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                                             FOUTUE ENTÊTÉE !

     

             Fin mai. Le printemps bat son plein. La montagne libanaise n'est qu'un bouquet de fleurs, les jardins embaument. Rose promène ses enfants dans les petites rues de Zouk inondées de soleil, et, chaque fois qu'elle passe devant chez sa belle-sœur, s'arrête pour crier :

    Omaaane, tu nous manques !

    — Omaaaane, noumank' ! répète Grégoire, en écho.

    C'est devenu une sorte de rituel. Ils vont "appeler Omane" comme on fait : « Coucou, le loup » en entrant dans un bois. Et, comme le loup, Omane ne répond jamais. La petite porte voûtée demeure irrémédiablement close sur son silence de mort.

    Alors, Grégoire demande :

    Koukoi elle est pas là, Omane ?

    Et Rose poursuit sa route, tête basse, en traitant sa belle-sœur de foutue entêtée, et en regrettant le temps si doux de leur amitié.

     

     


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                                              LA FAMILLE IDÉALE (BIS)

     

    Le studio-photo se trouve dans l'immeuble Starco d'où Rose, jadis, s'est fait virer manu militari par Jo Fattal.

    « Pourvu que je le croise dans l'ascenseur », pense-t-elle, toute frétillante.

    Revenir auréolée de gloire sur le théâtre de ses "exploits" passés la rend si euphorique qu'elle rit toute seule.

    — De la dignité, mère idéale, lui souffle son mari. On arrive.

    En se mordant les lèvres, elle pénètre, flanquée de ses deux enfants, dans le somptueux bureau d'accueil. Puis, Amir s'étant présenté à la secrétaire, celle-ci les introduit dans le saint des saints : une vaste pièce blanche, garnie de projecteurs en forme de parapluie, où les attendent Georges Lahoud et le photographe.

    Présentations, sourires, compliments :

    — Vous avez des enfants magnifiques !  

    On les installe sous le faisceau lumineux, le père à droite, la mère à gauche, les gosses au milieu ; on règle les objectifs.

    — Non, ça ne va pas. Rapprochez-vous les uns des autres, le bébé bien en évidence.

    On re-règle.

    — Plus près, les parents. Et toi, le petit, cesse de gigoter !

    Ça ne va toujours pas. Grégoire, qui a trop chaud, commence à pleurnicher, Olivier réclame à téter. Pendant que Rose, toute confuse, donne le sein, le photographe et Georges Lahoud discutent. Le ton monte. Visiblement, quelque chose cloche. Amir s'en mêle, parlemente à son tour. Puis revient lentement vers sa femme.

    Il y a un hic, dit-il.

    Rose ouvre des yeux ronds.

    Lequel ?

    Ben… tu n'as pas le physique du rôle.

    Ah ? Pourquoi ?

    Du regard, Amir appelle le journaliste à la rescousse.

    — Nous voulons créer un symbole dans lequel tous nos lecteurs se reconnaîtront, explique ce dernier. Or, la femme libanaise est grande, épanouie. Elle a les hanches larges, une chevelure abondante, des lèvres pulpeuses. Comment voulez-vous qu'elle s'identifie à vous qui êtes tout l'inverse ?

    Rose avale sa salive.

    On ne convient pas, alors ?

    — VOUS ne convenez pas. Votre mari, lui, est l'archétype du bel Oriental. Quant à vos enfants …

    La voix du photographe, posant une question en arabe, l'interrompt.

    Tayeb *, répond-il.

             L'instant d'après, la secrétaire est sur le plateau. Le photographe la place entre Amir et Grégoire, prend un peu de recul, apprécie d'un hochement la tête puis s'enquiert :

    — Ce n'est pas mieux ainsi ?

    — Parfait,  approuve Georges Lahoud. Rose, donnez votre bébé à Wadiah, s'il vous plaît.         

    Rose obtempère à contrecœur.

