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    La famille idéale

    J'étais toute jeune mariée, et heureuse maman d'un petit blondinet aux yeux bleus dont j'étais très fière. Nous vivions au Liban, d'où mon mari était originaire. Un jour, l'un de nos amis journaliste nous dit :

       Je fais un dossier sur La famille idéale, et j'aimerais qu'il soit illustré par des photos de vous.

      L'on se doute de notre fierté ­— de la mienne en particulier ! Après les galères que j'avais traversées  : un fils illégitime (dans les années 60 !), suivi d'un exil au Moyen-Orient, puis d'un mariage clandestin, j'avais une revanche à prendre sur la vie. Un besoin impérieux de rentrer dans la norme, de prouver que j'étais, sapristi, "comme tout le monde". L'occasion qui m'était offerte d'incarner, aux yeux de milliers de lecteurs, l'entité la plus conforme qui soit, comblait ce vœu au-delà de mes espérances.

    Vient le grand jour. Je me fais toute belle, je pomponne le fiston, Alex met son plus beau costume, et nous voilà partis ventre à terre vers la gloire. (Vers le studio, plus exactement, notre ami journaliste nous ayant fixé rendez-vous directement chez le photographe.)On arrive, on s'installe, on prend la pose. Projecteurs, essais, re-essais, re-re-essais. Quelque chose, visiblement, cloche. Le photographe tire la tronche, parlemente avec le journaliste. Je ne saisis pas ce qui se dit, trop occupée à calmer mon rejeton que la chaleur incommode et qui en a mare de rester immobile. Alex va aux nouvelles et revient, quelques instants plus tard, bien embêté. En fait, je ne conviens pas.Pour la famille idéale, j'ai pas le physique. En revanche, mon mari et mon fils sont parfaits. Le photographe propose de me remplacer par son assistante.N'ayant pas d'autre choix, je m'efface. On ne lutte pas contre son destin.

    La photo où je ne suis pas paraîtra la semaine suivante, en couverture du principal magazine francophone de Beyrouth. Ce sera, pour le copain journaliste, le tremplin vers la presse internationale et pour le photographe, le début d'une brillante carrière. Quant à l'assistante, paraît qu'elle a fini mannequin chez Dior-Liban. Mais ce sont peut-être des ragots... 

     

     


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  • La capote et le goupillon

    Lorsque je travaillais dans la presse de charme — entendez par là le cul bas de gamme crapoteux pour branlettes de routiers —, nos bureaux étaient situés rue du Faubourg Montmartre, à l'étage au-dessus des locaux de "Chrétien d'aujourd'hui". Nous n'avions que peu de relations avec les employés de cette édifiante (et néanmoins excellente) revue, ces derniers ayant une fâcheuse tendance, lorsqu'ils nous croisaient dans l'ascenseur, à garder l'œil fixé sur la ligne bleue des Vosges. Cependant en dépit du fossé séparant nos deux médias, force leur fut, à plusieurs reprises, de se présenter à notre accueil, tenu, à cette époque, par une sémillante créature du nom de Djamilah. Voici dans quelles circonstances.

    J'avais parmi mes pigistes, un ancien lecteur de Fluide glacialoù j'avais sévi durant plusieurs années sous le pseudo de "sœur Gudule". Cet humble tâcheron, qui gagnait sa vie en pondant au kilomètre une laborieuse prose érotique, avait beaucoup d'humour en dépit de son ingrat labeur. Il prit donc l'habitude, histoire de rigoler un brin, d'adresser ses copies à la "Révérende mère Gudule". Vous devinez la suite : le facteur, persuadé en toute bonne foi (!) qu'un courrier ainsi libellé ne pouvait s’adresser qu'à "Chrétien d'aujourdhui", le glissait d'office dans leur boîte aux lettres. Je n'ose imaginer (ou plutôt, si, j'ose ; putain, la crise !) la réaction de ces dévotes gens lorsque, pour la première fois, ils ouvrirent l'enveloppe et prirent connaissance de son contenu...

