• A l'intention des âmes sensibles, des membres de ma famile et de mes éventuels prétendants, je tiens à préciser que ce conte n'est pas du tout autobiographique.

     

    Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?

    Quand mon père est mort, j'avais cinquante ans. J'héritai de ses lunettes, et comme je commençais à devenir persbyte, j'en garnis mon nez. Elles m'allaient à ravir — j'ai la même petite tête en lame de couteau que lui. Dès lors, chose curieuse, je commençai à voir la vie en noir alors que, jusque là, je l'avais toujours vue en rose.

    Puis, le temps m'affectant d'une légère surdité, je portai sa prothèse auditive que j'avais soigneusement conservée. Et moi pour qui tout était musique, mots d'amour, chants d'oiseaux, je me mis, comme lui, à ne plus entendre que les rumeurs malveillantes, les mensonges, les médisances, les propos hypocrites et les discours abjects.

    Ensuite, mes dents tombant les unes après les autres, je les remplaçai par son dentier. Aussitôt, tous les aliments me semblèrent fades, amers, voire répugnants. Je perdis ma gourmandise et, moi qui raffolais des pommes vertes, des cornichons piquants, des viandes juteuses, de la saveur épicée des cuisines exotiques, je me découvris soudain anorexique.

    Ne manquait plus que son anus artificiel pour que je devienne aussi chiante que lui. Mais celui-là, heureusement, je ne l’avais pas récupéré. La piété filiale a ses limites, quand même !

     

     


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  •   Un amour dévorant

           Ça lui fondit dessus un matin, en se regardant dans la glace de la salle de bains : le coup de foudre. Un désir proprement indécent pour le type au fond du miroir, avec sa barbe de la nuit, ses valoches, son pyjama rayé et son érection matinale. Hébété par la violence de ses sentiments, il passa la main sur ses joues râpeuses.

             — Que je suis beau, souffla-t-il, ébloui.

             En proie à une passion aussi brutale qu’inattendue, il s'abattit sur le lit en s'étreignant à perdre haleine. Tandis que des caresses de plus en plus audacieuses investissaient son corps, les mots d’amour s'écoulaient de sa bouche telle une lave brûlante — ce qui décupla encore sa libido. Jamais personne n'avait autant perdu la tête entre ses bras ! 

             Quand le premier orgasme le tétanisa, il comprit que les choses ne s'arrêteraient pas là. Ce n’était pas une aventure sans lendemain, qu’on oublie sitôt la braguette refermée. Quelles qu'en soient les conséquences, il irait jusqu’au bout de cette relation.

             — Que je m’aime, que je m’aime, que je m’aime,  chantonna-t-il d’une voix tremblante.

             Il fixait sa main droite avec concupiscence. Comme elle était docile et prête satisfaire tous ses caprices ! Et ces doigts, ces doigts, prodigieux outils érotiques... Quelle agilité ! Il les fit jouer un à un, les étira, les referma, mimant, muscle après muscle, la démarche de l'araignée. Puis, saisi d'une pulsion incontrôlable, il les embrassa goulûment.

             Or, du baiser à la morsure, il n'y a qu'une pression de mâchoire. Ses dents, bientôt, pénétrèrent dans la chair. Lorsque la première goutte de sang jaillit, il eut une nouvelle érection. Après tout, pourquoi pas ? Se soumettre aux instincts sadiques de l'être aimé procure, chacun le sait, des sensations hors norme, de troubles et ardentes jouissances. Surtout si on est soi-même un tantinet maso !

             Au premier lambeau de peau arraché, il sut que rien, désormais, ne l'arrêterait. Les prochaines heures allaient être chaudes...

              Le soir, quand son épouse rentra du boulot, il ne restait plus grand chose de lui. Elle commença par s'évanouir, puis reprit ses esprits, histoire de s'assurer qu'elle  n'avait pas rêvé. Non, aucun doute possible, ce petit tas sanglant était bien son mari. D'ailleurs, à part le nez sectionné et les oreilles mâchouillées, la tête était intacte et suçait gloutonnement un œil, encore arrimé au fond de l'orbite par son tendon tirebouchonné.

             — Chéri, s'écria-t-elle, que t'est-il arrivé ?

