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                                                               L'invité

     

            Après la mort de Sylvain, je me sentais bien seule dans ma grande maison. C’était l’hiver, il faisait froid, et dehors soufflait la tempête. Au bout de quelques semaines, transie physiquement autant que moralement, je propose à un copain en qui j’ai toute confiance de venir me tenir compagnie. Ce qu’il accepte sans hésiter.

             Ma chambre d’ami comporte deux lits : l’un, vaste et confortable, l’autre, à la taille d’un enfant. C’est, bien entendu, le grand que je lui destine.

             Après une soirée, ma foi, bien arrosée, nous allons nous coucher, chacun de son côté. Pas question que Michel (c’est le nom du copain), abuse de la situation : ce n’est pas son genre. Galipetter lors d’une veillée funèbre est un privilège réservé à Brassens, et encore : uniquement en chanson.

            

             Mais c’est compter sans « le petit galopin de nos corps* » qui, cette nuit-là, vient me tarabuster intempestivement. Bien que je grelotte dans mon lit glacé, la présence d’un homme à l’étage en-dessous me donne des suées. Plonger dans ses bras, je ne pense qu’à ça. Impossible de dormir dans ces conditions. Je me tourne et me retourne sous ma couette en imaginant, dans tous les détails, une scène qui me fait honte mais que je n’arrive pas à chasser de mon esprit.

             Alors, bon, finalement, je craque.

             Je me lève, enfile un peignoir, et, sur la pointe des pieds, gagne le rez-de-chaussée. Ô joie ! sa porte est entrouverte. Le cœur battant à tout rompre, je me glisse dans la pièce et, à la lueur de la lune, m’approche du grand lit.

             Vide !

             Avec un feulement de surprise, je me retourne.

             Michel dort, tout ratatiné, dans le petit lit. Durant un bref instant, la tentation de le rejoindre me tord le bide, mais il n’y a vraiment pas place pour deux. D’ailleurs, le message est clair ; passer outre serait du plus mauvais goût.

             En ruminant ma déconvenue, je remonte donc dans ma chambre, le plus discrètement possible. Mais, dès le lendemain, je somme mon invité de prendre le grand lit.

             Et là aussi, le message est clair.

     

                                * Merci à Yves Navarre pour la si jolie expression

     


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                                                          Les canons de ma daronne

     

             Où ai-je lu cette phrase : « la jeune fille avait des jambes de gazelle ; aussi fines et aussi velues » ? Je ne m’en souviens plus, mais elle a ranimé dans ma mémoire une petite histoire depuis longtemps oubliée.

             Enfant, j’avais fait ce troublant constat : les jolies filles avaient toujours du poil aux pattes. L’épilation n’étant pas encore de mise, dans les provinces rurales de la Belgique profonde, les « fiancées » de mes grands cousins arboraient toutes — je dis bien toutes ! — une abondante pilosité sur les mollets et les chevilles. Cela, bien entendu, n’avait pas échappé à ma sagacité, de sorte que j’établis très vite un parallèle entre séduction et système pileux. Or, bien qu’ayant à peine atteint l’âge de raison, la séduction, c’était mon truc. Avec une frénésie nourrie de contes de fées et de chansons sentimentales, je m’identifiais à ces créatures dont ma mère affirmait qu’elles avaient, « le diable au corps ». De là à scruter mes cannes maigrichonnes, pour y déceler le moindre duvet, il n’y avait qu’un pas. Je le franchis allègrement, et pire : j’en franchis un deuxième : comment le développer, ce duvet si sexy ?

             Mes copines, consultées, avouèrent leur ignorance.

             — Il faut beaucoup se laver, suggéraient les unes. L’eau, fait pousser les plantes, et pourquoi pas les poils ?

             — Au contraire, affirmaient les autres : la saleté est un engrais. C’est pour cela qu’on met de la bouse de vache sur les poireaux.

           Bref, je n’étais guère plus avancée. Jusqu’à ce que Josiane, sous le sceau du secret, me confie que sa grande sœur se rasait chaque matin.

             Cette révélation bouleversa mes valeurs, car pour moi, Alvina (la grande sœur en question), incarnait pile-poil l’idéal féminin. Ni une ni deux, mes certitudes se firent la malle et je ne jurai plus que par la peau glabre.

             Ainsi, même à neuf ans, se débarrasse-t-on de ses préjugés.

