• Pour ceux et celles que ça amuserait, on peut télécharger à l'adresse ci-dessous la totalité des numéros de "Lard-frit", fanzine de Jean-Louis Lebreton paru au début des années 80. J'y ai fait mes premières armes dans le mini-texte d'humour... En plus, y a plein de beau monde, vous verrez !


    http://www.jeanlouislebreton.com/defaut.php?LAPAGE=template9.php&PAGE=8&TEMPLATE=9&pageselect=0

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    Hérédité chargée

               Je m'appelle Léopold Dugousset-Plancton. Lorsqu'Amélie Plancton, ma mère, belle indolente au sein pulpeux, rencontra Vladimir Dugousset, brillant intellectuel et infatigable chercheur, ils surent immédiatement que c'était pour la vie. Ces deux êtres remarquables ne pouvant engendrer qu'un rejeton d'exception, je naquis, doté du charme de l'une et des facultés cérébrales de l'autre. Confiant en ma bonne étoile, je grandis et m'installai confortablement dans la vie. Ma séduction naturelle et mes capacités professionnelles me menèrent bientôt aux faîtes de la gloire où je siège aujourd'hui, puissant quinquagénaire. Riche et aimé, je possède tout ce qu'un humain ambitionne, et cependant...

                Les Dugoussets sont énergiques mais stressés. Mon père, après une vie de labeur où il a usé sa santé, est mort, squelettique, cardiaque et aigri. Amélie, pour sa part, étant de souche molle, vieillit en légume, obèse et gâteuse.

                En moi, Planctons et Dugoussets donnent aujourd'hui leur pleine mesure. C'est le privilège de l'âge. La vraie nature des êtres ne se révèle qu'une fois le masque de la jeunesse arraché. Après un demi siècle de relative discrétion, les gènes s'exacerbent, s'hypertrophient, et la cohabitation pacifique des tendances contradictoires se détériore. Plancton, j'enfle et m'empâte à la manière d'un capaud. Dugousset, je brûle d'une ardeur ascétique. Tout lymphatisme planctonien provoque aussitôt une réaction dugoussienne d'une violence extrême, et je m'autopunis jusqu'à ce que ma maigreur reprenne le dessus. Mais bien que poussif, mon planctonisme est obstiné à la manière des baudruches. Sitôt la vigilance adverse en défaut, il redresse la tête. Et me voici gonflant, barrique sur pattes, bibendum,  tas de gélatine flasque, déployant d'ignobles replis graisseux. Réponse immédiate de mes chromosomes paternels : culpabilisé au dernier degré, je fonds, m'épuisant en régimes, exercices débridés, exploits sportifs. Et paf ! infarctus. Condamné à l'immobilité, je me ramollis illico et grossis jusqu'au prochain sursaut dugoussien.

                Ce combat me tuera, je le sais. Victime d'une incompatibilité conjugale dont mes parents n'ont jamais eu conscience — ou qu'ils ont jugulée par amour, leurs concessions mutuelles ayant fait d'eux un couple modèle —, je suis leur champ de bataille posthume. En moi, ils règlent leurs comptes, avec une virulence qui n'a d'égale que leur patience d'antan. Cinquante ans de frustrations réciproques stigmatisent ma chair et font de moi l'otage meurtri de la plus grande aberration de tous les temps : le mariage.

                Qui, d'Amélie ou de Vladimir, aura ma peau ? Lequel des deux mettra fin à mes jours, défiant l'autre jusqu'à éliminer, purement et simplement, le produit de leur fusion ? M'amplifierai-je jusqu'à l'explosion suprême, ou me décharnerai-je jusqu'au néant ? L'avenir seul me le dira. Témoin ultime, j'arbitre le match dont je suis à la fois le terrain et l'enjeu, et faute de mieux, il me passionne. « Qui préfères-tu, ton père ou ta mère ? » me demandait-on quand j'étais petit. Invariablement, je répondais la formule consacrée : « J'aime mieux la merde ». Et la merde me l'a bien rendu. 

     

     

     

     


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    L’HOMME QUI MOURUT CINQ FOIS

     Doit-on croire tout ce que disent les journaux ?

     

             C’est l’écrivain Mark Twain (1835-1910), qui rapporte cette curieuse histoire dans l’une de ses chroniques au Harper's Magazine.

              Le général Washington avait un domestique prénommé Georges qui, après l’avoir servi avec dévouement durant un demi siècle, lui survécut une dizaine d’années. En 1809, on put lire dans La Gazette de Boston :

               Nous déplorons le décès de Georges, le fidèle serviteur de Washington. Il avait quatre-vingt quinze ans et, malgré son grand âge, se souvenait distinctement de la seconde élection présidentielle de son maître. Avec lui, c’est un peu de la mémoire de l’Amérique qui s’en va.

               Jusque là, tout est normal. Mais en mai 1825, c’est-à-dire seize ans plus tard, un journal de Philadelphie annonce :

                Georges, le domestique favori de Washington vient de nous quitter à Macon, en Georgie, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Quelques heures avant sa mort, il évoquait encore avec lucidité la seconde élection présidentielle du général, la reddition de Cornwallis et la bataille de Trenton. Toute la population de Macon l’a accompagné dans sa dernière demeure.

