•                                                                   Sale gosse

            

             Mon relieur adorait Brassens — auquel il ressemblait physiquement, rappelez-vous* — et dont il se sentait proche par l’anticonformisme, l’anticléricalisme, et la Mauvaise Réputation.

    Mais comme iI était un peu dur d’oreille, il ne saisissait pas toujours toutes les paroles. Dans La fille à cent sous, par exemple (qu’il appréciait particulièrement), lorsque Brassens chantait :

             « Et ce brave sac d’os dont j’n’avais pas voulu, même pour une thune,

             M’est entré dans le cœur, et n’en sortirait plus

             Pour toute une fortu-une »,il  comprenait : « Et ce brave sale gosse, dont je n’avais pas voulu… » Du coup, vu son refus de ma grossesse précoce, il se sentait directement concerné.

             — Le grand Georges a composé ces vers exprès pour moi, assurait-il. Il avait dû deviner ce que j’éprouverais. Quelle prémonition fulgurante ! Ah, c’était un sacré visionnaire !

             Puis, tapotant mon ventre d’une main paternelle : 

             — Sale gosse, va ! gloussait-il avec attendrissement.

             Je n’osais pas lui dire qu’ils étaient des millions, en France et en Belgique, à se reconnaître dans les paroles du moustachu. Individualiste comme il l’était, il n’eût guère apprécié l’amalgame. N’empêche que c’était le cas. Quel que soit le thème d’une chanson populaire, chaque auditeur y traque ses propres émotions,  et c’est justement ce qui fait son succès. Même chez les sourds !

            

              

                                       * (voir chapitres 63 et 64 du présent recueil)


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  •                                                                          Marie-Bise

     

             Dans la bande de copains, on la surnommait Marie-Bise, ce qui lui allait comme un gant. Primo, parce que son vrai nom était Marie-Lise ; secundo, parce qu’elle débordait de tendresse et ne ratait pas une occasion de l’exprimer ;  tertio, parce que ça rimait avec strip-tease.

             Or, le strip-tease, c’était son truc, à Marie-Bise.

             Faut dire, au niveau traits, elle n’était pas gâtée. En revanche, son  petit corps d’une grâce délicate faisait tourner toutes les têtes. Pourquoi ne l’aurait-elle pas montré ?

             Ce soir-là, nous étions une dizaine à dîner à sa table quand elle nous annonça :

             — Aujourd’hui, comme dessert, je vous offre un effeuillage.

             Un tonnerre d’applaudissements salua la bonne nouvelle, et tandis que notre hôtesse gagnait la salle de bains, quelques-uns d’entre nous s’occupèrent de la sono, d’autres de l’éclairage ou encore du décor. Bref, lorsqu’elle descendit, maquillée, parfumée et moulée dans un fourreau de soie noire, tout était prêt pour le spectacle : musique douce, bouquets de fleurs disséminés un peu partout, lumières tamisées et j’en passe....

             Ce fut un festival de sensualité. Enfin… durant cinq minutes, environ. Jusqu’à ce qu’éclatent les premiers rires, en fait. Jusqu’à ce que le fourreau, en glissant sur le sol, révèle non seulement des dessous arachnéens et une chair nacrée aux déhanchements lascifs, mais également une bonne grosse paire de charentaises — que, dans sa précipitation, Marie-Bise avait oublié de retirer.

     

             P.S. Cette anecdote me rappelle au passage l’aberrante « correction » apportée par Balzac et Littré au Cendrillon de Charles Perrault qui (la version d’origine en atteste) parlait bien d’une pantoufle de verre, et non de vair (c’est-à dire de fourrure grise, ce qui bousille carrément la symbolique du conte).

             Comme quoi, on peut être un génie littéraire, et ne pas avoir plus de jugeote qu’une strip-teaseuse !

     


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  •                                                            Le sale air de la peur

     

             Dans la littérature et le cinéma fantastiques, les chiens sont doués de perceptions extra-sensorielles. Si un esprit maléfique rôde dans les parages, ils le détectent immédiatement et, par leur attitude, nous révèlent sa présence. Nulle menace invisible n’échappe à la sagacité de ces gardiens fidèles, capables de déjouer, grâce au pouvoir de leur flair, les pièges surnaturels.

