•                                                                           La vie à reculons

                                         

     

             Ce n’est pas par hasard qu’un auteur aborde un thème douloureux, dans un livre. C’est souvent parce qu’il se sent directement concerné, à travers son propre vécu ou celui d’un de ses proches. Le SIDA m’a interpellée, dès le début des années 80, en la personne de mon meilleur ami, catalogué séropositif à une époque où le VIH était encore très peu connu. Les rumeurs les plus fantaisistes couraient sur le mode de transmission du virus, ses remèdes et ses effets. On pensait que boire dans le même verre qu’un séropositif — ou même lui serrer la main, l’embrasser, lui parler de trop près, etc —  étaient des facteurs de contamination. Mon ami, qui se nommait Alain, a vu, de la sorte, ses copains, ses collègues de travail, ses voisins, le fuir « comme la peste ». M’étant personnellement renseignée auprès d’un médecin spécialisé des risques qu’il nous faisait encourir, à moi, mon mari et surtout notre fille de dix ans, j’ai décidé d’écrire un livre pour dénoncer les idées fausses qui stigmatisaient cette maladie, et provoquaient l’exclusion de ceux qui en étaient atteints. Par l’intermédiaire du médecin que j’avais consulté, j’ai fait la connaissance d’un garçon de 15 ans, prénommé Ludo, qui m’a raconté sa déplorable expérience d’élève séropositif en milieu scolaire. J’ai repris certaines de ses confidences dans mon livre (l’épisode de la piscine, entre autres).

             À l’époque où j’ai écrit  La vie à reculons , Mélanie venait d’entrer en quatrième. Après en avoir discuté avec elle, j’ai décidé de situer l’histoire dans sa classe. J’ai donc pris quelques-uns de ses copains comme personnages. Thomas, en revanche, a été créé de toute pièce, mais certaines de ses réactions se rapprochent de celles de Ludo. Elsa, quant à elle, est une jeune fille que je croisais chaque matin sur le quai du métro, en allant au travail. Je ne lui ai jamais parlé. Elle ignorera toujours que j’ai « capturé » son image pour la mettre dans mon roman. Le décor aussi est authentique : c’est le quartier périphérique de Paris où nous vivions, à cette époque. C’est sans doute en partie grâce à ça que  La vie à reculons  est en prise sur le réel. J’y décris des événements qui, bien qu’étant de la pure fiction, se rapprochent de la « chronique de vie ». (Je vous rassure tout de suite : les voyous, eux, sont complètement imaginaires !)

             J’ajouterais que les ados qui m’ont servi de modèles étaient très excités, pendant la rédaction du livre. Ils se demandaient de quelle manière j’allais les mettre en scène. Lorsque le roman est paru, je leur en ai offert un exemplaire à chacun. La plupart d’entre eux se sont sentis flattés, ou, en tout cas, se sont reconnus. La seule à protester fut ma fille, qui n’aimait pas la Mélanie malveillante qu’elle incarnait. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un rôle, comme celui joué par n’importe quel acteur, et pour la consoler, j’en ai fait l’héroïne de mon roman suivant,  L’envers du décor , où elle incarne Ohoo, une fille super-sympa.

     

             Aujourd’hui,  La vie à reculons a vieilli. On a fait de grands progrès au niveau de l’information, et il existe des remèdes contre le SIDA. Avec le recul, les réactions hostiles de l’entourage de Thomas semblent excessives, et c’est tant mieux. Ça signifie que, à ce point de vue du moins, notre société a évolué dans le bon sens.

             Quant à Alain, qui est à l’origine du livre, bien que sous trithérapie depuis plus de vingt ans, il se porte comme un charme. Et j’ai régulièrement des nouvelles de Ludo par sa mère. Il vit aujourd’hui à la Martinique, est marié, et a adopté trois enfants.