                Durant une quinzaine d’années, il n’est plus question de ce curieux « revenant ». Cependant, le 25 novembre 1840, on trouve cet  entrefilet dans le Républicain de Saint-Louis :

                Georges, qui servit le général Washington durant cinq décennies, vient de mourir dans notre ville à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Il se rappelait nettement les deux élections du président, la reddition de Cornwallis, les batailles de Trenton et de Monmouth, la proclamation de la Déclaration d’Indépendance, et bien d’autres événements du plus vif intérêt. Une foule considérable suivait son cortège mortuaire.

               Quinze ans passent encore et, en 1855, un quotidien de Californie titre, à la une :

                ENCORE UN HÉROS QUI NOUS QUITTE

                Le 7 mars, à Dutch Flat, s’est éteint Georges, le vieux serviteur de Washington. Il avait quatre-vingt-quinze ans et se souvenait encore clairement des deux élections présidentielles, de la reddition de Cornwallis, des batailles de Trenton, de Monmouth et de Bunker Hill, de la proclamation de la Déclaration d’Indépendance et de la défaite de Braddock. Plus de dix mille personnes assistaient à ses obsèques

                C’est en juin 1864 que Georges meurt pour la dernière fois.

                DISPARITION D’UN ILLUSTRE SURVIVANT DE LA RÉVOLUTION, annoncent les journaux du Michigan.

               Nous avons le regret de vous faire part du décès de Georges, le fidèle serviteur de Washington. En dépit d’une santé chancelante, ce patriarche de quatre-vingt-quinze ans n’avait pas oublié les deux élections du général, la reddition de Cornwallis, les batailles de Trenton, de Monmouth et de Bunker Hill, la proclamation de la Déclaration d’Indépendance, la défaite de Braddock, les caisses de thé jetées à la mer dans le port de Boston et l’arrivée à terre des Pélerins. Son enterrement, qui a réuni plus de vingt mille personnes, a donné lieu à d’ardentes manifestations patriotiques.

               Et Mark Twain de conclure avec ironie :

               « Ce Georges est vraiment quelqu’un de remarquable. Non seulement il ne vieillit pas, mais à chacune de ses morts, sa mémoire remonte un peu plus loin dans le temps. Si l’on en croit sa dernière éloge funèbre, il se rappelait l’arrivée des Pélerins qui eut lieu en 1620, quasiment un siècle avant sa naissance. S’il revient encore, ce qui ne me surprendrait guère, sans doute aura-t-il des souvenirs très précis sur la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ! »


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  • Jean-Marie David, de la librairie Sauramps, à Montpellier, a posté ça, ce matin. Heureusement que les libraires sont là pour tenir les auteurs au courant de leurs prochaines sorties !

     

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  • Bien que vous la connaissiez déjà, cette Solitude, en hommage à Sylvain.

     

    Rêve brisé

              Durant nos premières années de vie commune, Sylvain et moi étions fauchés. Mais ce qui s’appelle fauchés, hein ! Une fois le loyer payé, il nous restait à peine de quoi acheter des nouilles chez Ed, et encore...

             Un jour, en me baladant dans un dépôt-vente du quartier, je tombe en arrêt devant un buste art-déco en plâtre, patiné façon bronze. J’ai rarement le coup de foudre pour un objet, mais cette Thaïs-là (le nom est inscrit sur le socle) me fait littéralement baver. Le problème, c’est le prix. Toutes les nouilles du mois n’y suffiraient pas, et nous ne sommes pas tentés par un jeûne prolongé...

             Je mets donc ma convoitise en berne. Mais à défaut de posséder la merveille, je prends l’habitude de lui rendre quotidiennement visite. C’est comme un rituel. A chaque fois que j’entre dans l’entrepôt, je me demande, le cœur battant, si elle sera au rendez-vous. Par chance, elle est très chère et ne trouve pas d’acquéreur.

             Ce manège dure des semaines. Parfois, Sylvain m’accompagne, parfois non. Je reste dix minutes en contemplation puis je m’en vais, pour revenir le lendemain, le ventre noué par l’inquiétude. Est-elle toujours là ?

             Hélas, tout est éphémère ici-bas. Un matin, horreur ! Plus de Thaïs...

             Tandis que je reste figée devant l’emplacement vide, Sylvain va aux nouvelles. Et apprend que, non, la statue n’a pas été vendue. La veille au soir, bousculée par un client, elle est tombée et s’est brisée.

             — Qu’avez-vous fait des morceaux ? demande-t-il.

             — On les a mis à la poubelle.

             — Je peux les prendre ?

             — Si vous voulez.         

             Sans hésiter, Sylvain se rue vers les grands conteneurs alignés dans la cour, les explore un à un. Et je le vois revenir, son trophée à la main dans un sac en plastique.

             Le temps de passer à la supérette chercher de l’araldite, et il se met au travail. Durant quarante-huit heures, il va s’atteler avec une patience d’ange à ce puzzle grandeur nature. Car si le visage, par miracle, a été épargné, les circonvolutions de la chevelure, les épaules, le drapé de la toge sont en miettes. Qu’à cela ne tienne : sans jamais s’énerver, Sylvain trie, assemble, colle entre eux des morceaux parfois microscopiques, ponce, patine, bref reconstitude si bien la statue que même un œil exercé ne verrait pas les raccords. Ainsi, au terme d’un labeur acharné, Thaïs ressuscitée prend-elle triomphalement place sur notre cheminée.

             D’où elle tombera, un mois plus tard.

             Par ma faute.

             Et surtout celle de son concepteur d’origine qui avait prévu un socle trop étroit pour son poids.

     

             Les débris sont toujours dans leur sac en plastique. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’ils nous suivent, dans tous nos déménagements. On ne jette pas un rêve, même s’il est brisé.


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