             Cette nuit-là, en l’absence de Sylvain, j’étais seule avec Zoé quand son comportement éveilla ma méfiance. Elle semblait terrifiée, rampait et gémissait, la truffe en éveil, les oreilles dressées et l’œil aux aguets. J’avais beau tenter de la rassurer, rien à faire. Quelque chose dans ma maison l’inquiétait à outrance, et cette inquiétude était si flagrante, si communicative que je finis par flipper, moi aussi. Surtout lorsque, fuyant le salon chaud et confortable, ma chienne dévala l’escalier obscur (dont elle redoutait la hauteur des marches, inadaptées à ses petites pattes), pour aller se réfugier dans le placard à balais.

             Je la ramenai dans ma chambre où je nous enfermai, hors d’atteinte des forces de l’au-delà.

             Lorsque Sylvain rentra, le lendemain matin, il nous trouva blotties l’une contre l’autre, n’ayant pas fermé l’œil et tremblant de tous nos membres. D’un regard, il fit le tour de la situation, puis ouvrit les rideaux :

             — Calmos, les filles, je tiens la coupable !

             Entre les plis du tissu stagnait une grosse mouche bleue.

             Il ouvrit la fenêtre et, d’une pichenette, mit l’insecte dehors.

             Je sentis ma Zoé s’apaiser aussitôt. Oh nom de nom ! Obsédée par mon trip d’épouvante à la con, j’avais oublié qu’elle craignait les mouches.

     


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  •                                                                       R.M.I.

     

           Dans le courant des années 80, sur mes conseils, Sylvain, sans travail ni revenus, se résout à s’inscrire au R.M.I. Muni du dossier opportun — et après une attente de deux heures et des broutilles —, il se présente au guichet pour formuler sa requête.  

             —Payez-vous un loyer ? lui demande l’employée.

             — Non, je vis chez mon amie.

             ­ — Alors, pourquoi, voulez-vous le R.M.I. ?

             — Euh… pour pouvoir manger.

             — Et votre amie, quand elle fait cuire un steak, elle ne vous en donne pas un morceau ?

             Sylvain, du tac au tac :

             — Elle est végétarienne !

             La répartie est assez vive pour que toute la salle en profite, ce qui met en lumière la mauvaise foi de la dame, et se solde par un grand éclat de rire. D’autant qu’étant venue « soutenir » mon compagnon dans l’humiliante démarche, j’ai suivi  le débat, et ne me prive pas de glapir haut et fort :

             — Je confirme ! Chez moi, on ne  mange que des choux de Bruxelles, et ceux qui n’aiment pas ça, ceinture !

     

             Sylvain n’obtint jamais le R.M.I. Il ne remplissait pas les conditions requises (dixit le courrier qui nous parvint quinze jours plus tard). Quel était le motif de cette décision ? Le  zèle d’une fonctionnaire qui veillait  jalousement sur les deniers publics, ou sa susceptibilité froissée ? Toujours est-il que Sylvain, qui raffolait de la bavette et de l’entrecôte, en fut réduit, par décret administratif, à ne plus se nourrir que de haricots verts et de radis, ce qui lui rendit sa ligne de jeune homme, et, accessoirement,  me fit passer pour une mégère.  

     


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  •                                                                    Le chapelet

     

             C’était une manie, chez mes parents. Pire, même : un tic. Dès qu’ils avaient un moment libre, ils récitaient le chapelet. A deux voix, s’il vous plaît ; trois quand ils parvenaient à m’entraîner dans la combine. Promenades à pied ou en voiture, piqueniques, soirées au coin du feu, instants de détente et de loisir, étaient systématiquement court-circuités par ces Je vous salue Marie et ces Notre père marmonnés d’un ton monocorde, tels les mantras d’un moulin à prières.

             «  Dire que, pendant ce temps-là, nous pourrions discuter, partager nos points de vue, confronter nos idées »,  regrettais-je souvent. Hélas, mes sollicitations ne faisaient pas le poids face à l’emprise extrême du pieux baragouin.

             Et ça, c’était compter sans les petits pois et les mangetout ! Lorsqu’assises côte à côte, nous épluchions les légumes du repas, nous eussions pu communiquer, maman et moi. Échanger des confidences, évoquer des souvenirs communs, voire même jouer aux devinettes, à Jacques a dit, ou au portrait. Mais que dalle ! À chaque cosse évidée, à chaque haricot équeuté, elle murmurait : «  Ayez pitié de nous, Seigneur », et si je restais muette, un coup de coude bien placé me ramenait illico à de meilleurs sentiments. Ainsi, les litanies religieuses eurent-elle raison de notre hypothétique complicité , renforçant encore, si besoin était, l’incompréhension générationnelle qui nous séparait.

             Parlez-moi, après ça, des bienfaits de la prière !

     


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