• Chapitre 9

    Résumé des chapitres précédents : Charlie est béat d’admiration devant la prestation du clown Boris, son idole, son modèle. Nora, elle, est plutôt béate d’admiration devant Charlie.

     

             Nora se renforgne dans ses cheveux. Trois secondes de bouderie. Charlie sifflote. Elle lui lance un coup d'œil par en-dessous, ils s'esclaffent.

             — On va le saluer dans sa loge ? propose-t-elle.

             — Tu crois ?

             — Je ne crois pas, je suis sûre, banane !

             Bon an mal an, ils se faufilent à contresens dans la foule qui reflue vers la sortie.

             — C'est par là, dit Charlie, avisant une porte dérobée.

             Tous les théâtres se ressemblent. En avoir pratiqué quelques-uns, jadis, lui confère une aisance d'affranchi. Pour le poisson rouge assumant pleinement sa poissonnitude, un bocal est toujours un bocal.

             Les voici dans le ventre du lieu, en contrebas de la scène. Un couloir aveugle mais violemment éclairé, trois cagibis bordéliques, aux miroirs couronnés d'ampoules...

             Devant l'un d'eux, de dos, un homme se démaquille. À leur entrée, il se retourne.

             — Qu'il est beau ! s'étrangle Nora.

             La quarantaine, un visage de prince ascétique, la taille si haute que ça donne le vertige.

             Il sourit aux nouveaux arrivants en effaçant les dernières traces de blanc, incrustées dans ses rides d'expression.

             — Bonjour, susurre Charlie. Je tenais à vous féliciter...

             Comme entrée en matière, difficile de faire pire. Plus niais, je veux dire. Mais maîtrise-t-on toujours ses déjections ? 

             — Merci, répond Boris, impénétrable.

             — Charlie est clown aussi, énonce fièrement Nora.

             — Alors, salut confrère !

             Ils se serrent la main et, sympathie aidant, la conversation se poursuit devant un verre. À bâtons rompus. Boulot-boulot. Nora, salement en-dehors du coup, les écoute discuter sans mêler son grain de sel.

                                                                                                                                (A suivre)


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  • Bon, tant pis si ma modestie en souffre, je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous la merveilleuse surprise que j'ai découverte, ce matin, sur le blog de Castor Tillon : un article illustré par un très beau portrait au pastel.

    http://wizzz.telerama.fr/castortillon/blog/963681615

    Gudule 02


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  • Chapitre 8

    Résumé des chapitres précédents : Charlie et Nora sont au théâtre d’Auxerre où passe l’idole de Charlie.

     

             Boris, c'est un clown et c'est tout le monde. Dans les minuscules portraits qu'il campe, sketch après sketch, on ne peut que se reconnaître. Petits travers évoqués en trois gestes ; caricatures féroces et subtiles, d'une admirable brièveté ; regard sans complaisance — mais non dénué de tendresse — sur une société, une époque, des comportements. Le tout dans une ahurissante défroque d'auguste futuriste, mâtinée d'un zeste de Buster Keaton.

             Cramponné aux accoudoirs de son fauteuil, Charlie décolle. Une adoration quasi-mystique le transfigure. Il s'abreuve de chaque  geste, chaque trouvaille scénique, chaque gag ; un vrai papier buvard. Nora le regarde autant que la scène, plus même. À travers lui, elle absorbe du sortilège. Elle accorde ses rires aux siens, s'émerveille dans son sillage, ombre, écho, ricochet. D'être perçu au travers de son homme transcende le spectacle, en démultiplie l'intérêt. Le rend, au sens propre du terme, charlinesque.

             Une fois le rideau baissé :

             — J'en ai pris plein la gueule, constate Charlie, amer.

             — Pourquoi ? s'étonne Nora, encore dans les étoiles.

             — C'est un géant, ce type-là. Jamais je ne lui arriverai à la cheville !

             S'il est une chose qui indispose Nora, c'est bien l'autocritique. Surtout de cette nature.

             — Arrête de comparer ce qui n’est pas comparable : toi, t'es un homme-orchestre, lui, un mime. Vous ne faites pas le même métier.

             — Ce n'est pas la question,  s'entête Charlie. Devant un tel talent, on rentre sous terre, point barre.