    Nous vîmes débarquer l'une de leurs secrétaires, toute raide et les lèvres pincées. Se plantant devant Djamilah, elle jeta l'enveloppe sur son bureau en éructant : « C'est à vous, ça ? » avant de tourner dignement les talons (sous le feu nourri, est-il besoin de le préciser, de nos ricanements égrillards).

    Par la suite, le courrier nous fut rapporté sans avoir été préalablement ouvert. Et, l'habitude aidant — car tout ici bas s'émousse avec le temps, même les plus légitimes indignations — , une certaine familiarité s'instaura entre nos deux rédactions. Si bien qu'un beau jour, l'on surprit leur standardiste et la nôtre s'en allant déjeuner bras-dessus bras-dessus au snack du coin. De ce jour, le "Chrétien d'aujourdhui" du mois, gracieusement offert par nos concurrents, trôna sur le guéridon de l'entrée, à la disposition de tout un chacun. Mais, en toute honnêteté, je ne crois pas qu'il y eut réciprocité — ou alors, sous le manteau.


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  • Rencontre avec des trolls

          Il faisait un temps de chien, et je me demandais ce que je fichais là, dans ce coin perdu de Bretagne, à attendre qu'une bande de petits monstres — des trolls, à n'en pas douter, ou des farfadets malveillants — vienne me mettre en pièces. J'étais arrivée la veille, dans le but louable (et combien présomptueux !) de rencontrer les élèves d'une classe de quatrième, dans un collège au nom de saint obscur. Nous devions parler de mes livres. Or, les farfadets n'en avaient nulle envie, ne les ayant pas lus.

       Des bourrasques venues de la mer souquaient dans les vitres du C.D.I., et j'aurais donné n'importe quoi pour être ailleurs.

       Les trolls, mollement réprimandés par un pion sous-payé, chahutaient en me lançant des regards glauques. Et moi, je repensais avec nostalgie à  Ma vie chez les morts, le chef d’œuvre de Serge Brussolo, rangé dans ma valise, un billet de train en guise de signet. Je l’avais dévoré durant le voyage, et l’arrivée en gare de Rennes m’avait interrompue en plein suspense. Dire qu'à cet instant même, j'aurais pu — ô rêve délicieux ! — être en train de poursuivre ma lecture, vautrée sur le lit de ma chambre d'hôtel...

       Le sort et mon éditeur en avaient décidé autrement. Chienne de vie.

       Comme je m'avançais vers la horde hostile, du pas lent des condamnés à mort, je tressaillis soudain. Une bouffée d'adrénaline m'électrisa, du bout des orteils à la racine des cheveux. Sur l'un des présentoirs de la bibliothèque, je venais d'apercevoir...

       Le syndrome du scaphandrier, de Brussolo

       Je m'y raccrochai comme à une planche de salut.

       — Je vois avec plaisir que mon auteur favori trône en bonne place dans vos rayonnages, dis-je à la documentaliste d'une voix ferme.

    — Ah, ce livre-là ? répondit-elle sans enthousiasme.

       Puis, pointant un doigt accusateur en direction d'un ado que l'acné dévorait tout vif :

       — C'est lui qui l'a apporté. 

       Perdant toute retenue, je me ruai vers le coupable.

       — Alors, toi aussi, tu es fan de Brussolo ?

       Avais-je prononcé une formule magique ? Un frémissement parcourut l'assemblée. Une lueur d'intérêt naquit dans les sombres prunelles, y suscitant un début de sympathie. Lentement, la horde se métamorphosait.

       — Ouais, fit le gamin. J'ai tout lu !

    — Tout ? roucoulai-je, radieuse.

    — Mon préféré, c'est  Le chien de minuit.

       L'assistance frissonna, en proie à une sorte de transe.