    — Très bien. Lève-le plus haut, Wadiah. Approche-le de ta joue, oui, comme ça. Souris. Il faut qu'on lise la tendresse sur ton visage. N'oublie pas que tu es une mère comblée.

    Maladroitement, la secrétaire — qui, de toute évidence, n'a jamais manipulé un nourrisson de sa vie — se plie aux directives.

    Eeeeh, soutenez sa nuque, s'affole Rose. Amir, aide-la !

    Bon an mal an, la pose est prise : Grégoire, trônant sur les épaules de son père, celui-ci, le bras passé autour de la taille de son "épouse", et tous trois unis dans une même contemplation extasiée d'Olivier.

    « Pfff, ce qu'ils ont l'air tarte ! » pense Rose, amère.

     

    Tout tarte qu'il soit, le "portrait de famille" a un succès fou. Au point que la direction de L'Hebdo du Liban, après l'avoir utilisé en couverture, le tirera en affichettes, agrémenté de ce slogan : À famille idéale, magazine idéal. Durant un mois entier, elles orneront les panneaux publicitaires et les vitrines des marchands de journaux. Lorsqu'elle en croisera une, Rose détournera rageusement les yeux. Et, à son beau-frère, navré de lui avoir, bien malgré lui, infligé ce cuisant camouflet, elle lancera comme un défi :

    — Tu diras à Omane que, moi aussi, je suis non conforme. Ça nous rapprochera peut-être.

    Mais même pas.

     

     

    ·      *Tayeb : d'accord

     

     

     


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                                                      LA FAMILLE IDÉALE

     

     —Le téléphone sonne ! crie Rose par la fenêtre. Tu décroches, Amir ? Je ne peux pas répondre, je change Olivier.

    OK, bâille Amir, en sautant du hamac.

    Cinq minutes plus tard, il monte la retrouver.

    C'était mon frère. Il a besoin de nous.

    Omane ? interroge Rose, le cœur battant.

    — Non, rien à voir. C'est à propos de boulot. Un de ses collègues de l'Hebdo — Georges Lahoud, tu connais ? …

    — Non.

    — Peu importe. Georges Lahoud, donc, prépare un dossier sur "La famille idéale". Des photos de Rachad, Omane et leur bébé devaient l'illustrer, c'était prévu bien avant l'accouchement. Comme le journaliste s'est adressé au plus grand photographe de Beyrouth, le rendez-vous était pris depuis des mois. Et maintenant, bien sûr, Omane ne veut plus en entendre parler. Tu devines la suite…

    Rachad nous demande de les remplacer, c'est ça ?

    Voilà, t'as tout compris. Qu'en penses-tu ?

    — Pourquoi pas ? J'enverrai l'article à mes parents, ils seront tout fiers. En plus, c'est assez rigolo de se retrouver en vedette dans le journal qui m'a jetée.

    Tu es d'accord, alors ?

    — Heinhein !

    Tant mieux, parce que j'ai accepté.

    On y va quand ?

    — Cet après-midi. J'ai prévenu Gaby que je serais en retard à la répète. Il râlait mais tant pis : ce n'est pas tous les jours qu'on pose pour la postérité.

     

    Le temps de se faire beaux, et ils sont à pied d'œuvre. Rose est excitée comme une puce.

    « La famille idéale, se répète-t-elle sur tous les tons. Nous allons représenter la famille idéale. »

    Il y a, dans ce retournement de situation, une ironie du sort revancharde qui l'enchante. Une sorte de pied-de-nez à la vie. Avec une jubilation qui augmente de minute en minute, elle se remémore le chemin parcouru par la petite fille-mère bruxelloise — chemin jonché d'humiliations, de ricanements méprisants, de claques-dans-la-gueule — et débouchant soudain, pouf ! sur cette consécration suprême : incarner publiquement les fondements mêmes de la société.

    Zénab va en avaler son dentier, glousse-t-elle.

             Dans son esprit, cette réflexion résume à merveille tout ce qui précède.


