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                                                   BONNE SOIRÉE !

     

     

    Lorsqu'Amir passe chercher sa femme, sur le coup des six heures, elle achève de nourrir Olivier — ce qui lui laisse trois bonnes heures de liberté devant elle — et a ressorti son vieux jean.

    Ma Rose, je te retrouve enfin ! s'exclame-t-il.

    J'ai eu du mal à le fermer, tu sais. Il ne me boudine pas trop ?

    Un sourire très tendre lui affirme que non.

    Tu veux me faire plaisir ? ajoute Amir.

    …?

    Mets ton T-shirt Dingo plutôt que ce chemisier.

    Avec mes gros nichons ? Ce sera ridicule, je te préviens.

    Elle obtempère, pourtant. Même ridicule, c'est si bon de se sentir à nouveau soi-même.

    — Amusez-vous bien, leur crie Mona Aoun en les regardant monter dans la Volvo. Dis au revoir à papa et maman, Grégoire !

    Docilement, le petit garçon agite la main. Il ne semble pas affecté par leur départ. Ni pleurs ni grincements de dents, comme Rose le redoutait. Quant à Olivier, il bave paisiblement sur l'épaule de "sa mère de rechange" qui lui tapote le dos pour le faire roter. Le tableau qu'ils offrent tous trois, dans la douce lumière de cette fin d'après-midi, est éminemment douillet et rassurant.

    — Celle-là, si je croyais en Dieu, je dirais que c'est la Providence qui l'a mise sur ma route, remarque Rose, tandis que la voiture démarre.


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                                                LA BABY-SITTER

     

    Un soir de mars :

    — Gaby voudrait que tu viennes à la prochaine répétition, déclare Amir. Il a bien bossé sur la chanson et aimerait avoir ton avis. En plus, il a des trucs à te montrer.

    Quel genre de trucs ? se méfie Rose.

    — Des paroles qu'il a écrites, je crois.

    Ouch !

    Elle se mordille les lèvres.

    C'est que… je n'ai personne pour me garder les petits, moi.

             — On pourrait peut-être demander à Rachad ? Je l'appelle tout de suite.

    Deux minutes plus tard.

    Eh bien ?

    Il n'est pas libre.

    — J'en étais sûre. Il nous fuit, lui aussi. Quand je pense à quel point on était liés, avant.

    — Quoi qu'il en soit, il faut trouver une baby-sitter. Renseigne-toi à la boulangerie, ils connaissent peut-être quelqu'un.

    — Confier mes enfants à une inconnue ? Ça va pas, la tête?

    Amir n'insiste pas, mais dans l'après-midi :

     — Bonjour, Rose, claironne une voix, par-dessus le mur du jardin.

    C'est Mona Aoun, plus pétulante que jamais.

    Bonjour, dit Rose. Je vous offre un café ?

    Avec plaisir.

    Les prémices du printemps reverdissent le jardin, couvrant les arbres de bourgeons et le gazon de pâquerettes. La terre, gorgée de pluie, se répand en odeurs sous la caresse d'un soleil encore tiède. 

    — Ah, si ce temps pouvait durer toute l'année, lance Mona Aoun en s'asseyant sur la terrasse.

    Elles papotent un moment, et Rose, en veine de confidences, en vient à évoquer son problème de garde d'enfants.

    — Pourquoi cherchez-vous midi à quatorze heures ? s'écrie son interlocutrice. Moi, je serais ravie de vous rendre ce service. 

    « Un miracle ! », pense Rose.

    — Euh…je ne voudrais pas abuser de votre gentillesse, proteste-t-elle mollement. .

    — Puisque je vous le propose, c'est que ça me fait plaisir.

    — Vous me sauvez la vie. 

    Tandis que Rose court téléphoner la bonne nouvelle à son mari, Mona Aoun fait ses premières armes en tant que nounou. En revenant, notre héroïne la trouve à genoux sur la terrasse, ramassant les jouets de Grégoire éparpillés de gauche à droite. 