     


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                                                                     Chers Whiteoaks

     

          Encore un miracle de la littérature : les Jalna. Dans cette saga d’une bonne quinzaine de titres, prélude à nos séries télévisées modernes, Mazo de la Roche, auteure canadienne des années trente, a donné une famille à des millions de lecteurs. Enfant, j’entendais ma mère et ma tante, adeptes fanatiques de ses livres, parler des Whiteoak comme s’il se fût agi de leurs plus proches parents. Durant des heures, penchées sur un tricot ou du linge à repriser, elles disséquaient chacune de leurs attitudes (voire s’en indignaient à grands cris), se réjouissant des heureux événements, déplorant les mauvais, critiquant telle ou telle réaction et y allant même de leurs conseils avisés.Pour elles, Philippe, Adeline, Renny, Finch ou Meg étaient véritablement des frères, des sœurs, des neveux et des nièces…

             Moi, je les écoutais et je m’émerveillais de ce qu’avec une simple feuille et un stylo, on puisse susciter de tels sentiments chez autrui. Et je me disais (déjà !) : « C’est ça que je veux devenir, plus tard : écrivain. Un écrivain, c’est Dieu. Il crée un monde et l’anime à sa guise. Quand je serai grande, je serai Dieuze. Je ferai naître, vivre, évoluer et mourir mes propres créatures dans le décor que j’aurai choisi, au fil de péripéties que j’aurai inventées, et on les aimera comme des personnes réelles. »

             Hélas, ainsi que le démontrent les chapitres 14 et 15 du présent recueil, les éditions Grasset en ont décidé autrement. Car au-dessus de Dieu, il y a les éditeurs, entités démoniaques au pouvoir sans limite.

     


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                                                                           Catharsis

     

            Ma mère, comme la plupart des gens de sa génération, ne jurait que par Marcel Pagnol. Aussi, lorsque « La femme du boulanger » passa à la télé s’empressa-t-elle de m’avertir, pour que nous partagions ce spectacle en famille.

             Vint la célèbre tirade où Raimu, s’adressant à Pomponnette, la chatte fugueuse, l’agonit de vibrants reproches (destinés, en fait, à sa très jeune femme, partie l’avant-veille avec un amant.) Or, cette séquence métaphorique, censée émouvoir les foules, eut sur ma mère l’effet inverse. Se dressant subitement dans son fauteuil :

             — C’est bien fait pour toi, vieux cochon lubrique ! lança-t-elle en direction de l’écran. Tu n’avais qu’à épouser quelqu’un de ton âge au lieu de fricoter avec une gamine. Etre cocu, c’est tout ce que tu mérites !

          L’invective nous laissa cois, mon père et moi. Mais à la réflexion, n’était-elle pas justifiée ? Ces mots-là, maman les ruminait en boucle depuis la fameuse demande en mariage. Il fallait à tout prix qu’ils sortent. Le machisme de Pagnol, en canalisant sa colère, lui évita peut-être une rupture d’anévrisme ou un ulcère à l’estomac, qui sait ?

     

          Ainsi pris-je conscience de la capacité défoulatoire de la fiction. Des fois, un bon auteur vaut un psychanalyste !

     


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                                     La demande en mariage (suite)

     

           Mais l’histoire ne s’arrêta pas là, c’eût été trop simple. Aux yeux de son héros, il lui manquait une « chute » à la hauteur du préjudice subi. Si bien que vers minuit…

             A force de pleurer, je m’étais endormie, quand une voix de stentor m’éveilla en sursaut :

             — Ils vont le regretter, ces salopards ! éructait Louis en tournant dans la chambre comme un lion en cage. Jusqu’à la fin de leurs jours, ils auront ma mort sur la conscience !      

             Encore tout engourdie de sommeil, je bredouillai :

             — Qu… que vas-tu faire ?

             ­ — Leur mettre le nez dans leur caca une bonne fois pour toutes.   

             Ni une ni deux, il se rua vers la pharmacie et en extirpa une bouteille dont il s’envoya une grosse lampée avant de préciser :

             — C’est un poison violent qui vous emporte en moins de deux. Mon agonie ne sera pas longue, rassure-toi. Mais dis bien à ton père que c’est lui le responsable, et que je l’ai maudit en expirant.

             Horrifiée, je sautai du lit pour lui arracher la bouteille, puis j’appelai les pompiers.

             — Allo ! Venez vite, mon ami vient de se suicider.

             ­— De quelle manière ?

             — Avec du poison.

             ­ — Quoi, comme poison ?

             Je regardai l’étiquette.

             — Euh… de l’huile de ricin.

     

             Quand je raccrochai (sous les invectives de la standardiste qui croyait à une mauvaise blague), Louis était aux toilettes. Il y passa la nuit et une bonne partie du lendemain. J’en profitai pour l’abreuver de reproches sans risquer de prendre une baffe.

             Comme quoi, les laxatifs, des fois, c’est bien utile.

    Occupé

                                                     Dessin d'Édika

     

     

            


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