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                                                   BÉBÊTE

     

    Ces "manœuvres contre-nature" — ainsi que les qualifie Rachad —, ne dureront pas longtemps. Vingt-quatre heures à peine après son adoption, le petit chat parvient à s'alimenter seul.

    — Il faudrait lui trouver un nom, dit Amir, qui a accepté d'emblée ce nouveau membre dans sa famille. Au fait, c'est un jeune homme ou une demoiselle ?

    — Ça…! J'ai eu beau l'examiner sous toutes les coutures, impossible de déterminer son sexe.

    — On ne peut quand même pas l'appeler indéfiniment "le chat".

    — Surtout si c'est une chatte. Mais d'autre part, on aura l'air fin si on le baptise d'un nom féminin alors que c'est un mâle, ou l'inverse.

    La solution est trouvée par Grégoire l'après-midi même, voici dans quelles circonstances :

    Il est un peu plus de trois heures. Amir lit une B.D. sur la terrasse, auprès du berceau d'Olivier qui gazouille. Sur la table de jardin, Rose replie les langes qu'elle vient de décrocher de la corde à linge.

    — Je ferais bien du thé, décide-t-elle soudain. Tu en veux ?

    Elle se lève, se dirige vers la porte vitrée… et brusquement s'arrête. La voix de son fils lui parvient de la cuisine, curieusement autoritaire :

    — Mange, bébête ! Mange !

    Inquiète, elle se précipite.

    Grégoire, que fais-tu là ?

    Le petit garçon est si absorbé qu'il ne réagit pas. Accroupi près de l'évier, il "joue" avec le chaton qui se débat tant qu'il peut.

    — Eeeeh ! s'écrie Rose, en lui arrachant l'animal.

    Le petit museau est couvert d'une épaisse couche de matière blanchâtre.

    —Z'ai fait manzer bébête ! explique gravement Grégoire, en montrant l'assiette, remplie à ras bord de poudre à lessiver, dans laquelle il lui plongeait la tête.

    Tu l'as obligé à avaler ça ? T'es pas un peu malade, non ?

    Rose s'empresse de débarrasser le malheureux animal des résidus plâtreux qui l'aveuglent, lui obstruent les narines, collent ses moustaches et son pelage. Il en a jusque dans les oreilles !

    — Tu aurais pu le tuer, vitupère-t-elle. Les animaux ne sont pas des jouets, tu sais.  Ttttt, regardez-moi ce travail ! C'est fini, mon pauvre minet, c'est fini. Tiens, bois un peu d'eau pour te remettre.

    — N'empêche que, maintenant, il est baptisé, fait une voix derrière elle. 

    Rose se retourne. Aperçoit son mari, hilare.

    Tu trouves ça drôle ?

    Très.

    — Curieux sens de l'humour. Enfin… que disais-tu à propos de "baptême"?

    Que Grégoire avait trouvé le nom idéal.

    Lequel ?

    — Bébête. Il convient aussi bien à un mâle qu'à une femelle. En plus, il sonne bien : Bébête ! Bébête !

    Mouais, admet Rose, mi-figue mi-raisin.

    Elle attrape son fils par le bras.

    — Écoute-moi bien, Grégoire : si je te vois encore ennuyer Bébête, c'est panpan-cucul, tu as compris ? Et tant pis pour toi si tu as bobo aux féfesses !

    —Wahou ! pouffe Amir. Quelle envolée ! On sent tout de suite la littéraire…

     

     http://nsm08.casimages.com/img/2014/02/11//14021105233314328911974778.jpg

        (image epicureweb.fr)

     

     

     


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  • Un album dans lequel j'ai adapté pour les plus jeunes le célèbre conte des Mille et Une Nuits, "Les aventures de Sindbad le marin", vient de sortir aux éditions Mijade, en Belgique. Très belles illustrations de Quentin Gréban.

     

    http://www.mijade.be/jeunesse/auteurs/Gudule_3169.html

     

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