ce nouvel enfant qui grenouille en elle, et cet autre, son presque jumeau, qu'abritent les flancs d'Omane… Rachad, empressé auprès de sa diva radieuse, dans la plénitude d'une maternité qu'elle n'espérait plus…

             Du hamac de grosse toile où elle se balance, Rose comptabilise ses trésors. Des ronronnements de chat repu lui montent aux lèvres. Le couchant teinte de rose un ciel sans nuages. C'est l'heure, douce entre toutes, où la bienfaisante fraîcheur du soir apaise les ardeurs de ce mois d'août torride.

             L'heure des bilans.

    Le sien est un constat de félicité absolue.

    Le paradis, vous dis-je.

    En mieux.

     

     

     


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