     


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  •                                                                Tout simplement des hommes

     

             A Paris, dans mon quartier, il y a des sans abris. Tout un groupe. Des Africains, des Français bon teint, quelques Beurs, un Cambodgien. Ils ont élu domicile sur une petite place, à l'ombre des platanes. Du soir au matin, ils chantent, dansent, se disputent, font la manche. Vivent, quoi. Ou du moins essayent, avec le peu qui leur reste.

             Les riverains ont signé une pétition pour qu'on retire les bancs de la petite place. Histoire de les faire fuir. A partir d'un certain degré de misère, les bonnes gens estiment qu’on n’a plus le droit de s’asseoir.

             Les vieux qui squattaient jadis ces bancs publics, sont partis ailleurs. Avant, ils se parlaient, le temps d'une petite halte. Des courants de sympathie s'installaient entre les exclus et les retraités — ces autres exclus.  Maintenant, plus de contact possible.

             Dans plusieurs villes de province, la mendicité a été interdite ; être dans le besoin est devenu un délit. Triste été, pour les sans ressources. Et qu'en sera-t-il de l'hiver qui se prépare ? Quand il fait beau, on a tendance à oublier que ces éternels campeurs vont se trouver confrontés au vent, à la pluie, au gel, à la neige. Actuellement, ils dorment à même le sol, sur des matelas crasseux, mais en septembre, les nuits sont encore douces...  Avec l'automne qui arrive, comment seront leurs nuits à venir ? Et les nôtres, lorsque nous penserons à eux ?

             D’ailleurs, tant que nous y sommes, si nous cessions de les désigner par ces trois lettres  honteuses, SDF, pour les appeler tout simplement des hommes ? Notre regard sur eux changerait peut-être, non ?


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  •                                       Les jolis concontes de la mère Gudule 

           (En souvenir de Phil, le génial auteur de « La chopine ardente »

    http://philcomix.blogspot.fr/2012/04/chopine-ardente.html)

             Quand Phil est mort, en 2012, tous ses copains dessinateurs et rédacteurs décidèrent de créer un  journal rien que pour lui. Un numéro unique où chacun se fendrait d’une création–hommage, juste pour lui dire qu’on l’aimait, qu’on ne l’oubliait pas, et surtout le remercier de nous avoir tant fait rire. Ayant eu vent de ce projet alors qu’il tirait à sa fin, je m’empressai d’écrire une histoire rigolote que j’envoyai à qui de droit. Manque de bol, elle arriva trop tard ; le journal était déjà parti à l’imprimerie.

             Du coup, je me retrouvai toute seule sur le quai désert,  comme le passager qui vient de rater son train.

              Cette histoire, la voici.  Je vous la livre toute chaude, en échange d’une petite pensée pour ce vieux Phil. Où qu’il soit, je suis certaine que ça lui fera plaisir.

                            

                      1) La perfusion ardente

     

             On se retrouvait le soir dans la chambre de Gusse, un pote tétraplégique. La grosse Francine — tu sais, celle qui ne porte jamais de slip sous sa blouse — versait de la gueuze dans nos cathéters.

             — A la vôtre, fieux ! que je gueulais à la cantonade.

             — A la tienne, potferdom ! répondait Willy Vanstouffeling, un ex-fritman en soins palliatifs, encore très bon vivant.

             Et Jefke Snullekop, l’ancien vendeur de brols du vieux marché, entonnait à pleine voix sur l’air de « La mattchiche » :

             C’était une Espagnole

             De la Marolle

             Elle avait des belles crolles

             A sa mijole !      

             On reprenait les « tsoin tsoin » en chœur, Francine riait à gorge déployée. Malgré son parkinson, Jefke lui foutait la main quelque part ; elle lui en retournait une et tout le monde se marrait. C’était le bon temps.

             Depuis que je suis sorti de l’hôpital, je m’emmerde. Je m’assieds aux tables des bistrots, je dessine sur les sous-bocks, je picole un peu. J’échange quelques mots avec les habitués, la pluie, le beau temps, tout ça. Mais le cœur n’y est plus. Mes compères de biture me manquent. Et les fesses de Francine, qui nous resservait sans même qu’on le lui demande, dès que la perf’ était vide...

