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CONTES À VOMIR DEBOUT 7

 

Hérédité chargée

           Je m'appelle Léopold Dugousset-Plancton. Lorsqu'Amélie Plancton, ma mère, belle indolente au sein pulpeux, rencontra Vladimir Dugousset, brillant intellectuel et infatigable chercheur, ils surent immédiatement que c'était pour la vie. Ces deux êtres remarquables ne pouvant engendrer qu'un rejeton d'exception, je naquis, doté du charme de l'une et des facultés cérébrales de l'autre. Confiant en ma bonne étoile, je grandis et m'installai confortablement dans la vie. Ma séduction naturelle et mes capacités professionnelles me menèrent bientôt aux faîtes de la gloire où je siège aujourd'hui, puissant quinquagénaire. Riche et aimé, je possède tout ce qu'un humain ambitionne, et cependant...

            Les Dugoussets sont énergiques mais stressés. Mon père, après une vie de labeur où il a usé sa santé, est mort, squelettique, cardiaque et aigri. Amélie, pour sa part, étant de souche molle, vieillit en légume, obèse et gâteuse.

            En moi, Planctons et Dugoussets donnent aujourd'hui leur pleine mesure. C'est le privilège de l'âge. La vraie nature des êtres ne se révèle qu'une fois le masque de la jeunesse arraché. Après un demi siècle de relative discrétion, les gènes s'exacerbent, s'hypertrophient, et la cohabitation pacifique des tendances contradictoires se détériore. Plancton, j'enfle et m'empâte à la manière d'un capaud. Dugousset, je brûle d'une ardeur ascétique. Tout lymphatisme planctonien provoque aussitôt une réaction dugoussienne d'une violence extrême, et je m'autopunis jusqu'à ce que ma maigreur reprenne le dessus. Mais bien que poussif, mon planctonisme est obstiné à la manière des baudruches. Sitôt la vigilance adverse en défaut, il redresse la tête. Et me voici gonflant, barrique sur pattes, bibendum,  tas de gélatine flasque, déployant d'ignobles replis graisseux. Réponse immédiate de mes chromosomes paternels : culpabilisé au dernier degré, je fonds, m'épuisant en régimes, exercices débridés, exploits sportifs. Et paf ! infarctus. Condamné à l'immobilité, je me ramollis illico et grossis jusqu'au prochain sursaut dugoussien.

            Ce combat me tuera, je le sais. Victime d'une incompatibilité conjugale dont mes parents n'ont jamais eu conscience — ou qu'ils ont jugulée par amour, leurs concessions mutuelles ayant fait d'eux un couple modèle —, je suis leur champ de bataille posthume. En moi, ils règlent leurs comptes, avec une virulence qui n'a d'égale que leur patience d'antan. Cinquante ans de frustrations réciproques stigmatisent ma chair et font de moi l'otage meurtri de la plus grande aberration de tous les temps : le mariage.

            Qui, d'Amélie ou de Vladimir, aura ma peau ? Lequel des deux mettra fin à mes jours, défiant l'autre jusqu'à éliminer, purement et simplement, le produit de leur fusion ? M'amplifierai-je jusqu'à l'explosion suprême, ou me décharnerai-je jusqu'au néant ? L'avenir seul me le dira. Témoin ultime, j'arbitre le match dont je suis à la fois le terrain et l'enjeu, et faute de mieux, il me passionne. « Qui préfères-tu, ton père ou ta mère ? » me demandait-on quand j'étais petit. Invariablement, je répondais la formule consacrée : « J'aime mieux la merde ». Et la merde me l'a bien rendu. 

 

 

 

 

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