       — Moi, j'ai adoré  Les foetus d'acier, fit une voix qu’asexuait la mue.

    — Cauchemar à vendre !

    — Profession cadavre !

    — Conan Lord !

    — La nuit du bombardier !

       Peu à peu, le groupe s'était resserré autour de moi. Mais je n'avais plus peur. Les monstres avaient perdu toute animosité à mon égard. N'étions-nous pas, eux et moi, adeptes d'une même foi, brûlant pour une idole commune ?

       Nous n'avons pas vu passer l'heure, occupés, contre toute attente, à « causer littérature ». La documentaliste, éblouie, a découvert que ses cancres, s'ils boudaient Flaubert et Balzac, entretenaient avec la lecture des relations passionnelles qu'elle était loin de soupçonner. Qu'ils étaient doués pour l'analyse de texte, faisant montre dans leurs propos d'un discernement, d'une maturité et d'un esprit de synthèse remarquables. Bref, QU'ILS N'ÉTAIENT PAS CONS comme, aveuglée par ses préjugés littéraires, elle en avait eu jusqu'alors l'intime conviction.

       À la fin de l'entrevue, elle m'a bien remerciée. Et elle a ajouté, avec une délicatesse dont je lui sais infiniment gré :

       — Ce n'est pas vous que j'aurais dû inviter, mais Serge Brussolo. Au prix où sont les trains !

     

     


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  • Le gros lapin rouge

      1999, Salon du Livre de Bordeaux. J'étais tranquillement en train de dédicacer quand je vois passer dans l'allée une dame d'un certain âge, très BCBG et visiblement affolée. Elle regardait partout, cherchant, à l’évidence, quelque chose ou quelqu'un. S'apercevant que je la suivais des yeux, elle s'arrête devant mon stand et me demande :

             — Vous n'auriez pas vu un gros lapin rouge ?

             Après une fraction de seconde de stupeur (et de ravissement : la question était trop surréaliste pour ne pas m'enthousiasmer),  je me dis :

             « C'est un sketche. Cette bonne femme est une comédienne payée par les organisateurs pour mettre de l'animation. Montrons-nous à la hauteur de la situation ! »

             Et, toute fière de ma clairvoyance, je réponds finement :

             — Il est passé par là, ma chère Alice. Il courait très vite et regardait sa montre en répétant : « Je vais être en retard au croquet de la reine ».

             Loin de marcher dans mon jeu, la dame m’a lancé un  regard furibond avant de repartir de plus belle.

             «  C’est parce que je l’ai percée à jour », me disais-je en moi-même — mais, je dois bien l’avouer, cette explication, pour logique qu’elle soit, ne me satisfaisait pas pleinement.

             Je n'ai compris le fin mot de l'histoire qu'une bonne heure plus tard, en la voyant repasser, un bébé sur les bras. Ce bébé serrait sur son cœur un gros lapin en peluche rouge, et était encore tout secoué de sanglots.

             — Nous l'avons retrouvé, merci pour votre aide ! m'a-t-elle lancé d'un ton sec.

             Moi et mes références littéraires à la con...

     

             


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  • Dans compassion, il y a passion. Et surtout con. 

       Des nouveaux s’étaient installés au Thier-à-Liège, dans la maison de la vieille madame Vanasbroeck, récemment décédée. Il s’agissait de M. Biloul, maçon de son état, et de sa fille, Monique.

             Rien qu’eux deux ? Rien qu’eux deux, et pour cause : M. Biloul était veuf de fraîche date, et Monique orpheline.

             Une orpheline parmi nous, vous imaginez ça ? Ce statut la rendait foutrement intéressante, reléguant au second plan mon enviable position d’habitante de la capitale.