             Il m’arrive quelquefois d’aller leur rendre visite, mais ce n’est plus pareil. Je suis devenu quelqu’un de l’extérieur, un étranger ; pire, un renégat. J’ai coupé le tuyau d’oxygène qui me reliait à la matrice commune ; j’ai déserté le club des hospitalisés.

             L’autre jour, pour bien me faire comprendre que je n’étais plus des leurs, Francine a mis une culotte, en ma présence. Alors, je me suis senti définitivement rejeté.

             Je suis parti au long des rues, la tête basse et l’âme en berne. Tel un exilé dans la foule urbaine. Un banni. Une merde.

             Santé, je te hais.

     

    2) Rencontre avec Jean-Pierre Bouyxou *

     

             http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Pierre_Bouyxou

     

    En ce temps-là, Jean-Pierre Bouyxou répondait encore au téléphone, et venait quand on l’invitait. C’était il y a fort longtemps. Je travaillais, pour ma part, dans la presse dite “de charme” — du cul bas de gamme, en vérité ; des babils de sous-ventrière dont nous abreuvaient des lecteurs prolixes, et que nous publiions après remise en forme. Jean-Pierre, quant à lui, dirigeait une revue érotique à haute tenue morale, et par ailleurs fort belle, que j’admirais beaucoup. Comment fûmes-nous amenés à nous rencontrer ? On ne peut plus simplement : un jour, il débarqua, sans tambours ni trompettes, dans l’entreprise où je sévissais vaille que vaille. Pour quelle raison ? Je l’ignore. À l’instigation d’une de mes collègues, peut-être ? Ou par simple curiosité professionnelle ?

             Bref, il se présenta à l’accueil, accompagné de trois de ses plus proches collaborateurs, messieurs Félix Lechat*, Jérôme Fandor* et Georges de Lorzac*, et demanda à parler au maître de maison. Ce dernier étant absent, je le remplaçai au pied levé, et ainsi, ô merveille, ô joie, ô volupté, eus-je le privilège de voir, de mes propres yeux — et dans toute sa splendeur — l’insigne visiteur.

    Il était beau, je ne crains pas de le dire. Et, chose fort troublante, ses trois compagnons semblaient ne former, avec lui, qu’une seule et même personne. Ayant été élevée dans la religion, je ne pus m’empêcher d’évoquer la Sainte Trinité. Sauf qu’il s’agissait du Saint Quatuor — ce qui est encore mieux — et qu’il ne se composait point, comme l’autre, d’un vieillard cacochyme, d’un crucifié pantelant et d’une colombe en rut (trio, à tout prendre, d’assez mauvais goût), mais de quatre jeunes gens fort bien faits de leur personne, qui se ressemblaient comme des frères.

    Mon cœur battit, ce jour-là, je l’avoue, quatre fois plus vite qu’à l’ordinaire.

    Je fis entrer dans mon bureau l’entité multiforme, et nous causâmes. Jean-Pierre et consorts avaient autant d’esprit dans leurs propos que dans leurs écrits, et je voyais briller, au fond de leurs prunelles, la même affriolante malice que celle qui me transportait quand je lisais leurs rubriques. Pour quelqu’un qui, comme moi, éprouve pour tout ce qui est couché sur papier une passion proche de l’hystérie, il y avait, au sens propre du terme, de quoi perdre la tête.

    Je la perdis donc, au cours d’une conversation dont j’ai oublié la teneur mais point la profonde sensualité. Ni la gouleyante érudition, dans la veine de la revue qu’animaient ces messieurs, et qui — j’ai omis de le signaler, gourdasse que je suis — portait le fascinant nom de  Fascination

    Je la sentais (ma tête) se décoller doucement de mes épaules quand l’ange entra.