             — H'ai hécouvert h'amour ! lui répondit-il, la bouche pleine.

             Et la flaque blanchâtre dans laquelle baignaient ses résidus — se résumant, précisons-le, à un système génito-digestif et à un petit tas d'os soigneusement curés, où l'on pouvait reconnaître des bras, jambes, clavicules, fémurs, côtes, colonne vertébrale, plus un menu fretin de phalanges, phalangines et phalangettes —, la flaque blanchâtre, dis-je, témoignait sans conteste de sa sincérité.

             La pauvre femme en fut malade de jalousie.


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  • Vive maman !

              Sans être vraiment belle, Marylou avait ce que, dans les années soixante, on appelait « du chien ». En d'autres termes, elle aurait fait bander un centenaire autiste, tétraplégique et dépressif. Pour une chanteuse, c'était un sacré atout. La foule qui se pressait à chacun de ses concerts lui faisait un triomphe, et ses ventes de disques montaient à l'unisson. D’autant qu’elle retirait sa culotte sur scène, chose somme toute assez banale mais toujours appréciée du public.

             Cependant, au grand dam des journaux à scandale, ce sex-appeal ravageur s'avérait sans objet, dans le privé. On ne connaissait à Marylou aucune liaison masculine, ce qui lui valut le surnom de « Vierge Noire », tant en raison de ses mœurs que de son look gothique : chevelure d'ébène, œil charbonneux, lèvres en deuil, fringues de jais. Et peau d'une blancheur frisant le translucide.

             Dès lors, quelle ne fut pas la surprise du bon peuple lorsque se répandit l'ahurissante nouvelle : la Vierge Noire avait le ballon — un polichinelle dans le tiroir, un coquin dans la boîte à malice, un diablotin dans le confessionnal... Bref, en un mot comme en cent, elle trimbalait un petit ventre rond comme n'importe quelle femelle normalement honorée.

             Démenti immédiat de la dame : « N'ayant point fréquenté, je ne puis avoir conçu. Il s'agit d'autre chose : une tumeur, un gaz, une quelconque hypertrophie abdominale dont la médecine va me débarrasser ». Mais le bon peuple n'en crut mot. L'auteur du volume suspect ne pouvait être qu'un fripon bien membré, ayant valeureusement œuvré pour la propagation de l'espèce. La Vierge Noire était victime du plus banal virus qui soit : celui de la reproduction.

             Elle accoucha d'un gentil garnement — doté, cependant, d'une curieuse particularité physique : il semblait éclairé de l'intérieur, et brillait comme les vers luisants qui peuplent nos campagnes à la belle saison. Sa mère le nomma Néon, ce qui lui allait fort bien.

             Néanmoins, le mystère de sa conception restait entier.

             Au terme d’une enquête menée de main de maître, un détective privé, mandé par la victime, finit pourtant par découvrir le coupable. Il s'agissait du régisseur de la vedette. Oyez, braves gens, comment procéda l’infâme scélérat.

             Neuf mois auparavant, quand Marylou, dans un grand élan de chaleur humaine, avait offert sur scène le meilleur d'elle-même en retirant son dernier voile, là-haut, à la régie, le préposé concoctait l'éclairage adéquat. Mais un homme est un homme, et tandis qu'il braquait ses projecteurs sur elle, il se branlait de l’autre main. Or, la lumière, comme chacun sait, est conductrice de vie. À l’instant fatal, le rayon lumineux véhicula donc les spermatozoïdes jusqu'à la belle déculottée qui, de la sorte, se retrouva fécondée sous l’œil des spectateurs.

             Suite à cette effroyable découverte, Marylou prit une décision sans appel. Elle effectuerait désormais son effeuillage dans le noir, coupant court, de la sorte, à toute récidive de viol par watts interposés.

             Ainsi fut fait. À dater de ce jour,  au moment suprême, sous les hurlements enthousiastes de la foule, tout s'éteignait. Et c'est dans l'obscurité la plus totale que la chanteuse se dévêtait — ce qui décupla encore son succès. De national, il devint européen, puis mondial, et ne tardera pas à être planétaire. Ma mère le disait toujours : dans le domaine du sexe, rien ne vaut la suggestion. C'était une femme de grand bon sens, maman !

     

     


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