• Un petit arrière-goût de Solitude

    Bien que vous la connaissiez déjà, cette Solitude, en hommage à Sylvain.

     

    Rêve brisé

              Durant nos premières années de vie commune, Sylvain et moi étions fauchés. Mais ce qui s’appelle fauchés, hein ! Une fois le loyer payé, il nous restait à peine de quoi acheter des nouilles chez Ed, et encore...

             Un jour, en me baladant dans un dépôt-vente du quartier, je tombe en arrêt devant un buste art-déco en plâtre, patiné façon bronze. J’ai rarement le coup de foudre pour un objet, mais cette Thaïs-là (le nom est inscrit sur le socle) me fait littéralement baver. Le problème, c’est le prix. Toutes les nouilles du mois n’y suffiraient pas, et nous ne sommes pas tentés par un jeûne prolongé...

             Je mets donc ma convoitise en berne. Mais à défaut de posséder la merveille, je prends l’habitude de lui rendre quotidiennement visite. C’est comme un rituel. A chaque fois que j’entre dans l’entrepôt, je me demande, le cœur battant, si elle sera au rendez-vous. Par chance, elle est très chère et ne trouve pas d’acquéreur.

             Ce manège dure des semaines. Parfois, Sylvain m’accompagne, parfois non. Je reste dix minutes en contemplation puis je m’en vais, pour revenir le lendemain, le ventre noué par l’inquiétude. Est-elle toujours là ?

             Hélas, tout est éphémère ici-bas. Un matin, horreur ! Plus de Thaïs...

             Tandis que je reste figée devant l’emplacement vide, Sylvain va aux nouvelles. Et apprend que, non, la statue n’a pas été vendue. La veille au soir, bousculée par un client, elle est tombée et s’est brisée.

             — Qu’avez-vous fait des morceaux ? demande-t-il.

             — On les a mis à la poubelle.

             — Je peux les prendre ?

             — Si vous voulez.         

             Sans hésiter, Sylvain se rue vers les grands conteneurs alignés dans la cour, les explore un à un. Et je le vois revenir, son trophée à la main dans un sac en plastique.

             Le temps de passer à la supérette chercher de l’araldite, et il se met au travail. Durant quarante-huit heures, il va s’atteler avec une patience d’ange à ce puzzle grandeur nature. Car si le visage, par miracle, a été épargné, les circonvolutions de la chevelure, les épaules, le drapé de la toge sont en miettes. Qu’à cela ne tienne : sans jamais s’énerver, Sylvain trie, assemble, colle entre eux des morceaux parfois microscopiques, ponce, patine, bref reconstitude si bien la statue que même un œil exercé ne verrait pas les raccords. Ainsi, au terme d’un labeur acharné, Thaïs ressuscitée prend-elle triomphalement place sur notre cheminée.

             D’où elle tombera, un mois plus tard.

             Par ma faute.

             Et surtout celle de son concepteur d’origine qui avait prévu un socle trop étroit pour son poids.

     

             Les débris sont toujours dans leur sac en plastique. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’ils nous suivent, dans tous nos déménagements. On ne jette pas un rêve, même s’il est brisé.

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  • Commentaires

    1
    Lundi 7 Janvier 2013 à 08:59
    Benoît Barvin
    Je pense à toi, Gudule, et à Sylvain, et j'ai bien du mal à me moquer de l'actualité, ces jours-ci... Je t'embrasse.
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    2
    Lundi 7 Janvier 2013 à 14:16
    Castor tillon
    Une solitude de rêve brisé emblématique. Ton chevalier servant était un mec bien.
    Grosses bises.
    3
    Gab
    Lundi 7 Janvier 2013 à 20:03
    Gab
    J'ai dans mes cartons "déménagement" (en gros les cartons qui suivent à chaque fois sans jamais être ouverts) une tête aussi comme ça sur laquelle j'avais craqué et qui est tombée un jour... Le menton est cassé et le dessus aussi, trop moche pour être exposée mais je n'arrive pas à la jeter...
    4
    Dimanche 13 Janvier 2013 à 11:43
    Martine27
    Quelle charmante preuve d'amour
    5
    Frédéric
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    Frédéric
    Courage Gudule. Je voudrais faire plus que t'adresser ces quelques mots pour te réconforter. Tes lecteurs t'aiment et pensent à toi !
    6
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gudule
    Votre présence discrète et sensible m'aide à tenir le coup, je vous assure. J'ai découvert, ces derniers mois, que les réseaux sociaux pouvaient être autre chose que du simple blabla superficiel, mais véhiculer de vraies amitiés et des sentiments forts. Merci Benoît et Frédéric d'avoir été là dans les moments les plus difficiles !
    7
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gudule
    Merci, Castor, pour ces mots qui me vont droit au cœur. Tu es bien, ainsi que le disait Ryko, le champion du monde de l'amitié.
    8
    Jean-Michel
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    Jean-Michel
    Beaucoup d'émotion à la lecture de ce souvenir... Mais - comment dire juste ? - pas de vraie surprise dans ce témoignage d'un amour total.

    Je n'ai pas oublié le scan haute définition de l'article du dernier Télérama du siècle précédent, ni les impressions A4, ni la préparation du courrier d'envoi de ce même Télérama et des affiches. Je "boucle" l'affaire dans la semaine, promis.

    Bien à toi et à tes proches, en toute amitié. JM
    9
    Nadege
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    Nadege
    Comment ne pourrais-t-on pas vous aimer telle que vous êtes ?

    Vous n'avez pas profité de votre succès pour vous mettre sur un piédestal, c'est même le contraire.

    Ma mère vous adresse ses condoléances et vous remercie pour les fous rire et les moments partagés via ce blog.
    10
    rebecca
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    rebecca
    Gudule,
    elle est géniale cette histoire, j'adorE,elle me fais penser à Sylvain avec encore plus de tendresse, à toi, avec encore plus de folie, et à un russe spécialisé dans la reconstitution de 'papyrus' mais des tablettes de bois en millions de petits morceeaux...c'est extraordianaire...
    je t'embrasse, à très bientôt, rebecca
    11
    gosset
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gosset
    Gudule,
    c'est géniale cette histoire, elle me fait penser à Sylvain avec encore plus de tendresse, à toi, avec un pey plus de folie, et aussi à un spécialiste russse qui reconstitue des tablettes d'écriture en bois, millimetres par micrometres....
    j'espere que tu tiens le cou^p, je t'embrasse à bientôt, rebecca.
    ps, si tu veux venir à st paul de mamiac mercredi, il y aura un p'tit frichti avec un viel ami notaire...tu serai la binvenue, à bon entendeuse...selon les possible, merci de toi, reb
    12
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gudule
    Tu es un amour, Rebecca. ç’aurait été avec grand plaisir, mais j’ai encore toute ma famille à la maison, et je ne me sens pas encore assez costaude pour quitter le cocon. Je suis sûre que tu me comprends.

    Gros gros bisous, et merci de ta gentillesse
    13
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gudule
    @ Nadège : merci pour tes condoléances et celles de ta mère.
    @ Gab : les trésors brisés de greniers... tout un programme !
    14
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gudule
    @ Jean-Michel : rien ne presse. Fais ça quand tu en auras le temps. Je t'embrasse.
    15
    gudule
    Vendredi 29 Août 2014 à 13:39
    gudule
    Je trouve aussi.
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