    L’on embauche quelquefois des anges, dans les rédactions comme les nôtres. Leur fonction consiste à épicer d’un zeste de séraphisme les diableries que nous publions, afin d’amadouer la censure — voire le public. C’est notre caution morale, en quelque sorte. Notre vade-mecum (et non point “va de mes couilles”, je vous en prie, évitons les jeux de mots foireux si nous ne voulons pas que cet articulet se désarticule). Or, cet ange-là était femelle, et, contrairement à ses semblables, possédait bel et bien un sexe, dont elle usait, fort adroitement, à tout propos.

    Entre l’ange et le quatuor, ce fut, comme qui dirait, le coup de foudre. Enfin, je le crus…

    Ma tête reprit illico sa place d’origine : la simple mortelle que j’étais, plus très jeune de surcroît, ne faisait pas le poids, face à une créature céleste de cette trempe.

    Celle-ci battait des ailes, ce qui, dans son langage, était fort éloquent. Jean-Pierre et ses trois acolytes ne pouvaient ignorer, sous peine de muflerie, d’aussi flagrantes avances, si bien que la conversation, jusque là édifiante, prit un tour polisson. Me sentant de trop, je m’éclipsai sous un prétexte quelconque — un éditorial à torcher, si ma mémoire est bonne ; ou des épreuves à corriger —, pour les laisser en tête-à-tête. J’avais les boules, comme on dit. Les anges qui vous cassent votre coup avec une telle désinvolture, je les vouais aux gémonies. Aux feux de l’enfer. Aux géhennes infernales jusqu’à la vingt-troisième génération !

    Je ruminai ma déception toute la soirée et toute la nuit. Jusqu’au lendemain matin, en fait, lorsque je vis se pointer, l’aile en berne et l’auréole caduque, mon bel ange dépité. Elle avait, m’avoua-t-elle, invité le quarteron chez elle, fermement décidée à l’emmener au septième ciel. Dans ce but, elle lui avait fait boire un philtre aphrodisiaque de sa composition, lui avait tenu des discours insanes, et s’était montrée sous son meilleur jour.

    — Je les pensais à ma botte, ces quatre nigauds, me dit-elle (un ange botté, n’est-ce pas le summum du fétichisme ? NDLA). Eh bien, me croiras-tu ? Quand sonna minuit — l’heure du crime et des élans bestiaux—, telle Cendrillon, ils s’enfuirent sans demander leur reste. Abandonnant, dans leur précipitation, quatre godillots de verre sur les marches de mon immeuble.

    Et, ce disant, elle exhibait piteusement le quadruple trophée, gage de sa déconfiture.

    Je lui en demandai un ; elle me les donna tous avant de partir vaquer à ses occupations. Encore aujourd’hui, ils trônent sur ma cheminée, me rappelant, par leur seule présence, qu’ici-bas tout n’est que vanité. Je les chausse quelquefois, comme le petit Poucet ses bottes sept lieues, dans l’espoir qu’ils m’entraînent, par-delà les veaux et les sots, au Parnasse des génies littéraires. Hélas trois fois hélas, ils sont trop grands pour moi et je les perds en route. Alors, bon, je les fous dans un placard, et je relis ma collection de Fascination en me bourrant de chocolat blanc. Si ça ne fait pas de bien, au moins, ça ne fait pas de mal, et ça enrichit ma culture générale.

     

       

         * * *  Trois pseudos de Jean-Pierre Bouyxou

     


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  •                                                                  Esprit de famille

     

           Pierre, le mari de ma Marraine, était un fou de vieilles voitures. Et, comme tous ses semblables, il aimait partager sa passion. Quand, après notre mariage, Alex et moi allâmes leur rendre visite, au cœur des Ardennes belges, il n’eut rien de plus pressé que d’embarquer  son « nouveau cousin » dans sa dernière acquisition : une Lotus, si je me souviens bien. La légendaire voiture de Patrick Mc Goohan dans la série anglaise Le Prisonnier.

             ­ — On va la tester sur le circuit de Francorchamps ? proposa-t-il. C’est juste à côté, et tout est prévu pour faire de la vitesse.

             Une demi-heure plus tard, ils revenaient à pied.