             Haussement d'épaules agacé de Nora.

             — Qu'est-ce que tu lui trouves de si extraordinaire ?

             Sa mauvaise-foi confine au grand art.

             — Tu la boucles, au lieu de dire des conneries ! s'indigne Charlie.

                                                                                                                             (A suivre)

     


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  • Chapitre 7

     Résumé des chapitres précédents : Une fois n’est pas coutume, Charlie et Nora ont délaissé leur tanière pour aller admirer le clown Boris, qui passe au théâtre d’Auxerre.

     

             Le parvis du théâtre se peuple peu à peu.

             — On bouge ? suggère Charlie qui suit tout ça de près.

             Il consulte l'addition, laisse trois pièces entre les verres vides, se lève, Nora sur les talons.

             Bientôt, le théâtre ouvre ses portes sur une salle à l'italienne, d'un luxe désuet — mirifique. Moulures, rosaces, ors éteints. Fauteuils de velours pourpre usés jusqu'à la corde, lourds brocards effrangés, tentures. Triple balcon aux volutes vermoulues. Baignoires suspendues, telles des montgolfières, entre terre et chapiteau.

             Nora salive. Cet endroit fascinant, importé d'un autre âge, la triture en-dedans. Des générations d'acteurs ont usé leurs semelles, sur ces planches. Sué, pleuré, douté. Simulé fonctions triviales et aspirations sublimes. Ça force le respect. Comme un lieu de culte, un prétoire, un cimetière. N'importe quel réceptacle des épanchements humains, quoi !

             — Fantastique ! résume-t-elle.

             Les spectateurs s'installent. Brouhaha.

             — Ça me rappelle mes albums de quand j'étais petite.

             Sur quel mythe enfantin va se lever le rideau ? Guignol et Gnafron ? Arlequin ? Le Pierrot lénifiant de la commedia dell'arte ?

             La lumière s'éteint. Silence progressif. Trois coups à vous donner le frisson, puis Boris.

             Nora retient son souffle.

                                                                                                                    (A suivre)

     

     


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  • Chapitre 6

     Résumé des chapitres précédents : Bonne nouvelle : le clown Boris, idole de Charlie, passe au théâtre d’Auxerre.

     

             Une demi-heure plus tard, ils sont en ville. Coup de bol, il y a juste une place à côté du théâtre. Ils y garent la vieille 4L poussive.

             — Putain, t'as vu l'affiche ?

             Une photo de clown en noir et blanc, si contrastée qu'elle s'apparente à l'esquisse au fusain, se détache sur le mur en quatre par trois. Dessous, une phrase, rien qu'une : Le miroir qui réfléchit

             — Costaud, le slogan ! apprécie Nora.

             Charlie recule de quelques pas, penche la tête, cligne de l'œil. Siffle entre ses dents.

             — Grandiose !

             N'y aurait-il pas un soupçon de jalousie, dans cette admiration béate ?

             — Un jour, ce sera ton tour, mon oiseau ! promet Nora.

             Comme ils sont en avance :

             — On s'en jette une ? propose-t-elle, en désignant une terrasse bondée.

             Elle adore les troquets. C'est la seule chose qui lui manque, dans sa retraite. L'unique du village est le quartier général du club de foot local, et le rendez-vous des chasseurs, en saison. Elle n'y a jamais mis pas les pieds. D'autant que le patron vote Affront National et s'en vante.

             — Regarde, y a une table libre.

             Précédée de son homme, elle s'insinue entre les consommateurs — paaardon. Pieds de chaises râclant le trottoir.

             — Deux demis, s'il vous plaît !

             Dans les rues que le soleil rase et où l'ombre bleue s’insinue lentement, la flânerie est de mise. Les passantes trimbalent une sensualité lascive dans leur démarche, le négligé de leur tenue, une épaule nue, l'amorce d'un sein. Une cuisse trahie, l'espace d'un éclair, par la jupe fendue. Des pieds que les chaussures n'emprisonnent plus.

             Une odeur de peau, sauvage et douce, flotte dans l'air.

             — Chouette, hein ? murmure Nora.

             — Chouette, approuve Charlie.

             Ils s'embrassent, histoire d'être à l'unisson. Et de partager le goût de la bière, en sus.

                                                                                                                                           (A suivre)


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