    Laissez, je m'en occupe, proteste-t-elle, toute gênée.

    — Ta ta ta ta, allez plutôt vous préparer. Et ne vous tracassez par pour le repas de Grégoire, je lui préparerai de la malhabié*, tous les gosses en raffolent. Avez-vous du lait ?

    Il y a quelque chose de si réconfortant dans la manière dont la quadragénaire prend les choses en main, de tellement maternel, que Rose se sent fondre de reconnaissance. Quelqu'un — une femme forte, généreuse, compétente — la relaie un moment. La décharge, le temps qu'elle se détende, du lourd fardeau des astreintes quotidiennes. Bénie soit-elle.

    Presque à son insu, l'image de la Têta se superpose à celle de Mona Aoun. Le ciel la doterait-il à nouveau, par faveur extrême, d'une protectrice, d'un ange gardien ?

    — Y a une bouteille entamée au frigo, répond-elle, en grimpant, toute légère, dans sa chambre.

     

                    * Malhabié : crème de farine de riz à la fleur d'oranger

     


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                                                  LE COIN DES PETITS

     

    Parallèlement à ça, le Coin des petits se porte bien. Le courrier commence à affluer, et Rose qui, lors des deux ou trois premières publications, s'était vue obligée de mettre Grégoire à contribution — et même, à son grand dam, de bidouiller des "faux" — s'en réjouit.

    — La mayonnaise prend,  annonce-t-elle à Amir, en dépouillant les piles de lettres qui, chaque jour, s'amoncellent davantage sur son bureau.

    Face à ce franc succès, Alexandre Hélou lui accorde une page supplémentaire et propose d'organiser, juste avant la période des vacances, une distribution des prix coïncidant avec celle des écoles.   

    — Ainsi, précise-t-il, même les cancres auront une chance d'être récompensés.

    Parmi les artistes en herbe dont les œuvres agrémentent à présent le journal, un garçon et une fille sortent nettement du lot : Toufic Berbérian, auteur d'une remarquable parodie d'Astérix, et Michèle Sfeir, dont le conte intitulé Le petit boiteux et l'âne tirerait des larmes à une pierre. Nous verrons plus tard l'incidence qu'auront ces deux enfants, chacun à sa manière, sur l'avenir de Rose. Pour l'heure, elle lit, classe et assemble avec soin les attendrissantes créations, qu'elle assortit de commentaires flatteurs, en se disant que, finalement, c'est plus reposant de gagner sa vie ainsi qu'en pondant des articles. Et, en tout cas, ça génère moins d'embrouilles.

     


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                              PAROLES ET MUSIQUE

     

    Trois jours plus tard, Amir apporte à sa répétition un poème dactylographié dont voici la première strophe :

     

    Un matin, comme au premier matin,

    Quand la terre était nue et les ruisseaux sereins,

    Un matin à peine devenu, d'ombre à peine effacée,

    De liberté.

    Un matin de chevaux apaisés où nos corps épuisés

    Lentement renaissent à la vie,

    Où nos mains trop longtemps attachées se dénouent sans bruit

    Pour caresser.

     

    Gabriel Askar adore.

              — Tu as de la chance d'avoir une femme aussi tendre, dit-il à Amir.

    Celui-ci s'empresse de rapporter le compliment à Rose qui se rengorge, puis il prend sa guitare et compose une mélodie qui colle fabuleusement au texte.

    Tu es un génie, assure Rose, conquise.

    Et la maison se remplit de musique.

     

     

     


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                                 ET D’AVENTURE EN AVENTURE

     

    Dix minutes plus tard, Rose et Mona Aoun causent comme de vieilles copines. Et lorsque, sur le coup des six heures, cette dernière lève le camp, c'est avec la ferme intention de revenir bientôt.