             — Pierre m’a passé le volant et j’ai perdu le contrôle, nous expliqua Alex d’un air penaud. Pas l’habitude de conduire des bolides pareils, moi ! Je suis désolé…

             Alors Pierre, sans une once de rancœur ;

             — Pas de problème ; maintenant, tu fais vraiment partie de la famille.

             Ah, c’était un sacré bonhomme, mon cousin Pierre !

     


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  •  

                                 Petits moments de reconnaissance

           J’aimerais clore ces « Grands moments de solitude », par deux « Petits moments de reconnaissance » envers ceux — auteurs, personnages, éditeurs, lectures — grâce auxquels a pu se construire ma carrière, avec ses instants de bonheur, de honte, de fous-rires, de frustration, d’exaltation, de découragement, dont ce livre donne un aperçu.

             Les deux textes qui suivent évoquent ma collaboration avec les éditions Hachette, à travers ses collections légendaires : La Bibliothèque verte et La Bibliothèque rose.

     

     

                                                   1) Cher Instit, 

     

             Vous l'ignorez sans doute, mais je vous dois beaucoup, et plus encore que cela ! C'était en 1994, si je me souviens bien. Je travaillais alors dans la presse bas-de-gamme où je m'ennuyais ferme, et, tout en sélectionnant petites annonces et encarts publicitaires, je me disais :

             « Ah, si je pouvais vivre de mes livres… »

             Désir utopique s'il en est ! Certes, j'avais, au cours des sept années précédentes, publié une demi-douzaine d'ouvrages, en mordant sur mes loisirs et mes heures de sommeil, mais de là à en faire mon activité principale ! Ce n'étaient pas, hélas, six titres marchant cahin-caha qui allaient payer le loyer, l'électricité, la bouffe, les notes de téléphone de ma fille et les croquettes du chat.

             Dans mes moments de déprime, j'avais fait un calcul sordide mais réaliste : pour arriver à « nouer les deux bouts », il me fallait sortir au minimum dix livres par an, le montant des à-valoir étant, grosso-modo, l'équivalent d'un mois de salaire. Or, j'étais loin du compte ! Et même si j'avais été capable de les écrire, ces livres, encore eût-il fallu les publier ! Quel(s) éditeur(s) eû(ssen)t pu m'assurer une telle régularité, une telle abondance ?

    « Aucun, hélas… » pensais-je.

    Eh bien, je me trompais. Le miracle jaillit sous forme d'un coup de fil de Laurence D., alors directrice de la Verte et de la Rose. Elle me proposait la novélisation d'un épisode de votre série télévisée, alors en plein essor.  Les deux premiers titres, m'expliqua-t-elle ( Concerto pour Guillaume et  Le mot de passe)  avaient été confiés à des auteures-maison qui ne souhaitaient pas récidiver, et elle leur cherchait des remplaçants. Cela me tentait-il ?

             J'ignorais alors en quoi consistait l'adaptation d'un film en livre, mais puisqu'il s'agissait d'écrire, c’était forcément dans mes cordes. D'autant que je vous connaissais pour vous avoir vu deux ou trois fois à la télé, et je me sentais en accord avec ce que  vous véhiculiez : générosité, égalité, fraternité, respect de la différence, refus de toute forme d'exclusion, racisme ou discrimination. Je pouvais  donc, sans risquer de trahir mon éthique, m'approprier votre personne et mettre mes mots dans votre bouche.

             Laurence me fournit la cassette de l'épisode qu'elle me destinait ( Vanessa, la petite dormeuse), ainsi que le scénario d'origine, en me précisant que c'était assez urgent. Mon fils Frédéric, qui travaillait sur les décors du  film, me fit découvrir les hortillonnages d’Amiens où il était tourné, et, gonflée à bloc, je me lançai à corps perdu dans l'aventure.

             Une dizaine de jours plus tard, j’apportai ma première mouture à l’éditrice qui l’accepta sans hésiter. La symbiose entre vous et moi était, assura-t-elle, totale ; nous étions véritablement faits l'un pour l'autre.