             Dès son arrivée, tout le monde entoura Monique, lui fit des ronds de jambes et rivalisa de gentillesses à son égard. Louis, qui habitait en face de chez elle, l’autorisa a caresser son chien Kiki — honneur insigne qu’il n’accordait qu’au compte-goutte.  Jacques et Ginette, ses voisins directs, l’invitèrent à venir visiter leur poulailler, Josiane lui prêta sa poupée favorite ; bref, il n’y en avait plus que pour elle.

             Et moi, alors ?

             Du pipi de chat.

             J’en conçus, je l’avoue, une grande amertume.

             Or, par l’un de ces paradoxes dont la vie est friande, Monique me préférait aux autres. Au foot, à cache-cache ou à gendarme-et-voleur, elle voulait toujours faire équipe avec moi, et si ce n’était pas le cas, trichait en ma faveur. Nous devîmes donc, cet été-là, les meilleures amies du monde — au grand désappointement du reste de la bande, il va sans dire.

             Mais, bien que flattée par cet engouement dont j’étais l’objet, je ne pouvais me défendre d’une certaine frustration. J’enviais, en fait, son aura d’orpheline dont elle usait et abusait à tout propos. Tantine nous donnait-elle deux parts de tarte, pour le goûter ? Elle avait droit à la plus grosse, pauvre petite. Nous disputions-nous un jouet ? C’était à moi de céder, n’est-ce pas — pauvre petite. Allions-nous faire des courses ? On lui confiait, à elle, le porte-monnaie — pauvre petite. Nous déguisions-nous en princesse-et-prince-charmant ? Elle s’octroyait d’office le rôle de la princesse et je devais me contenter d’être son faire-valoir.

             Une telle situation ne pouvait pas durer. Je décidai d’y remédier par un mensonge plus gros que  moi.

             — Je vais te confier un secret, lui annonçai-je un beau matin, avec des mines de conspiratrice. Mais tu dois me jurer de ne le répéter à personne.

             Elle jura, et se piqua même le doigt avec une épine pour sceller ce serment dans le sang.

             Après l’avoir bien faite marner — suspense oblige ! —, je finis par lui confier dans le creux de l’oreille :

             — Moi aussi, j’ai perdu ma mère.

             Elle ouvrit des yeux ronds.

             — Mais... je l’ai vue dimanche dernier, à la messe. Même qu’elle m’a embrassée !

             — Ce n’était pas ma mère, c’était ma belle-mère.

             — Pourtant, tu l’as appelée « maman », je t’ai entendue.

             — Mon père tient absolument à ce qu’on ait l’air d’une vraie famille, alors on fait semblant, tu comprends ? Mais en réalité, elle ne m’aime pas du tout. C’est pour ça que Tantine me recueille pendant les vacances...

             Prise à mon propre jeu, j’avais les larmes aux yeux. Monique aussi, bien sûr. Elle me sauta au cou, m’embrassa, me consola, me cajola et, pour la première fois, je nous sentis égales. J’en éprouvai une jubilation intense.

             Durant quelques temps, la complicité du malheur nous unit comme les doigts de la main. Puis Monique oublia son serment, et un jour où ma tante, qui était très dévote, nous incitait à la piété, elle déclara étourdiment :

             — Avec Gudule, on prie souvent pour nos chères mamans disparues, hein, Gudule !

             Tantine exigea des explications que ma copine s’empressa de lui donner. Elle y prit même, me sembla-t-il, un malin plaisir. J’en conclus qu’elle n’avait jamais réellement cru à mes aveux, et sautait sur l’occasion de me confondre. Il va sans dire que la découverte du pot-aux-roses sonna le glas de notre amitié. Quant à Tantine, après m’avoir passé le savon que l’on devine, elle téléphona à mes parents. Monique, pour sa part, se chargea de propager l’histoire dans le voisinage, de sorte qu’en un temps record, je devins aux yeux de tous « celle qui avait tué sa mère pour se faire remarquer ». Cette aura d’infamie me poursuivit longtemps, et il m’arrive encore d’en rêver aujourd’hui. 


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