    — J'ai fait la connaissance d'une femme très chouette, annonce Rose, le soir même, à son mari. Une compatriote à toi. Elle habite dans l'ancienne maison du forgeron, tu sais, celle qui est restée si longtemps inoccupée. Vu comment c'est parti, je crois qu'on va se fréquenter…

    Elle soupire.

    — Ça ne remplacera pas Omane mais bon, au moins, j'aurai de la compagnie.

    — Tant mieux, dit Amir, parce que moi, je ne vais pas être très disponible, dans les mois à venir.

    Ah ? Pourquoi ?

    Tu te souviens de Gabriel Askar ?

     — Le chanteur qui ressemble à un danseur de tango ? Oui, bien sûr !

    On a peut-être un plan, avec lui.

    Ses yeux brillent comme jamais.

    Vous allez le prendre dans le groupe ? devine Rose.

    — Mieux que ça : c'est lui qui nous embauche. Tu sais qu'il a eu le grand prix de la ville de Spa, l'été dernier ?

    Rose fronce les sourcils.

    — Quel grand prix ? Je connais celui de Francorchamps… Il conduit des voitures de course, ce gars-là ? Première nouvelle !

    Le rire d'Amir éclate, légèrement vexant.

    — Celui de la chanson française, andouille. Pour une journaliste, tu n'es pas très branchée sur l'actualité.

    — Ah, le concours du casino ? Pourquoi tu ne l'as pas dit tout de suite ? Je ne savais même pas qu'il y participait.

    — C'était pourtant en couverture de L'Hebdo du Liban, en juillet.

    Je te signale qu'il y a un an que je n'y travaille plus.

    Amir a un geste d'impatience signifiant "peu importe". Sa hâte d'aborder la suite crève les yeux.

    — Un producteur l'a contacté, là-bas. Il lui a proposé des tournées à travers la France et la Belgique, débouchant peut-être sur un disque. Mais pour ça, il lui faut un orchestre à la hauteur.

    Vous, iani* ?

    Yep.

    Formidable !

    Elle lui saute au cou. Ils s'embrassent. Un p'tit brin de bonheur dans le marasme ambiant, c'est toujours bon à prendre.

    — Je vais devoir m'absenter pendant plusieurs semaines, poursuit Amir, une fois les effusions finies.

    Là, tout de suite ? sursaute Rose.

    — Non, bien sûr, pas avant quelques mois. Mais en attendant, on va répéter à haute dose. Il faut qu'on mette au point un répertoire entier, tu t'imagines ?

    Durant un long moment, Rose reste songeuse, partagée entre la joie de voir enfin la chance sourire à son chéri et l'appréhension d'être séparée de lui. Puis une association d'idées aussi subite qu'imprévue détourne le cours de ses pensées, et elle demande :

    Il donne toujours dans le Charles Aznavour, ton chanteur ?

    — Non, là, il interprète plutôt du Serge Lama. Son gros succès, c'est D'aventure en aventure. Mais il voudrait surtout faire de la création.

    Et… il a un parolier ?

    — Oh, toi, je te vois venir avec tes gros sabots. Tu veux que je lui propose ta collaboration, c'est ça ?

    Pourquoi pas ? J'ai toujours rêvé d'écrire des chansons.

                — Je pourrais composer la musique, réfléchit Amir. Et à nous deux…

    … on révolutionnera le showbiz, achève Rose à pleine voix.

    Vendu, ma belle !

    Tope-là, mon beau !

    C'est si fort, ce qui passe subitement entre eux, si excitant, qu'ils se ré-embrassent. Et encore. Et encore. En riant — ce qui ne leur est plus arrivé depuis des lustres.

    Je m'y mets tout de suite, dit Rose.

    Un vagissement l'interrompt.

    Enfin… dès que j'aurai nourri ce gros gourmand.

    Tout en déboutonnant son chemisier, elles fredonne : Et d'aventure en aventure, de train en train, de port en port… 

     

     

                 * Iani : littéralement : « c'est-à-dire ». Ce petit mot émaille le parler libanais

     


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