• CONTES À VOMIR DEBOUT 16

       Le démon du jeu

            Quand Laurent rentra vers deux heures du mat’ en m’annonçant qu’il venait de perdre son meilleur ami au poker, je ne dis trop rien. On ne peut pas toujours gagner, n’est-ce pas ? Et comme ce « meilleur ami », je ne pouvais le sentir, cela ne me fit ni chaud ni froid. Mais lorsque, deux jours plus tard, il pauma successivement le voisin de palier, ma sœur Henriette, la concierge et l’épicier arabe ouvert sept jours sur sept, je commençai à la trouver saumâtre.

             — Arrête ça ou je me barre, déclarai-je fermement.

             Et, joignant le geste à la parole, je partis en claquant la porte.

             Oh, je n’allai bien loin ! Au troquet d’à-côté, en fait. Chez madame Irène où je fis la connaissance de Marc-Antoine.

             Entre nous, ce fut le coup de foudre instantané et réciproque. Le soir même, je m’installais chez lui.

             Il ne me dit pas tout de suite qu’il était joueur. Vu ma pécédente expérience, je crois que je ne l’aurais pas supporté. Il me ménagea donc et, durant plus d’un mois, jugula sa passion au profit de la nôtre. Puis le démon du jeu reprit le dessus.

             — Mais ne t’inquiète pas, je gagne toujours, m’assura-t-il.

             C’était la stricte vérité. Chaque soir, il rapportait scrupuleusement ses gains à la maison. Un jour, une bonne sœur ; le lendemain, le PDG d’une entreprise de robinetterie avec sa famille et ses domestiques ; la fois suivante, le club de foot local... Au début, j’alignais ces trophées sur la cheminée avec, je l’avoue, une certaine fierté. Mais bientôt, ils débordèrent sur le reste de l’appartement. Plus moyen de se remuer, entassés comme on l’était. Aussi, quand Marc-Antoine gagna successivement les chœurs de l’armée rouge, le grand orchestre philarmonique de Londres et la totalité des conseillers municipaux du vingtième arrondissement, je lui mis le marché en main : 

             — Tu me bazardes tout ce bordel ou je te quitte !

             Sans hésiter, il me montra la porte.

             Comme je noyais mon chagrin au bar de madame Irène, elle me dit gentiment :

             — Laisse tomber les mecs, ma petite, et viens vivre avec moi : je ne suis pas joueuse.

             Deux heures plus tard, j’emmenageais dans son duplex. Un endroit charmant d’où rien ne sortait jamais et où rien ne rentrait. Les premiers temps, cette immuabilité m’enchanta. Je la trouvais reposante. Puis elle commença à me faire flipper. Le manque d’habitude, sans doute. Aussi, pour tromper mon angoisse, me mis-je à jouer au poker avec Laurent et Marc-Antoine. J’ai déjà perdu toute la clientèle du troquet, mais j’ai gagné, en revanche, les habitants de Bab-el-Mandeb, en Afrique septentrionale. Malheureusement, cette population, en majorité musulmane, ne boit pas d’alcool, ce qui a fait baisser de manière inquiétante le chiffre d’affaire de madame Irène. Depuis, elle me regarde d’un drôle d’air. En revanche, mes partenaires m’adorent. Je crois qu’on va finir par se mettre en ménage, tous les trois ! 

    « VIVEMENT AVRIL, POIL AU NOMBRIL !ÇA VIENT DE SORTIR ET C'EST RIGOLO »

  • Commentaires

    1
    Vendredi 25 Janvier 2013 à 07:31
    Benoît Barvin
    Bien, très bien... Un conte absurde - quoique - qui aurait plu à Jacques Sternberg... On débute bien la journée!
    2
    Vendredi 25 Janvier 2013 à 09:34
    Tororo
    Mais c'est rien, c'est juste un petit bout du CAVD n° 14 (celui qui était si mignon) qui débordait dans celui-ci.
    3
    Vendredi 25 Janvier 2013 à 22:50
    Castor tillon
    L'orchestre et les choeurs de l'Armée Rouge, passe encore. Mais le club de foot et les conseillers municipaux, non, hein. Avec moi, de sur la cheminée ils auraient passé à dans la cheminée.
    Dans le genre déjanté, c'est un vrai bonheur, tes histoires !
    4
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Une petite pensée pour mon vieux copain, qui nous a quittés depuis si longtemps. Da présence gesticulante, volubile et éminemment sympathique illuminait le vieux murs de Denoël, quand j'ai débuté ma carrière. Merci, Benoît, de l'avoir fait revivre, l'espace d'un instant !
    5
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Putain, deux fautes en trois lignes, j'y crois pas ! Chuis encore dans le coltard, moi ! SA présence...illuminait LES vieux murs !
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:38
    gudule
    Et encore, t'as rien vu. Attends çui d'aujourd'hui !
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