    — Seriez-vous prête à prendre la totalité de la série en charge ? hasarda-t-elle. Je vous préviens : il y aura environ sept livres par an.

    Je faillis lui sauter au cou. Sept Instit, plus, disons, deux ou trois bouquins de mon crû, j'atteignais mon quota !

    Je n'eus pas besoin de répondre : elle lut sur mon visage un oui sans réticence. Ainsi, cher Instit, débutèrent, pour nous deux, trois années d'union, ma foi, fort harmonieuses. Vous me fournissiez le gîte et le couvert, je vous conférais, en échange, forme, épaisseur, existence, humanité. Virent ainsi le jour quelque vingt-cinq ouvrages — nos enfants, en somme— dont ni vous ni moi n'eûmes, je crois, à rougir.

    Aujourd'hui, le parcours commun est terminé depuis bien longtemps. Mais il m'arrive d'y repenser avec émotion, surtout quand de jeunes lecteurs — et ils sont encore très nombreux ! — me parlent de vous, en précisant : « C'est grâce à l'Instit que je me suis mis à lire. » Alors, je sais que, vous et moi, n'avons pas perdu notre temps, puisque nous leur avons ouvert, ensemble, les portes du rêve.

    (Pour plus de détails, voir les chapitres 52, 53 et 169 du présent recueil)

     

                                                  2) La Comtesse, Fifi et moi

     

             Du plus loin que je me souvienne, la Bibliothèque Rose a tenu dans ma vie une place de choix. Mes premières vraies émotions de lectrice remontent aux romans de la Comtesse de Ségur, ces magnifiques ouvrages à couverture rouge, dorée au fer, que je tenais de ma grand-mère. À l'époque, ils n'étaient pas encore illustrés par Pécoud — dont les dessins très "années trente" furent, par la suite, indéfectiblement liés à l'œuvre de la Comtesse — mais enluminés de gravures vieillottes qui me transportaient. J'ai appris à lire en déchiffrant avidement Les malheurs de Sophie et Les mémoires d'un âne, ce dernier titre restant pour moi, en dépit des critiques dont il a pu être l'objet, l'un des monuments de la littérature jeunesse.

             Puis, un jour, vint Fifi Brindacier, et l'approche, à travers les mésaventures cocasses de la trublionne aux nattes rousses, de l'humour, de la désinvolture, de l'impertinence et de l'insoumission. Je n'oublierai jamais mon émerveillement en découvrant, dans La princesse de Couri-coura, une héroïne fondamentalement différente de toutes celles que j'avais croisées jusqu'alors. Rompant avec la traditions bien établie des personnages-modèles que les livres pour enfants, par souci pédagogique, imposaient à leurs lecteurs, Fifi en remontrait aux adultes, vivait seule en compagnie d'un singe et d'un poney, et possédait une force surhumaine. Bref, elle ne cherchait pas à nous faire la morale mais la transgressait, au contraire. Je crois avoir appris, sous la plume d'Astrid Lindgren, le sens du mot « liberté ».

    Fifi ne m'a plus jamais quittée, depuis. Je lui dois, en grande partie du moins, ma fougue d'écrire, et nombre de mes héros portent son empreinte. Zoé-la-trouille, entre autres, qui m'a ouvert les portes de cette collection mythique…

             Paraître dans la Bibliothèque Rose était pour moi plus qu'un rêve : un  fantasme. Prendre la suite des Grands Dames qui lui ont donné son âme, son identité, et ont aidé tant de fillettes à se construire, quel privilège, quel honneur ! L'occasion m'en fut offerte il y a une vingtaine d'années, et depuis, Zoé côtoie, pour mon plus grand bonheur — et, je l'espère, celui des lecteurs d'aujourd'hui —, les Sophie, les Cadichon et les Fifi qui ont  ébloui mon enfance.

     

    (Pour plus de détails, voir le chapitre 32 du présent recueil)


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